« Les entreprises draguent les sectes »

Octobre 2000. Que partagent les Galeries Lafayette, Mac Donald's, Hippopotamus, Disney, Intermarché ou le Crédit Suisse ? Des pratiques managériales déshumanisantes, uniformisantes, dominatrices que l'on retrouve aussi dans les sectes.

Cette proclamation est la ponctuation des travaux conduits depuis de longues années par l'un des plus réputés experts français des sectes, Paul Ariès. Ce politologue chercheur-associé à l'Université Lyon 2 crie aujourd'hui son effroi des menaces totalitaires que la propagation de cette pandémie fait peser sur l'avenir des individus, des entreprises, et au-delà, de la société. Un danger d'autant plus aigu que ces pratiques ont largement contaminé et bénéficient d'un adoubement croissant dans les milieux patronaux, de l'enseignement supérieur, ou parmi les professionnels du management. Prête à des compromissions funestes, opportuniste dans une société carbonisée par la désertion des repères traditionnels et l'étranglement de valeurs sacrées, galvanisée par le triomphe des référants profanes, productrice d'un management manipulateur, « l'entreprise ouvre grands ses bras aux sectes ». Exagérée, partiale, léonine ? L'analyse de l'universitaire lyonnais bouscule les certitudes, ébranle quelques convictions solidement ancrées, et suscite justement le débat.

 

"Management régressif"

 

C'est du terme de « management psychologique » ou de « management régressif » que Paul Ariès qualifie les pratiques managériales aujourd'hui dominantes qui partagent les mêmes enjeux que ceux des sectes : uniformiser les profils, promouvoir l'interchangeabilité des individus, neutraliser et rendre atones les relations dans l'entreprise, établir un échange pédagogique entre le manager et son subordonné, construire un lien de servitude et de dépendance entre les échelons hiérarchiques, décourager les opposants, annihiler les contre-pouvoirs... En résumé, « contrôler et manipuler » les collaborateurs en gommant les frontières qui auparavant compartimentaient les champs professionnel et privé, et protégeaient leur intégrité et leur indépendance. Effets recherchés - et redoutables - de ce décloisonnement et de ce formatage idéologique : dissoudre l'identité de l'individu et le vassaliser à l'organisation. Le domestiquer. En plongeant le collaborateur dans une démarche schizophrénique et une duplicité de tous les instants, en l'obligeant à « aimer ou tout au moins à faire croire qu'il aime son entreprise, à s'attacher intellectuellement et psychologiquement à son employeur, c'est à un viol de l'intimité que le management procède. Cette domination des esprits au service de l'exploitation économique de l'individu, c'est ce que nous pouvons dénommer la « Mac Donalisation », une ère qui succède au taylorisme et au Fordisme ». L'inféodalité n'est plus seulement économique, elle devient psychologique.
Paul Ariès dissèque ces techniques qui s'établissent dès le recrutement. « L'embauche est une étape clé. C'est là que se prépare la soumission. La sélection ne porte plus seulement sur les savoirs et les savoir-faire, mais désormais sur les critères psychologiques définis comme les plus profitables pour l'entreprise ». Ainsi sont écartés les candidats qui, insuffisamment malléables, représentent potentiellement des sujets « à risque ». Les outils ont fait leur preuve. « A la numérologie, la morphopsychologie, ou les lectures des thèmes « astraux » s'ajoutent désormais des techniques qui vont très loin dans la connaissance psychologique et qui poursuivent le même but : s'emparer de la personnalité de l'individu. La question est de savoir si le salarié va accepter de se soumettre à ces outils, exposant ainsi sa servitude ».
A l'heure où gouvernement, pouvoirs publics et initiatives citoyennes ou associatives se mobilisent fortement contre les pratiques de ségrégation raciale ou sexuelle, Paul Ariès tire la sonnette d'alarme. « Nous sommes là face à une autre forme de discrimination, tout aussi dangereuse mais peu lisible : la discrimination psychologique. Le code du travail devrait l'inclure. Or il y a tout à craindre qu'il l'ignorera ». Impossible pourtant d'éluder : a-t-on le droit de construire son choix sur des critères qui explorent la personne dans sa plus profonde intimité ? Peut-on autoriser recruteurs et employeurs à en savoir plus sur l'individu que l'individu lui-même ? Au plan juridique, à quelles bornes se heurtent les droits de l'employeur à réclamer du comportement et des devoirs des salariés à l'égard de l'entreprise ? Quelle liberté le salarié vis-à-vis de l'entreprise - ou l'adepte de l'organisation sectaire - peut-iI revendiquer ? De justes interrogations qui toutefois ne peuvent omettre le souhait légitime des dirigeants de s'entourer de collaborateurs en phase avec les valeurs d'une entreprise dont au travers de leur mission ils vont véhiculer l'image.

