Entreprendre : la jeunesse contre-attaque

Ils ont entre 16 et 26 ans et n’ont pas ou très peu d’expérience professionnelle préalable. Pourtant, ils ont créé leur entreprise. Quand le taux de chômage des moins de 25 ans avoisine les 25 %, l’entrepreneuriat séduit une proportion grandissante de jeunes. Ce qui les distingue de leurs pairs étudiants et de leurs aînés entrepreneurs ? L'enthousiasme d’abord, l'énergie ensuite. Et cette volonté d’entrer très tôt dans le monde des affaires, sans toujours attendre d’être diplômés.
A 23 et 24 ans, Lucas Tournel et Romain Durand ont fondé leur propre startup : Le Permis Libre.

Lucas Tournel et Romain Durand viennent de souffler la première bougie de l'entreprise qu'ils ont fondée ensemble, Le Permis Libre. Ils reçoivent dans leurs locaux, à deux pas de la place Bellecour, à Lyon. Poufs XXL, table basse, open-space vitré : les codes de la startup sont là et le décor change de celui d'une école de conduite classique.

Les deux co-gérants de la SARL ont l'aplomb de ceux qui sont dans l'action. Et cet aplomb ferait presque oublier leur âge : respectivement 23 et 24 ans. « Il y a un an, reconnaissent-ils, nous avions l'air de gamins. Depuis, la barbe a poussé ! Nous avons acquis de la prestance. »

"Au nom de la liberté d'entreprendre"

Monter « sa boîte » fait grandir. « Cela concourt à gagner en maturité, avoue Étienne Ginon, tout juste majeur. Je n'ai pas les mêmes préoccupations que les autres étudiants. » Début 2014, alors qu'il est en première, il crée une SARL pour lancer une application mobile, Holimeet, dont il a eu l'idée - un réseau social destiné à rapprocher physiquement ses utilisateurs via une plateforme virtuelle, NDLR. La gérance en est attribuée à sa mère, car il est alors encore mineur. Un statut juridique qui ne l'empêche pas de porter le poids de l'entreprise sur ses épaules :

« J'y pense toute la journée, j'en rêve la nuit. Je me sens responsable vis-à-vis des personnes qui ont investi des fonds dans mon affaire, mais aussi de mes parents, qui m'ont accordé leur confiance. »

Franck Felter, lui, n'a pas eu la patience d'attendre la majorité pour prendre les rênes de la SAS Luxury maquettes qu'il venait de créer. L'élève de seconde, âgé de 16 ans, a donc demandé à être « mineur émancipé. » Il cite encore de mémoire la sentence du tribunal de grande instance de Chambéry, qui l'a « touché » :

« Au nom de la liberté d'entreprendre en France, je vous accorde l'émancipation. »

Depuis, il est à la tête de sa société d'import et de commercialisation de maquettes de luxe, basée à La Ravoire, en Savoie.

Répondre à un besoin

Du haut de ses 26 ans, Sarah Da Silva Gomes fait figure de doyenne parmi les jeunes entrepreneurs rencontrés, mais son projet oriente ses choix depuis 2012. C'est qu'il lui tient à cœur : il naît d'une expérience personnelle. Son frère est polyhandicapé dépendant et, à ce titre, difficile à vêtir. Sarah et sa mère se sont toujours étonnées qu'aucun fabricant de vêtements ne se soit penché sur ce problème. La jeune femme est donc passée à l'action et a décidé de créer une marque de prêt-à-porter pour personnes en situation de handicap.

Lire aussi : Sarah Da Silva Gomes, Prix du projet entrepreneurial

Elle tire profit de ses études à l'Esdes, à Lyon, pour poser les bases de son projet, procéder à une étude de marché poussée et suivre son master en alternance dans une entreprise de maroquinerie pour acquérir de l'expérience. Son projet remporte plusieurs distinctions, dont le grand prix de la Fondation SFR. Lorsqu'elle termine ses études, sa première collection est déjà pensée. Accompagnée au sein de l'incubateur Ronalpia, elle dépose les statuts de sa marque Constant & Zoé en janvier 2015 et lance la production en avril. Ses premières pièces se vendent bien. Elle constate, soulagée, qu'elle n'a aucun retour.

Etienne Ginon Holimeet

A peine majeur, Etienne Ginon crée l'application Holimeet. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Comme Sarah Da Silva Gomes, Étienne Ginon a créé son entreprise pour répondre à un besoin qu'il a lui-même éprouvé : en vacances à la campagne, il s'est rendu compte après coup qu'il n'était qu'à quelques kilomètres d'un de ses camarades de classe. De cette occasion manquée lui est venue l'idée de son appli, Holimeet, qui permet la géolocalisation des amis de l'utilisateur, le partage de bons plans et l'organisation d'événements.

Une envie d'entreprendre

Il arrive aussi que l'envie d'entreprendre précède l'idée : ainsi Franck Felter savait « depuis le CM1 » qu'il était animé par l'esprit entrepreneurial. L'idée d'importer et de commercialiser en France des maquettes de luxe de bateaux lui est venue... en passant son permis bateau.

