La dictature de la transparence

Les pressions sociétale et médiatique en font l'une des caractérisations et l'un des mécanismes les plus aboutis du « parler vrai » : la transparence s'étend toutefois à bien d'autres sphères que celles de la gestion des entreprise ou de la traçabilité des produits. Et traque l'intime au risque d'ériger un nouveau totalitarisme.

Le mot « transparence » est devenu dogme. Sésame. Son utilité n'était pas contestable lorsqu'elle était limitée à des domaines gangrénés par la corruption et l'abus. Sans affaire Enron, point de loi Sarbannes-Oaxley. Mais sa sacralisation et son extension grandissante dépassent ces frontières acceptées et aspirent la société vers une nouvelle expression du totalitarisme. Au nom du « droit de tout savoir sur tout » présenté comme le plus performant des anxiolytiques, le principe de la « transparence » se répand, déborde dans la sphère privée, jusqu'à violer l'intime. « La transparence, c'est le culte du chiffrage. Or, on n'objective pas le plus irrationnel des sujets : l'homme. La transparence a pour pire répercussion de détruire les relations inter-personnelles en écrasant l'espace de confrontations et d'interprétation entre deux individus. Dès lors, c'est à la vie et à la collectivité qu'on s'attaque. Cette menace vaut pour tout corps social. Y compris l'entreprise ». 

Eric Faÿ, professeur de management des systèmes d'information à EM Lyon et auteur de l'essai Information, paroles et délibération : l'entreprise et la question de l'homme (Presses de l'Université Laval), fait référence au chef-d'œuvre de Georges Orwell, 1984. « La manipulation est au cœur du principe de transparence. Cette dernière anéantit la part de mystère, et fait assimiler la réalité d'une personne à la représentation que l'on se fait d'elle dans le filtre des informations recueillies. Elle s'élève d'elle-même au rang de révélateur de vérité ». Et de consolidateur de confiance, alors même qu'elle constitue en réalité le symptôme d'une société du « soupçon » et une fallacieuse riposte à… l'absence de confiance. « Pour cette raison, j'ai banni ce mot de mon vocabulaire, assure Thierry Bourgeron, directeur des ressources humaines du groupe Casino. La confiance, on ne l'accorde pas à quelqu'un s'il est transparent. Elle réclame des aspérités, une densité, et donc une part d'inaccessible ». « Exige-t-on une quelconque transparence de l'enfant, du conjoint, de l'ami auxquels on fait confiance? », interroge Pierre Bouretz. Ce professeur de philosophie à l'EHESS est songeur ; la société, frappée par la crise de confiance et le déclin des institutions médiatrices (syndicats, religion, politique…), place l'idéologie de la connaissance « au-dessus de tout » et établit pour socle des relations entre individus le mythe de la « connaissance absolue de l'autre ». Avec pour séquelle la plus douloureuse la délation, lorsque cette connaissance exacerbée de l'autre met en question sa morale personnelle. Philippe Genin, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats de Lyon, cite la correspondance entre Emmanuel Kant et Benjamin Constant. Le philosophe allemand considérait qu'au nom de sa rigueur morale absolue et du refus inextinguible de mentir, il devait être en mesure de dénoncer un ami abrité chez lui et recherché par la police. Ce que l'écrivain français pourfendit avec rage. « Le curseur est celui de la hiérarchie des valeurs. Elle dicte l'étendue du champ de la transparence et des conditions du parler vrai. Si bien que l'assouvissement de certaines valeurs peut « justifier » une transparence effrénée qui précipite l'homme et le monde à leur perte », précise l'avocat. Lequel se montre ulcéré par la directive européenne, applicable en France depuis le début de l'année, qui, au nom de la chasse au blanchiment d'argent, impose aux conseils de dénoncer leurs propres clients dont l'origine des fonds semble douteuse. « Cette injonction est contraire au principe du secret professionnel », flagelle la relation d'écoute et de confiance, et retire au client son ultime « espace de liberté ». « C'est effrayant ». Et schizophrénique.