 

La famille, levier d'asservissement

 

Seconde phase, le management. « L'employeur joue sur des identifications primaires ; l'entreprise se substitut à la « bonne mère », le chef au « père ». L'objectif est de créer une soumission psychologique. C'est le rapport fusionnel », sanctionné par une confusion insalubre des sphères professionnelle et personnelle qui, artificiellement, va construire l'asservissement du collaborateur à l'entreprise. Et les techniques d'abonder, certaines, rituelles, parfaitement intégrées dans notre quotidien. Ainsi, le « tutoiement », qui positionne la relation sur un mode infantilisant et crée une proximité entre les individus. « On casse la distance et on crée facticement une connivence ». L'échange est biaisé, qui étouffe les velléités contestataires du subordonné à l'égard de son hiérarchique. Autre pratique vilipendée, celle qui instaure, parfois même institutionnalisée, une complicité affective entre manager et collaborateur. « Tu peux me parler et te confier si tu as des problèmes personnels, de couple... ». Exemple édifiant repéré dans le manuel remis à chaque recrue de la chaîne de restaurants Hippopotamus: « le plus important n'est pas ce que vous portez - vêtement, maquillage, chaussures... ndlr - c'est la façon dont vous le portez, votre grâce et votre rayonnement personnel. Relaxez-vous et si vous avez le moindre souci, parlez-en à votre leader. Elle est là pour vous aider. Le dialogue et l'entraide font partie d'Hippo ». L'enjeu est multiple. A celui, plutôt louable, d'aider l'individu à désamorcer et à résoudre son trouble pour recouvrer sa sérénité, Paul Ariès devine avant tout celui d'échafauder, là encore, une dépendance: « L'entreprise au secours du salarié, le salarié redevable à l'égard de l'entreprise. L'équation est imparable ». Cette ingérence s'accompagne fréquemment de l'immersion de l'entreprise dans la sphère familiale. Ainsi pullulent les initiatives ludiques - sorties, restaurants, voyages - qui manœuvrent et manipulent la famille dans le dessein qu'elle pèse sur la motivation du salarié, qui fondent l'épanouissement de la petite communauté sur l'implication de l'époux ou de l'épouse, du père ou de la mère. « L'équilibre et les joies du couple passent alors par l'entreprise ». L'aliénation est assurée.
L'escalade de ces techniques peut accoucher de situations ubuesques qui auréolent les entreprises du rôle envié de « référant ». Certaines proposent des séances de musculation, de remise en forme, ou de relaxation ; dans d'autres, il est strictement interdit de fumer. Toutes agissent au nom du « bien » pour l'individu. L'employeur, accrédité pour décider « à la place du salarié » ce qui « est bon pour lui », se substitue alors à sa responsabilité. Il devient « gourou ». Le ridicule est atteint lorsque l'entreprise sèvre ses collaborateurs de leurs devoirs domestiques les plus personnels. Ne faut-il pas rire - jaune - de ce dirigeant français d'une importante start-up californienne qui, à la seule fin d'étendre un peu plus l'implication du personnel, confie à un prestataire extérieur le soin d'arroser les plantes dans les maisons de ses collaborateurs. Ici au moins la sujétion est récompensée : les arbustes sont sauvés...
Sait-il, le salarié, que cette ostensible générosité maquille un vœu nettement plus pernicieux ? « L'individu n'est rien d'autre qu'un capital à valoriser. Une marchandise à rentabiliser ». Pour preuve, la propension grandissante à « mesurer » l'individu, caractéristique des sectes. Le calibrage et le chiffrage systématisés du salarié dans ses tâches, sa motivation, ou son efficacité ont-ils d'autre intention que de le circonscrire à une statistique et le réduire à un produit quantifiable ?

