Entreprendre : une affaire de familles

De père en fils, les entreprises familiales constituent le socle de l’entrepreneuriat. En France, elles représentent plus de 80 % de l’ensemble des entreprises. Caractérisées par une permanente interaction des sphères familiales et professionnelles, elles sont par ailleurs profondément marquées par le désir et l’obligation morale d’assurer leur transmission dans les meilleures conditions. Au quotidien, les relations familiales se vivent à travers le prisme avant tout professionnel, source parfois de tensions et générateur de crises. Mais l’affect se révèle également catalyseur d’énergies complémentaires.
Olivier, Laurent (assis) et Caroline de la Clergerie sont à la tête de l'entreprise LDLC.

« L' entrepreneuriat est par essence une histoire familiale, cadre d'emblée Kathleen Randerson, professeur associée EDC Paris Business School et chercheur en entrepreneuriat à emlyon business school. Historiquement, un pater familias créait son entreprise et employait, formellement ou informellement, les membres de sa famille, avec le désir de transmettre son entreprise le jour venu à un de ses enfants. »

Modèle économique dominant, les entreprises familiales représentent plus des deux tiers de l'ensemble des entreprises des pays occidentaux : 83 % des entreprises en France (dont trois quarts sont des TPE), 75 % au Royaume-Uni, 80 % en Allemagne et en Espagne, 85-90 % en Suisse et... 99 % en Italie. Selon la définition retenue par Thierry Poulain-Rehm, professeur des universités, dans son article « Qu'est-ce qu'une entreprise familiale ? », paru dans la Revue des Sciences de Gestion, les entreprises familiales sont caractérisées par « l'interaction entre la vie de l'entreprise et la vie d'une famille (ou de plusieurs) ; l'entreprise dépend de la famille et la famille dépend de l'entreprise ; il y a imbrication entre les événements familiaux et sociaux. »

Objectifs altruistes

Plusieurs auteurs en sciences économiques retiennent par ailleurs le critère de la transmission ou de l'intention de transmission de l'entreprise à la génération suivante, en sus des critères de propriété et d'influence sur le management.

« L'une des premières spécificités des entreprises familiales est la notion de capital patient et l'inscription de leur stratégie dans le long terme. Elles ont un rapport différent au temps, principalement expliqué par le fait que leur structure est appelée à être transmise », établit Bernard Thollin, président du conseil de surveillance d'EFI Automotive, équipementier automobile (1 600 salariés, 224 millions d'euros de chiffre d'affaires), ETI familiale basée à Beynost (Ain). Bernard Thollin est par ailleurs président du Family Business Network (FBN) pour la région Rhône-Alpes Auvergne, association d'entreprises familiales, créée par les familles pour les familles et forte de 800 adhérents au niveau national.

« Lorsqu'on entame une aventure familiale, il est légitime d'envisager la transmission de l'entreprise dans un cadre familial. Mais jamais une transmission ne doit être forcée. Il s'agit d'abord d'une histoire de passion », juge Olivier de la Clergerie, directeur général et co-fondateur de LDLC.com, groupe de vente en ligne de composants informatiques (700 salariés, 320 millions d'euros de chiffre d'affaires), avec son frère aîné Laurent, PDG, et leur sœur Caroline.

Lire aussi : Olivier de la Clergerie :"LDLC n'est pas à vendre"

Entreprises familiales et entreprises non familiales fonctionnent de manière assez différente. Les motivations d'entreprendre diffèrent d'une structure d'entreprise à l'autre selon qu'elle soit ou non familiale. Ainsi dans une entreprise familiale, les motivations relèvent d'un ordre moins capitaliste.

« Elles sont davantage l'expression d'un besoin de vivre sa passion ou de jouer un rôle en répondant à un besoin sociétal », explique Kathleen Randerson.

Clan Thollin : Jacques, Patrick, Bernatd et Gérard

Le clan Thollin : Jacques, Patrick, Bernard et Gérard, réunis dans leur entreprise EFI Automotive à Beynost, dans l'Ain. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Les entreprises familiales poursuivent davantage d'objectifs altruistes. De même, elles prennent en considération spontanément la responsabilité sociétale et environnementale. En outre, les formes de gestion diffèrent :

« Les entreprises familiales acceptent une moindre rentabilité financière parce qu'elles retirent d'autres avantages de leur activité économique, notamment en termes de responsabilité sociale ou de renommée », poursuit-elle. « L'entreprise familiale exerce un rôle social et sociétal très fort dans son environnement économique, avec la volonté de maintenir le plus possible la stabilité des emplois, en particulier dans les périodes de crise », argue encore Bernard Thollin.

