François Legalland (CEA-Liten) : "Rendre l'hydrogène décarboné compétitif d'ici 10 ans"

LA CONQUETE HYDROGENE, épisode 3. Arrivé en fin d’année aux commandes du centre de recherche du CEA-Liten de Grenoble, spécialisé dans le domaine des nouvelles énergies, son directeur François Legalland se trouve au cœur d’une filière hydrogène en pleine explosion. Il revient en exclusivité avec La Tribune sur les enjeux en matière de R&D pour cet institut, qui se place dans le top 3 des laboratoires d'innovation de rang mondial (1.500 brevets ; 240 nouveaux dépôts chaque année), berceau de plusieurs jeunes pépites de la filière hydrogène (Symbio, McPhy, Atawey, Sylfen, mais aussi de la future joint-venture public-privé Genvia).
(Crédits : DR/F.Ardito)

Vous avez pris les commandes du CEA Liten, l'un des trois instituts de CEA Tech, dédié plus particulièrement à la recherche sur les nouvelles énergies, dont l'hydrogène fait partie. Pourriez-vous nous rappeler en quelques mots comment votre parcours vous a conduit sur cette thématique d'actualité pour succéder aujourd'hui à Florence Lambert, votre prédécesseur -qui a d'ailleurs rejoint les rangs d'une société de la filière hydrogène- ?

"J'ai d'abord mené un parcours professionnel dans l'industrie de la microélectronique, comme ingénieur de recherche et production, puis dans des postes de management de direction chez IBM et Soitec, ce qui m'a conduit jusqu'en Californie.

Je suis revenu il y a 6 ans au CEA, afin de conduire de programmes sur le photovoltaïque et notamment l'installation d'une ligne pilote nouvelle génération à Chambéry. J'ai ensuite rejoint Florence Lambert à la direction du Liten, en tant que directeur délégué aux opérations, puis il y a quelques mois, j'ai eu l'honneur de la remplacer à la tête de l'institut.

La technologie a donc toujours été très présente dans mon parcours, avec l'idée de concilier recherche, innovation, et enjeux d'industrialisation et de transfert technologique".

Fondé à l'origine comme le Commissariat à l'énergie atomique destiné à la recherche en particulier sur le nucléaire, le CEA-Liten se pose aujourd'hui comme l'un des principaux instituts de recherche français, avec plus de 1.000 chercheurs d'envergure internationale, dans le domaine des nouvelles énergies... Votre modèle a-t-il aujourd'hui complètement basculé vers les énergies renouvelables ?

"Je ne pense pas forcément qu'une énergie devra prendre le pas sur une autre, mais il est vrai que le CEA est historiquement tourné vers le nucléaire. Néanmoins, nous avons la chance d'avoir le support de la direction pour nous développer vers d'autres énergies, comme le photovoltaïque depuis plus de 20 ans, mais également l'hydrogène, qui devient aujourd'hui plus visible, car nous avons progressé sur ces technologies et que les enjeux sont apparus.

Mais cela fait déjà des années que nous parions sur ces technologies. Nos missions consistent à développer des innovations technologiques visant à répondre aux enjeux climatiques de neutralité carbone, ainsi qu'aux thématiques de réindustrialisation afin de contribuer à créer des emplois sur notre territoire national.

Nous avons bien vu d'ailleurs avec la crise que le sujet de la souveraineté s'est accentué, et souligne bien l'importance de conserver notre savoir-faire technologique sur ces thématiques."

L'hydrogène est désormais devenu une énergie « à la mode » avec le plan de relance français, qui lui attribue une enveloppe de 7,2 milliards d'euros. Est-il devenu l'une des énergies appelées à prendre la main au sein du mix énergétique, notamment face à son principal concurrent direct, l'électrique ?

"On entend dire parfois que l'hydrogène est devenu le nouveau pétrole et qu'il est la solution à tout. Je crois plutôt que la bonne approche est plutôt dans un mélange de plusieurs solutions innovantes, chacune répondant à des besoins spécifiques.

C'est pourquoi la mission du CEA-Liten recouvre à présent l'ensemble des énergies renouvelables, en travaillant bien entendu sur l'hydrogène, pour fabriquer, stocker, transporter ou utiliser ce vecteur énergétique.

Nous n'avions pas attendu le plan de relance, même si celui-ci nous a également permis d'accentuer cette dynamique régionale historique.

Nous continuons à développer un mélange de technologies sur les énergies renouvelables, avec des couches de numérique qui se rajoutent pour piloter l'ensemble de manière efficace et sécurisée, en collaborations avec d'autres directions ou instituts du CEA."