 

La PNL née dans les hôpitaux psychiatriques

 

La formation constitue pour les pratiques managériales « régressives » un levier idéal de légitimation, et, pour les sectes, un outil redoutable pour vernir leur malveillance et pénétrer le monde de l'entreprise. « Les formations, notamment celles qui promeuvent la motivation et donc la manipulation, sont un vecteur parfait pour accéder directement à l'inconscient du salarié ». Toutes bénissent les cultes du « surhomme, de la toute puissance, de la réussite ». Et empruntent parfois des chemins cahoteux. Notamment l'auto flagellation, une technique sectaire « très répandue » qui enfle la dépendance à l'égard de l'institution. « On humilie l'individu puis on place l'entreprise seule en mesure de résoudre le mal, la faiblesse, puis de dompter. La plupart des stages véhiculent des visions inégalitaires. Exemple? Ceux qui contraignent les ouvriers à réciter publiquement un texte en serrant les dents afin de révéler les défauts d'élocution ». D'autres, comme les jeux de « l'édredon » et du « Sphinx », exposent la victime à des séries croissantes de vexations, d'avanies, d'abâtardissement qui la giflent mais qu'elle doit essuyer sans riposte. Encore plus grave, celui du « petit chaton », révélé par le psychanalyste Loick Roche dans son ouvrage « Puissance et impuissance des managers » : « des cadres sont réunis en internat. On leur confie un chat. Puis on leur demande de lui donner un nom, de l'alimenter. Donc de s'attacher à lui. Vient l'instant fatidique où on leur réclame de tuer l'animal ». La plupart des intervenants, en dépit de résistances mais sous la pression du groupe et de l'institution et apeurés par le spectre de la marginalisation, acceptent l'inacceptable. Méprisable, tricheur, prisonnier d'un geste barbare, honteux d'un acte avilissant, le salarié s'identifie à son bourreau - « le syndrome bien connu de Stockholm, où l'otage devient amoureux du bandit qui le séquestre » - et n'a d'autre choix que de se ranger du côté de l'entreprise, la seule qui accueille et soigne sa vilenie. Docile.
Dans sa diatribe, Paul Ariès stigmatise la vulgarisation d'outils de harcèlement « dangereux hors de leur contexte thérapeutique » qui ambitionnent d'acclimater progressivement le cadre à instrumentaliser sa communication et sa relation à l'autre. Parmi eux, l'auto-évaluation - « Elle mêle et confond l'intérêt de l'entreprise et celui du salarié. Il est dramatique d'obliger à se juger soi-même et à plaider coupable ; alors on s'affaiblit » -, la PNL et l'analyse transactionnelle. « Elles sont au service de la manipulation. Faut-il rappeler que la Programmation Neuro-Linguistique est une technique médicale utilisée dans les hôpitaux psychiatriques pour soigner les individus qui ont perdu le sens des réalités ». D'autres armes rongent l'indépendance du salarié. Notamment l'informatisation excessive qui, via les téléphones ou les ordinateurs portables, Internet et les cartes magnétiques, le « flique », le poursuit - parfois le pourchasse - dans son champ personnel et le trace. Ou encore la normalisation du langage et de l'habillement qui frelate l'intégrité intellectuelle. « Le vocabulaire, c'est la traduction de ce que l'on a de plus personnel : la pensée. Doit-on tolérer que le salarié recourt à des mots qu'il n'a pas choisis et qui lui sont imposés ? N'est-ce pas la porte ouverte au travestissement? AXA aurait récemment acheté à une société américaine un logiciel de langage, Netics. Ce module de 42 heures ne fait pas référence aux jargons professionnels et vise l'instauration d'un langage unique ». Une technique typique de celles de certaines sectes qui, dans un dessein de propagande, redéfinissent le sens et la signification des mots. « Autre exemple, l'obligation de « sourire ». Bien sûr, cela peut relever du simple souhait d'apporter au client un service agréable. Mais dans d'autres cas, l'objectif est d'interdire le sourire vrai, naturel, et donc d'empêcher qu'une relation sincère s'établisse. En le bridant, on attente délibérément à l'intimité ».