Velléités entrepreneuriales

Né dans une famille d'entrepreneurs, un enfant a davantage de chances de créer un jour sa propre structure. En effet, « la famille formalise un certain nombre de valeurs qui vont faciliter le passage à l'acte entrepreneurial : apprentissage continu, acceptation de l'échec, sens des responsabilités, etc. », analyse Kathleen Randerson. Sans avoir jamais évoqué en famille la transmission de l'entreprise LDLC, Laurent de la Clergerie, son PDG, a déjà entendu son fils, tout juste âgé de huit ans, se projeter dans la reprise de l'entreprise familiale. Avec ce vœu, un tant soit peu provocateur, de faire « mieux que son propre père ! ».

Cela dit, tempère Sylvie Guinard, PDG de Thimonnier, concepteur de solutions d'emballage (68 salariés, 14,3 millions d'euros de chiffre d'affaires) basé à Saint-Germain-au-Mont-d'Or (ses aïeux sont entrés au capital de l'entreprise dès le début des années 1900), « entrer dans une entreprise familiale pour en prendre la direction n'est pas toujours inné. Cela peut demander un temps d'acculturation et d'adaptation. » Surtout si personne ne vous pressent pour prendre les rênes de l'entreprise familiale. La transmission de Thimonnier n'avait ainsi au départ pas du tout été prévue.

« Dans l'esprit de mon grand-père, la direction de l'entreprise ne pouvait pas rester entre les mains familiales. Le repreneur ne pouvait être qu'un ingénieur-mécanicien et, qui plus est, forcément un garçon. Or, il n'y en avait pas parmi ses enfants. Mon profil ne lui est apparu évident que très tard. Personne ne s'attendait à ma désignation », prolonge Sylvie Guinard.

Obligation morale

À l'inverse, certaines transmissions peuvent apparaître évidentes au dirigeant de l'entreprise à l'heure de passer la main. Sans évoquer explicitement le droit d'aînesse, Patrick Thollin s'est vu confier par son père la présidence du directoire d'Efi Automotive - fondée en plein Front populaire, il y a tout juste 80 ans cette année, par son grand-père  -, ses trois frères Bernard, Gérard et Jacques, occupant aujourd'hui respectivement la présidence du conseil de surveillance, la direction aftermarket (pièces de rechange) et la direction recherche et développement.

Pour Gérard Thollin, « intégrer une entreprise familiale vous impose d'en devenir véritablement acteur. En tant qu'actionnaire, vous êtes intéressés à pérenniser et développer l'entreprise. Mais en tant que membre de la famille, il vous incombe par ailleurs des obligations morales ».

« Nous avons le devoir commun de remplir la mission originelle du fondateur et de protéger ce que nos parents nous ont transmis », indique son frère Patrick.

Une obligation morale que reconnaît ouvertement Sylvie Guinard.

Question d'affect

Dans une entreprise familiale, a fortiori dans une TPE, les liens familiaux sont à la fois une force et une faiblesse. Ils se révèlent être une force quand la famille permet une synergie, une dynamique constructrice entre ses membres.

« Si le passé familial est empreint de rivalité entre les membres d'une fratrie, cette rivalité peut être constructive parce qu'elle génère une forme d'émulation propice à l'entreprise. Mais si elle est mal gérée et mal ressentie, elle peut s'avérer destructrice pour la pérennité de l'établissement », explique par ailleurs Kathleen Randerson.

« L'affect peut être considéré comme une force motrice, un catalyseur, un avantage concurrentiel et un véritable facteur de cohésion et de motivation dans les entreprises familiales. Mais il peut, à l'inverse, générer des conflits, voire le chaos entre les membres d'une famille et mettre en péril l'existence même de l'entreprise », prévient Bernard Thollin.

« Quand une entreprise familiale fonctionne bien, la famille s'en porte d'autant mieux. En période de crise, on voit parfois de vieux cadavres sortir des placards », illustre Sylvie Guinard.

LDLC, Olivier et Laurent de la Clergerie

Laurent de la Clergerie (à droite)  a déjà entendu son fils, tout juste âgé de huit ans, se projeter dans la reprise de l'entreprise familiale. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

L'union (familiale) fait la force

La force de la famille peut à l'inverse permettre de mieux traverser les périodes de crise. « Le bloc que nous constituons à trois permet à l'un de pouvoir faiblir, voire craquer. Les deux autres le soutiennent de manière presque inconditionnelle », se réjouit Laurent de la Clergerie. Et paraphrasant l'adage populaire, « l'union familiale fait la force ». « Plus les membres d'une famille sont complémentaires, plus l'entreprise a de chances de prospérer », avance Olivier de la Clergerie. Néanmoins, les liens familiaux complexifient parfois la gestion de l'entreprise, estime l'aîné. L'autorité naturelle du dirigeant d'entreprise ne s'impose pas de la même façon auprès d'un membre de sa famille.