Prison

Dès lors, rien ne semble pouvoir fixer de limite aux terrains d'investigation et de conquête de la transparence, même si la culture catholique cuirasse davantage le secret dans les pays latins que dans ceux anglo-saxons et protestants. « Nous nous dirigeons vers une logique dominante : tout devra être transparent », prophétise Eric Faÿ. La nature quantificative de la transparence induit que le fonctionnement de la société s'inféode à la suprématie des indicateurs, et privilégie la norme à la nuance, l'uniformité au particularisme, le radicalisme à la modération ou la proportionnalité. L'homme n'échappe pas au spectre. « C'est déjà le cas, notamment en entreprise. Pour preuve, la mesure de la performance individuelle ». Son collègue David Courpasson repère, sous-jacents à la transparence, les règles de l'égalitarisme et de la similitude, autres semences du totalitarisme. Et d'égrener les institutions enracinées dans le fonctionnement du « tout transparent » et assujetties à la « surveillance absolue : les prisons, les hôpitaux psychiatriques… Voilà ce que nous devons coûte que coûte éviter ». Selon le directeur de la recherche d'EM Lyon, toute organisation, « au premier rang desquelles l'entreprise », doit être consciente que la préservation d'une part de secret, surtout dans l'intimité des individus qui la composent, est essentielle pour son équilibre, et donc sa performance. « Ces zones de secret ne constituent pas forcément des espaces de pouvoir, et elles doivent échapper au hachoir du management et du conseil ». En tête des secteurs d'activité les plus menacés figure celui de la santé. « La pression pour tout savoir jusqu'au plus intime ne cesse de croître, et jamais le secret médical n'a autant été en danger », s'alarme Pierre Bouretz. En cause, la détermination des compagnies d'assurance à collecter le plus grand nombre d'informations sur les clients afin de minimiser les risques et de maximiser leur propre rentabilité. La préservation du secret s'accommode mal de la logique financière.

L'échec de la loi NRE

Dans l'entreprise, la transparence n'assure pas non seulement la performance, mais aussi le recul des abus. La publication des rémunérations des dirigeants d'entreprises cotées en témoigne. Loin d'endiguer les dérives, elle a au contraire escorté une aggravation des écarts d'avec les salaires médians. Pire, cette connaissance des hauts revenus est apparue comme le moyen habile de légitimer l'envolée. Une légitimation renforcée par l'apathie des salariés et la résignation de leurs représentants syndicaux. « La transparence se suffit à elle-même ». En d'autres termes, « puisque c'est transparent, c'est juste, ou tout au moins ce n'est pas contestable ». « La réalité de la loi NRE démontre que sans cadre de représentation et sans finalité clairement énoncés, la transparence est inopérante et ses effets sont jetés en pâture », examine Patrick Gilormini, responsable du pôle management et stratégie de l'ESDES. Entrouvrant les portes d'une instrumentalisation dans laquelle se glisse l'interprétation de toutes sortes de chiffres - des rémunérations à l'audimat, des bilans comptables aux résultats du chômage -. « Si la substance du message ne fait pas sens, le principe de transparence est dangereux », poursuit David Courpasson. Et d'autant plus périlleux que l'efficacité de son application exige de l'ensemble des membres d'une communauté qu'ils en partagent les règles. Vœu absurde et illusoire, notamment en entreprise, « et donc mythe absolu. On veut tout savoir de l'autre. Mais qui donc est prêt à tout laisser savoir de lui-même? Personne ».
Mais personne non plus n'est prêt à subir, docile, les frustrations innervées par ces nouvelles informations auxquelles la transparence donne accès. Des frustrations que Thierry Grange examine dans le filtre de la « justice ». Aux yeux du directeur de Grenoble EM, la transparence produit un « phénomène de justice, non de savoir. Ce qui apparaît injuste n'est pas de gagner cinq cent fois moins que son patron mais quelques euros de moins que son collègue de même rang ». Car la justice est « horizontale », et n'adopte le sens de la « verticalité » que lorsque l'entreprise est en difficulté et met en lumière une distorsion mécaniquement incompréhensible et désormais inacceptable. « Les salariés ne sont pas exagérément gourmands de transparence », et ne souhaitent d'autant pas partager le « secret des Dieux » que ce dernier est anxiogène pour celui qui ne le maîtrise pas. « Ils veulent simplement que leur direction fasse preuve de lisibilité sur les informations qui concernent leur avenir. Et lorsque leur hiérarchie sait « parler vrai » sur le futur, ils acceptent d'être mis en responsabilité et concèdent mieux les revers ». Une leçon universelle, qui dépasse le cadre de l'entreprise et ramène à une clé : la confiance. « Que nous devons avoir l'ambition de travailler à restaurer plutôt que se réfugier dans la transparence », préconise Bernard Devert, fondateur d'Habitat et Humanisme.


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