 

« Le problème dans l'homme, c'est l'homme »

 

 Selon Paul Ariès, les motivations des entreprises et des sectes s'amarrent à un même aveu : « le problème dans l'homme, c'est l'homme ». L'homme n'est pas toujours parfait. Il a ses sautes d'humeur, il peut tomber malade ou amoureux... Les sectes et les employeurs ambitionnent de saper l'imperfection, dans une obstination chez les premiers de contrôler, chez les seconds d'accroître la rentabilité et le profit. L'homme dans sa    personnalité, qui n'est pas maîtrisable, est nié. Il est cet élément qui coûte que coûte doit progresser dans la négation de son passé, de ses faiblesses, de sa singularité. Le refus de la défaillance domine qui, l'entreprise comme dans la société, couronne un culte hystérique de l'efficacité, marginalise et incrimine les moins performants. « Les primes de « présence » se multiplient. Bien sûr le souci des entreprises de conjurer un absentéisme pas toujours justifié et qui pénalise la communauté est légitime. Mais c'est aussi une récompense pour « bonne santé », qui directement sanctionne ceux qui ont eu la malchance de tomber malades ! »
Aussi épinglées, les politiques « qualité » qui traquent le « 0 défaut » au mépris des faiblesses de l'homme et qui modifient considérablement la relation au travail. « Les processus traditionnels sont remis en cause et s'offrent à la standardisation ». Le champ des contraintes est élargi : « tout» devient important, répréhensible, le salarié est placé dans un qui-vive et une insécurité permanents. Ces pratiques anxiogènes déstabilisent l'individu. Ainsi, le stress - aujourd'hui mal majeur des cadres - devient-il outil de management, à la vertu plurielle : il masque le vide de l'activité, lézarde les défenses individuelles, exalte l'esprit de compétitivité, cloisonne les salariés, dilate le cercle des obligations, et systématise la culpabilisation en obligeant à se justifier.
Dans ce contexte, Paul Ariès n'hésite pas à fustiger l'attitude du Medef, dont les récentes propositions - contrats à 5 ans... - précarisent l'emploi, accroissent la flexibilité, brisent les collectifs de travail. L'appartenance du salarié à l'entreprise faillit, affadie par la multiplication des contrats à durée déterminée ou intérimaires, ébranlée par la fracture des identités professionnelles, désintégrée par des turn-over parfois impressionnants - 30 % dans les Big Five -. L'employeur n'a alors d'autre issue que de créer artificiellement ce sentiment d'appartenance à l'entreprise, et d'user de techniques de manipulation qui assurent une adhésion immédiate. De nouveaux rapports sociaux sont en jeu. « On n'est plus reconnu par son métier mais comme membre d'une équipe. On n'existe plus par soi-même mais dans le groupe. Sans lui, on n'est plus rien. Si on perd l'équipe, on perd tout ». Cette ténacité à rendre tous les salariés interdépendants et chacun dépendant du groupe, cette exigence d'interchangeabilité des individus, cette négation de la singularité, sont fidèles aux règles primaires des sectes, et ressuscitent, sous une forme moderne, le taylorisme. « Il y a dépersonnalisation de l'individu aux fins de l'entreprise ». Le recours aux formations suspectes semble croître proportionnellement au désinvestissement « humain » et aux indigences managériales, et prend prise sur les tensions du marché de l'emploi et sur l'inversion des rapports de force qui obligent les employeurs à rivaliser d'initiatives pour courtiser, fidéliser, ou cheviller le personnel. « C'est ainsi que les entreprises font le lit à l'entrisme des sectes dans leurs murs ». Et se livrent aux actions prosélytes. Alors sont fabriquées les conditions pour que les contre-pouvoirs s'isolent et s'épuisent, pour que la communauté de travail s'affranchisse progressivement de ses vertus d'opposition et se cimente dans le seul intérêt de l'entreprise. Principale victime de cet empoisonnement: le syndicalisme, nié, évacué. « C'est ainsi qu'il est considéré par les sectes. Chez Mac Donald's aussi, on ne pratique pas l'anti-syndicalisme, mais l'a-syndicalisme, même si en France l'entreprise a dû mettre de l'eau dans son ketchup... ».

