« Parler vrai et libre », un droit limité

Par Béatrice Mounier-Bertail, avocate associée chez Fromont, Briens & associés.

L'article L 120-2 du Code du travail - garant de la liberté d'expression
« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Issu d'une loi du 31 décembre 1992 garantissant aux salariés le respect des libertés et des droits fondamentaux, 4 an après un arrêt annulant le licenciement d'un salarié qui s'était exprimé par voie de presse sur ses conditions de travail, ce texte a pour finalité de permettre à tout salarié comme à tout citoyen, d'exprimer sa pensée. Cependant, faisant application du principe général de proportionnalité, ce même article prévoit que la liberté d'expression peut être encadrée. L'entreprise est en effet le lieu où s'exerce le pouvoir de direction de l'employeur dans « l'intérêt de l'entreprise » et d'exécution du contrat de travail, caractérisé par le lien de subordination.


Critères jurisprudentiels et liberté d'expression

La jurisprudence pose le principe que tout salarié peut s'exprimer librement, y compris à propos de son entreprise, quels que soient le lieu et le moyen utilisé sous réserve de 2 limites:

- l'abus de droit, qui doit être caractérisé et constaté.
- l'attitude du salarié, compte tenu de ses fonctions et de la finalité de l'entreprise.

Bien souvent, l'abus de droit est caractérisé par des fautes telles que des injures, menaces, propos diffamatoires, atteintes à l'autorité de l'employeur.
Ont été reconnus comme abusifs et justifiant la mesure de licenciement. :

- des propos non étayés d'une salariée, à l'extérieur de l'entreprise, dans le but de nuire à la réputation de l'employeur, selon lesquels un médecin soignait des malades sans prendre les mesures nécessaires à la stérilisation des aiguilles utilisées;
- des propos tenus en public par une salariée qualifiant son Directeur d'agence de « nul et incompétent » et les chargés de gestion de « bœufs »;
- la diffusion d'un courriel portant atteinte à l'image de marque de l'employeur en l'accusant de pratiquer une politique discriminatoire à l'égard de certaines minorités, notamment des homosexuels, ce message contenant des propos diffamatoires.

A contrario, ne constitue pas un abus à la liberté d'expression, la lettre envoyée par une salariée au Conseil d'Administration, 4 jours après l'entretien préalable à licenciement, l'intéressée s'étant bornée à rejeter le principe de son licenciement, en contestant la raison économique.

Plus délicat est le droit de critique du salarié cadre et ses limites. Les cadres doivent en effet observer une obligation de réserve, la jurisprudence leur accordant néanmoins un droit de critique, considérant qu'il ne peut être apporté des restrictions à la liberté d'expression si elles ne sont pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.

Vers la reconnaissance d'un droit d'alerte?

Enfin, se pose pour tout salarié la question de l'exercice d'un « droit d'alerte » face à une pratique contraire à la loi et à l'ordre public. Après les scandales financiers des dernières décennies, des pays ont mis en place des procédures d'alerte éthique (« whistleblowing » pour les USA) qui ont soulevé la question de leur application et conformité avec la législation française. Il est donc nécessaire, face à ces situations nouvelles, de mettre en place des moyens de contrôle (chartes, codes de bonne conduite, procédures de contrôle, etc) dans l'intérêt des salariés comme celui des entreprises.

Un acte de courage

Une écrasante majorité des habitants du Grand Lyon (90 %) sans distinction d'âge, de sexe, ou de CSP, considère que « Parler vrai » est « le meilleur moyen de faire évoluer les choses ». Plus étonnant, une toute aussi large masse (88 %) associe le « Parler vrai » à un acte de « courage ». Résultat corroboré par la perception d'un environnement culturel national qui, aux yeux de 58 % des personnes interviewées, « dissuade » (28 %) - sentiment particulièrement partagé par les CSP élevées, puisque 49 % des artisans-commerçants-chefs d'entreprise s'y rallient - ou « punit » (30 %) de « Parler vrai ». Les domaines auxquels les Lyonnais « font confiance » pour « Parler vrai » soulignent cette prudence : si 87 % et 75 % des sondés citent respectivement l'entourage personnel (donc le refuge de l'intimité) et le monde médical (également l'intimité, cuirassée par le secret professionnel), le schisme est abyssal avec les autres domaines soumis : les mondes de l'entreprise, de la religion, des médias, et de la politique, recueillent respectivement 62 %, 71 %, 77 % et 89 % d'opinions… défavorables. A noter que les 25-34 ans stigmatisent particulièrement les sphères de l'entreprise (73 % d'avis négatifs) et de la politique (95 %). La conception même du « Parler vrai » exprimée par les habitants du Grand Lyon n'y est sans doute pas étrangère : 40 % d'entre eux (et même 50 % des 25-34 ans) considèrent « qu'il s'agit de tout dire quelles que soient les conséquences ». Une définition à laquelle 40 % des seniors - contre 32 % en moyenne -, davantage responsables et expérimentés, préfèrent celle de « dire l'essentiel en évitant les conflits ».

Sondage réalisé par téléphone par l'Institut Fournier du 7 au 14 juin 2006, auprès d'un échantillon représentatif de 500 habitants de 18 ans et plus résidant dans le Grand Lyon.


Le droit de mentir

« L'affaire Clinton est exemplaire. De quoi fut-il condamné? Non pas de ses frasques, mais d'avoir nié ce qui relevait de sa stricte vie privée ». Ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats de Lyon, Philippe Genin revendique le droit au mensonge, « parfois l'ultime moyen » de préserver une part légitime de secret, une intimité sans laquelle aucune relation de couple, d'amitié, ou de travail ne peut perdurer. « Il peut exister une justification au droit de mentir. Elle s'articule avec la hiérarchie des valeurs morales que l'on s'impose ». Et de citer son « livre de chevet », L'éloge de l'ombre, du japonais Tanizaki Junichiro, un essai court et virtuose qui explique comment la protection de l'ombre libère la lumière - « d'un tableau, d'un être, d'une vie » - et lui donne éclat et véracité.
Dans l'exercice du métier d'avocat, la gestion du mensonge est délicate. « Tout est question de nuance ». Philippe Genin évoque un « combat », qui met aux prises « le droit de ne pas dire la vérité » et la défense de sa propre crédibilité. Laquelle vacillera s'il emploie inconsidérément le mensonge. La problématique revêt un sens d'autant plus aigu que la « vérité » irrigue la mission de chaque acteur de la justice : magistrats, avocats, policiers. « Nous défendons une vérité, celle de notre client, qui peut ne pas être LA vérité. Celle-ci est censée naître des deux silex que les adversaires frottent l'un contre l'autre, sous l'arbitrage du juge ».

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