Lucas Tournel et Romain Durand, avaient « envie de créer quelque chose tous les deux ». Restait à trouver quoi. Constatant que pour bon nombre de leurs amis, passer le permis de conduire était « galère, complexe et cher », ils se penchent sur ce secteur, auquel ils décident d'appliquer un business model « type Airbnb ». Quatre mois plus tard, les statuts de l'entreprise Le Permis Libre sont déposés. Bénéficiant d'un agrément préfectoral d'auto-école, cette plateforme internet met en relation candidats au permis et moniteurs de conduite indépendants.

Travailler, oui, mais différemment

Au-delà de ces idées, ces jeunes chefs d'entreprise partagent un point commun : celui de n'être pas attirés par le salariat. Tous revendiquent une façon de travailler propre à leur génération.

« La norme, c'est d'être salarié, constate Lucas Tournel. Mais pour quelles raisons ? Sortir des études pour aller vers un poste qui présente peu de possibilité d'évolution, cela ne me dit rien. » « Aujourd'hui, renchérit son associé, nous savons que nous changerons dix fois de métier dans notre carrière. Il est donc possible de changer de statut, non ? »

Leurs expériences de stages, de contrats de professionnalisation, de jobs étudiants leur ont permis d'observer des modèles dont ils ne souhaitent pas forcément s'inspirer. « Le management de la génération précédente », ce n'est pas leur truc. Ils prônent davantage en faveur des équipes sans hiérarchie patron/salariés, d'une organisation horizontale et informelle.

Faire passer des entretiens d'embauche à plus âgés ou plus diplômés qu'eux ? Étienne Ginon a recruté deux stagiaires plus âgés que lui et « cela n'a pas posé de problème ». De même, les deux associés du Permis Libre, qui ont embauché « cinq équivalents temps plein en CDI ».

Certes, tous les jeunes ne rêvent pas d'être chefs d'entreprise. Néanmoins, analyse Philippe Silberzahn, professeur à EMLYON, spécialisé en innovation et entrepreneuriat, « il ne fait aucun doute qu'il y a un mouvement de fond en faveur de l'entrepreneuriat. Toutes les écoles de commerce proposent désormais un programme entrepreneurial ». Qui s'ajoute aux incubateurs, pépinières, accélérateurs et autres clusters, toujours plus nombreux, évitant aux porteurs de projet une solitude souvent fatale.

Forces et faiblesses

La jeunesse est-elle un handicap ? Les entrepreneurs rencontrés ne la considèrent pas comme telle et n'ont pas eu à en pâtir. Sauf peut-être face aux banquiers.

« Vous imaginez ? se souvient Sarah Da Silva Gomes. Femme, jeune, dans un marché de niche... je cumulais les désavantages. Mais quand on réussit à convaincre malgré ces désavantages, avec un dossier solide, c'est tout à notre honneur et cela a encore plus d'impact. »

Leur force de conviction, c'est précisément leur enthousiasme, leur énergie et leur sérieux. Pour Romain Durand : « Nous savions que le modèle économique des auto-écoles est peu apprécié des banquiers. Nous avions préparé notre dossier à fond, pour avoir réponse à tout. » Leur prêt leur a été accordé.

Mais, dans une société française peu encline à laisser de la place aux jeunes, les juniors continuent de susciter davantage de réserve que d'adhésion. Même si « les choses changent », Philippe Silberzahn conseille donc aux étudiants dont il supervise le projet d'entreprise virtuelle d'éviter la confrontation avec les banques :

« Lorsqu'ils me disent : « Il va nous falloir 10 000 euros pour acheter telle machine », je leur demande comment ils pourraient utiliser cette machine sans débourser 10 000 euros. Ça les rend très créatifs. »

Pour l'enseignant, un autre écueil réside dans la fragilité des bases en gestion et en comptabilité, ainsi que dans le manque d'expérience en management humain. Surtout pour ceux qui se lancent sans avoir fait d'études. « Il est indispensable de bien s'entourer, de se trouver un mentor, pour éviter des échecs évidents. »

Rien d'impossible

Enora Guérinel a co-fondé, à 23 ans, l'incubateur Ronalpia, qui a accompagné Sarah Da Silva Gomes. Elle relève ce qui fait défaut à ses jeunes poulains : « Le réseau professionnel, la capacité de financement, la faculté d'identifier tout de suite le bon interlocuteur. » En dehors de ça, la jeunesse semble n'avoir que des avantages. « Ils ne sont pas prisonniers de schémas du passé, souligne Philippe Silberzahn qui, paraphrasant une citation qui plaît tant aux adolescents, poursuit : Ils ne savent pas que cela a été jugé impossible par leurs aînés, alors ils le font. »

Sarah Da Silva Gomes Constant & Zoé

Sarah Da Silva Gomes : "Femme, jeune, dans un marché de niche... je cumulais les désavantages." (Crédits : Laurent Cerino)

Tous les observateurs notent aussi leur très grande maîtrise des outils numériques, qui permet de fédérer rapidement une communauté autour du projet ou de créer des sites web de qualité. Et puis, ajoute Enora Guérinel,

« ils osent. Pousser des portes, saisir des opportunités. Ils ont de l'endurance et sont prêts à sacrifier de nombreuses choses, à y consacrer tout leur temps. Ils sont moins sur la réserve qu'une personne plus expérimentée qui anticipera davantage les difficultés et la quantité d'énergie nécessaire ».