 

L'entreprise comme substitut de la disparition des repères traditionnels

 

 Reste que l'entreprise n'est pas seule coupable. Les salariés qui acceptent ces marchandages ne sont-ils pas eux-mêmes complices ? A l'affût de repères qui rassasient un « désert social » et réparent l'éclipse des référants traditionnels, ces séides sont une proie aisée pour des entreprises qui s'arrogent la légitimité de pallier leurs carences affectives. Paul Ariès s'avoue là décontenancé. En séduisant des personnels fragiles, déstabilisés, hagards, qui quêtent bien plus qu'un salaire et un épanouissement intellectuel mais une identité et un rayonnement psychique, l'entreprise ne creuse-t-elle pas sa propre défaillance ? « Qu'ils sont loin, les Marcel Dassault et autres Antoine Guichard qui encourageaient leurs salariés à produire une « vraie vie sociale » - associative, culturelle, sportive... -, indépendante de l'entreprise, arguant que « l'équilibre de l'entreprise est conditionné par celui de ses collaborateurs lui-même conditionné par des initiatives qui leur sont propres, extérieures à l'entreprise »....
Dans une société dont la légitimité de nombreuses institutions - l'école, la famille, la religion, le champ politique... - est atomisée, l'entreprise a vite fait de s'ériger en sauveur, prêtresse de valeurs qui ont fuit. Cette sacralisation l'autorise à surfer avec grand opportunisme sur la vacuité des référants traditionnels. Or le danger est là, dans la démesure du pouvoir de l'entreprise. En deux décennies, elle est parvenue à muer l'individu en consommateur; elle ambitionne désormais de travestir le salarié en serf. Ces deux métamorphoses s'ancrent dans un même dessein: la recherche du profit. Les salariés désertant les repères traditionnels pour se réfugier dans ceux du marché, ils s'abandonnent aux prédateurs qui produisent le-dit marché : les entreprises. « La société a mis des siècles pour émanciper l'économie de la religion. Aujourd'hui elle se livre à une autre domination, un autre totalitarisme, ceux du capitalisme anglo-saxon, où même le génome humain devient une marchandise. Je suis sidéré de l'unanimité que le procès de Microsoft a soulevé chez mes étudiants. Tous s'élevaient contre l'administration et la justice américaines, tous défendaient Bill Gates dans le procès qui lui est intenté pour monopole. C'est là un changement profond, qui voit la culture de la toute puissance détrôner la culture de la concurrence. La notion de contre-pouvoir est bannie ». La résignation triomphe. « Les managers prétendent « ne pas avoir le choix », « ne pas pouvoir faire autrement ». Cette fatalité à accepter de se considérer malgré soi comme un rouage d'un fonctionnement qu'on dénonce est une constante dans les sectes. L'entreprise, à l'instar des sectes, nous destine à une société de clones. Les valeurs sont inversées : on profane ce qui était sacré - la générosité, la solidarité, l'humanisme - et on sacre le profane - l'argent, le pouvoir, la puissance -. Ne nous étonnons pas alors que les entreprises deviennent clientes des sectes, tant leurs valeurs et leurs management les ouvrent naturellement - et malgré elles - à leurs formations. La plus grande menace, c'est que les sectes se dissolvent dans la société au point qu'on ne se rende plus compte que ce que l'on accepte de pratiquer aujourd'hui à grande échelle était ce que l'on condamnait hier ».
Peut-on confier à l'entreprise la paternité des valeurs quand l'idéologie libérale exhorte à la toute puissance, la domination, le rapport de force ? Peut-on faire un exemple d'institutions inégalitaires et non démocratiques ? « Si l'identification des gens à l'entreprise continue de grandir exagérément, la société s'expose à faire siennes des valeurs très contestables. La définition des valeurs relève du jeu démocratique, de l'école, de la famille, des associations, de la vie civile ». Pas de l'entreprise qui, dans sa prétention à édifier artificiellement une communauté d'idées, une idéologie, un idéal commun, embrasse les mêmes errements que ceux des sectes.