« L'ordre de la fratrie est confirmé dans l'organigramme général de la société, constate Laurent de la Clergerie. Mais cette réunion de la fratrie à la tête de l'entreprise est davantage un concours de circonstances. En revanche, les postes que nous occupons sont assez révélateurs de nos caractères d'enfant. L'entreprise prolonge la relation que nous avions plus jeunes. »

Selon Patrick Thollin, « mes frères et moi avons trouvé notre place dans l'entreprise dans des domaines différents. Le grand enjeu, pas forcément évident, a été de se répartir les missions et les tâches selon le profil et les appétences de chacun. C'est aussi une façon d'écarter les conflits liés à la prise et à l'occupation d'un poste par tel ou tel ».

Pas un collaborateur comme les autres

Travailler avec un frère ou une sœur modifie les comportements au travail. Celui-ci (celle-ci) n'est pas un « collaborateur comme les autres », considère Laurent de la Clergerie. La frontière de ce qui est permis dépasse celle observée avec un collaborateur classique. « Quand vous travaillez en fratrie, vous êtes amenés à vous parler comme d'autres collaborateurs ne se parleraient pas », avance-t-il, rejoint par son frère Olivier : « Le conflit familial dépasse souvent en intensité un conflit avec un collaborateur traditionnel. »

« Bien que nous ayons été élevés avec les mêmes valeurs, il arrive que des tensions naissent dans l'entreprise, mais que l'origine du problème soit issue de la sphère familiale. Dans cette situation particulière, il n'y a pas de réelle solution, concède Bernard Thollin, puisque le point de discorde est extraprofessionnel. »

L'opposition et le désaccord profond peuvent amener à de réelles « engueulades » et « provoquer de véritables clashes familiaux », abonde Caroline de la Clergerie. Mais les liens du sang permettent de mieux, sinon de bien, gérer ces épisodes de conflits. « Nous savons, dans ces situations, que nous ne risquons pas la rupture. ». L'avantage d'être frère et sœur réside également dans la possibilité de « se dire ouvertement les choses », ce qui semble impossible avec un collaborateur classique : après un clash trop violent, celui-ci pourrait être tenté ou amené à quitter l'entreprise.

Sylvie Guinard, PDG de Thimonnier

"Dans l'esprit de mon grand-père, le repreneur ne pouvait être qu'un ingénieur-mécanicien et, qui plus est, forcément un garçon. Personne ne s'attendait à ma désignation", évoque Sylvie Guinard, pDG de Thimonnier. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

En revanche, travailler en famille chez LDLC repose sur la « pleine confiance » qu'éprouve chacun des membres de la fratrie envers les deux autres. « Je peux laisser les clés de la maison pendant mes vacances, je sais qu'elles sont entre de bonnes mains », illustre Laurent de la Clergerie. « La force de notre entreprise repose sur cette confiance mutuelle », abonde Caroline. « On se connaît tellement bien, pour avoir grandi ensemble, que nous savons que les choses seront faites, sans avoir à mettre en place un quelconque contrôle », renchérit Laurent.

Porosité des sphères

Dans le cas d'un TPE ou d'une PME, eu égard à la taille de l'entreprise, la porosité des sphères familiales et professionnelles est très importante. Le côté familial transpire et innerve toutes les relations sociales au sein de l'entreprise, dont les salariés le sont aussi parfois de père en fils. L'entreprise envahit en quelque sorte la sphère familiale.

« Il ne se tient pas de réunion de famille au cours de laquelle le sujet de l'entreprise ne sera pas, à un moment ou à un autre, évoqué », pose Patrick Thollin.

Jacques, de six ans son cadet, le rejoint : « L'entreprise prend le dessus sur toutes les autres problématiques familiales. » Même constat pour Laurent de la Clergerie : « L'entreprise est présente lors de chaque temps familial, par exemple lors des repas, y compris en présence de nos parents. » En revanche, « elle nous réunit davantage et plus régulièrement que si nous avions chacun une vie professionnelle séparée », estime-t-il. L'entreprise, même hors de la sphère strictement professionnelle, est donc omniprésente dans les relations familiales.

« Elle fait partie de nous, intrinsèquement. Tel un bébé que l'on porte, prolonge Olivier de la Clergerie. Elle est presque devenue un nouveau membre de la famille. À part entière. »

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.