Entreprendre pour s'enrichir...d'idées

Enfin, point non négligeable, leur prise de risque personnel est mineure : sans prêt immobilier à rembourser, avec un coût de la vie calqué sur celui des étudiants, et un rythme de vie sans engagement familial, ils ont bien moins de contraintes que ceux de dix ans plus vieux. Ils se montrent d'ailleurs assez détachés vis-à-vis de l'argent : « Je ne le fais pas pour m'enrichir financièrement, confie le plus jeune d'entre eux, Étienne Ginon, mais pour m'enrichir d'idées, de connaissances, de compétences. »

Franck Felter finance une partie de ses études grâce à son entreprise mais elle lui « sert surtout à acquérir de l'expérience ». Les fondateurs du Permis Libre ne se rémunèrent pas encore : « Nous avons préféré embaucher. On bénéficie de l'Acccre (Aide aux chômeurs créateurs d'entreprise). » Même schéma chez Sarah Da Silva Gomes, qui profite aussi de l'allocation chômage : « Je ne vais pas encore me verser de salaire avant 18 mois minimum. Mais je le savais ! Sinon je ne me serais pas lancée ! »

Pour Philippe Silberzahn, ces faibles besoins financiers font qu'ils ne courent « aucun risque ou presque ». Au contraire,

« il y a tout à y gagner. Sur un CV, avoir monté une entreprise est très prisé. Même en cas d'échec. C'est comme une mini-école de commerce en condensé ».

Pourquoi sont-ils si pressés ?

L'enseignant conseillerait même de faire des études de commerce après une première expérience d'entrepreneuriat. Une idée que Franck Felter reprendrait certainement à son compte, lui qui, devenu bachelier en juin dernier, a commencé un bachelor of business administration (BBA), à EMLYON, sur le campus de Saint-Éienne :

« J'apprends ce que je peux mettre en application tout de suite. Je comprends la comptabilité désormais et ma communication est davantage maîtrisée. »

Il a bouclé le 2e exercice de son activité avec un chiffre d'affaires de 50 000 euros, qu'il entend bien développer. Éloigné de son stock à cause de ses études, il s'est tourné vers un dépôt logistique : « Grâce à cela, je suis plus réactif, je peux proposer une livraison le lendemain avant midi. »

Franck Felter Luxury Maquettes

Désormais étudiant, Franck Felter en profite pour utiliser ses nouvelles compétences dans le développement de Luxury Maquettes. (Crédits : Laurent Cerino)

Seule Sarah Da Silva Gomes, qui a fait ses études avant de se lancer, reconnaît qu'elles lui ont fait gagner du temps : « Faire une étude de marché dans le cadre de ses études, c'est un gain de temps énorme : c'est long et peu palpitant, mais très utile. » Mais tous confient avant tout leur jouissance d'apprendre en faisant : « Apprendre sur le terrain, en parlant avec les avocats, les experts-comptables, est plus enrichissant que la théorie », remarque Étienne Ginon, qui a entamé en septembre 2015 des études de droit à l'université Jean-Moulin Lyon 3.

Plus péremptoires encore, Lucas Tournel et Romain Durand, titulaires l'un d'un bachelor management (Ifag) et l'autre d'une licence de droit, assènent un verdict sans appel :

« En un an, nous avons appris davantage que lors de nos trois ans d'études chacun : il a fallu faire face à de nouvelles situations, résoudre des problèmes, se montrer créatifs, innovants. »

Une voie d'intégration sociale et économique

« La seule chose qu'on nous avait toujours dite, se rappelle Lucas Tournel, c'est qu'il est compliqué de monter une boîte en France. Au final, il me semble que c'est plus simple de créer sa société que de chercher un contrat en alternance. »

Philippe Silberzahn confirme que, dans une France atteinte de « diplomite », l'entrepreneuriat ouvre une alternative précieuse pour l'intégration socio-économique des générations à venir. A fortiori pour ceux qui ne sont pas, ou peu, diplômés et issus des minorités. Une analyse partagée par le ministre de l'Économie, Emmanuel Macron, dans un entretien accordé au quotidien Le Monde début janvier 2016 :

« Des gens souvent victimes de l'exclusion choisissent l'entrepreneuriat individuel parce que, pour beaucoup de jeunes aujourd'hui, c'est plus facile de trouver un client que de trouver un employeur. »

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