 

Relation servile

 

Certes, quelles que soient ses formes, affective, salvatrice, humiliante, le « management régressif» n'a d'autre dessein que de piéger l'individu et de l'enchaîner psychologiquement à l'entreprise dans une relation servile. Pourtant, personne ne doit nier que l'entreprise demeure un lieu d'épanouissement, de progrès, de création de lien social. A la condition que le management serve le moins iniquement les intérêts des salariés, de l'entreprise, et des actionnaires, et qu'il sache faire grandir les salariés « naturellement », dans un dessein équitable, sans appel à I'instrumentalisation. C'est aussi à ce prix que l'entreprise saura fermer ses portes à l'entrisme des sectes. Une vérité que tous les dirigeants n'épousent pas. En témoigne cette déclaration de Philippe Jaffré, prononcée lors de la 3ème Conférence Internationale du Réseau pour le Gouvernement d'Entreprise - « cette façon d'organiser le management d'une compagnie dans l'intérêt à long terme des seuls actionnaires » -. Où l'ancien Président d'Elf Aquitaine sanctifie l'oligarchie et le despotisme du management dans la dénégation des principes fondamentaux de la démocratie. Eloquent. « Il est évident que diriger une entreprise en tenant compte des intérêts des collectivités locales, nationales, internationales, ou les organismes défendant l'environnement ou les droits de l'homme n'est pas très sage. [...]. Les actionnaires sont le seul vrai soutien du changement. Auquel les employés et les collectivités résistent. [...]. Quand vous avez à prendre des décisions difficiles, quand le but est clair et simple, les commandes doivent être dans les mains d'une seule personne. Les anciens Romains avaient compris cela. Dans le cas de dangers majeurs, le Sénat donnait le pouvoir absolu, mais temporaire, à une personne : le dictateur. Je ne suis pas sûr que j'aurais pu restructurer Elf de la façon dont je l'ai fait durant les dernières années si j'avais eu à partager le pouvoir de décision ».

 

Entreprises, sectes et mondialisation dans un même panier ?

 

Avec les secteurs de la santé et de l'enseignement, l'entreprise est l'un des points de contact et d'éclosion privilégiés des sectes. Ce constat, Paul Ariès le corrèle aux effets dévastateurs d'une mondialisation abrutie, ruinée par une insuffisante régulation et des règles de fonctionnement anarchiques. En 1993, les Etats-Unis ont obtenu l'éradication du Centre des Nations Unies sur les Sociétés Transversales (UNCTNC). « Cette délégation onusienne avait pour mission de surveiller les transnationales. Elle était l'ultime rempart ».
« Les dérives managériales sectaires reproduisent celles de la mondialisation ». Une mondialisation synonyme de régression. Régression sociale: flexibilité, précarité, accroissement de la pauvreté et des inégalités, développement du travail des enfants. Régression politique : crises du militantisme et de la citoyenneté, disparition des grands idéaux, crise de l'Etat-nation détrôné par les entreprises transnationales - « que pèse le Sénégal à côté d'IBM »? -. Régression culturelle : culte de l'infantilisation et de l'uniformisation - « Mac Do en est l'exemple parfait » -. Enfin, régression psychique : « désormais l'enfant est sous l'emprise du marché. Avant, ses repères étaient religieux, scolaires, familiaux. Aujourd'hui, les enfants s'identifient aux marques. On est un enfant Benetton ou Adidas ». Des jeunes tellement prisonniers de ces produits qu'ils ressentent comme une violence et un viol de l'intimité le vol de leurs baskets Reebook ou l'injonction d'ôter leur casquette Nike. Ainsi, apparaissent une fidélisation et une identification aux marques tellement prononcées qu'elles altèrent l'autonomie et provoquent un état de dépendance et une servitude. « N'est-ce pas emblématique des sectes ? »
Exposée aux enjeux de délocalisation et assoiffée de « globalisation et de rationalisation », l'entreprise est engagée dans un processus irréversible de « déculturation » et de standardisation qui dénient la différence. Les fameux ERP ou systèmes d'information universels qui font la richesse de SAP ou de Oracle, n'ont pas d'autre fin : uniformiser. Autre exemple remarquable, Mac Donald's, qui déploie sur tous les continents des restaurants, des plats, des fonctionnements uniques, imperméables aux singularités alimentaires et culturelles des pays. Or, la culture, c'est « des blocages, des limites, des contraintes essentiels » qui différencient et ouvrent à la différence.

 



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