Quels étaient jusqu'ici vos principaux axes de recherche pour faire émerger cette filière ?

"Côté CEA-Liten, nous travaillons sur l'ensemble de la chaîne : de la fabrication de l'hydrogène par électrolyse de l'eau, à l'utilisation de l'hydrogène pour produire de l'électricité avec des piles à combustible (PAC), en passant par le stockage ou le transport de cet hydrogène. Pour l'électrolyse, comme pour l'activité PAC, on se retrouve avec des technologies issues de plus de 20 années de recherche, réalisées sur notre bassin.

C'est comme cela que nous avons pu développer un électrolyseur haute température qui offre des rendements de conversion supérieurs de 15 à 20 points par rapport aux technologies existantes alcalines ou PEM (Proton Exchange Membrane). Il s'agit également d'un système qui est capable d'être réversible et de devenir lui-même une pile à combustible.

Ce système va d'ailleurs donner lieu à un transfert industriel sous la forme d'une joint-venture Genvia, en cours de création entre le CEA et Schlumberger, Vinci, Vicat et l'AREC de la région Occitanie. Avec l'objectif d'accélérer l'industrialisation de la technologie.

Toujours dans cette approche de supporter les industriels clés de la filière, nous travaillons depuis plusieurs années sur les piles à combustible avec Symbio, qui est devenu aujourd'hui une coentreprise Faurecia et Michelin, et monte actuellement une usine de production en région lyonnaise. Nous collaborons aussi avec le concepteur de fours industriels ECM Technologies, dont l'hydrogène n'est pas le cœur de métier, dans l'optique qu'ils puissent par exemple vendre leurs équipements pour les usines des futurs producteurs d'électrolyseurs."

De quelle manière allez-vous continuer de contribuer au projet Genvia ?

"Nous avons développé et porté cette technologie très innovante jusqu'à un certain niveau de maturité, et il était venu le moment pour aller plus loin, de la transférer aux mains des industriels que nous allons continuer à supporter avec notre R&D. La devise du CEA est toujours d'aller de la recherche à l'industrie.

Nous avons mené le travail de recherche amont, visant à développer une technologie différenciante et compétitive d'électrolyseur à haute température, et c'est désormais aux industriels de l'industrialiser et de bâtir ces usines. Comme dans la plupart de nos projets collaboratifs, nous allons continuer de travailler avec eux sur le coup d'après.

Car pour qu'une installation industrielle soit pérenne dans le temps, cela nécessite une démarche d'innovation continue afin de rester compétitif."

On dit souvent que la filière hydrogène fait désormais face à un défi d'industrialisation : quels sont les axes qui demeurent plus précisément pour que cette filière passe désormais à l'échelle, et comment pouvez-vous y contribuer ?

"La prise de conscience environnementale actuelle est indispensable pour faire le pas, mais cela ne suffit pas toujours. L'enjeu de compétitivité demeure essentiel pour cette filière, comme l'a connu avant elle le photovoltaïque.

Il y a 10 ans, on disait qu'il s'agissait d'une énergie trop chère et fortement subventionnée, alors qu'aujourd'hui, plus personne ne discute sa compétitivité. C'est la même chose sur les batteries, qui s'engagent désormais faire une course au prix. On le voit par exemple que Renault annonce sept véhicules électriques parmi ses 14 prochains modèles.

Nous souhaitons amener la même chose sur l'hydrogène, et plus précisément sur la molécule d'hydrogène décarbonée, afin qu'elle atteigne des niveaux de prix au moins équivalents et passe en dessous des deux euros le kilo, dans les dix ans qui viennent.

Nous avons pour cela plusieurs leviers, comme la massification de la fabrication des systèmes en volume, à travers la création de nouvelles usines afin de produire des électrolyseurs et des piles à combustible.

L'innovation va continuer à jouer un rôle clé pour améliorer la compétitivité de ces technologies. De ce point de vue, le plan de France Relance se fixe des objectifs en matière d'installation de capacité d'électrolyseurs et contribue à cette dynamique."

La production d'énergie décarbonée à base d'électrolyseurs (que l'on appelle aussi l'hydrogène "vert") semble encore à l'heure actuelle un défi : pour quelle raison ?

"Il existe actuellement trois technologies d'électrolyseurs principales, à savoir la technologie alcaline, qui demeure l'une des plus matures et sur laquelle se positionne des acteurs comme McPhy. Mais aussi celle des technologies PEM (proton exchange membrane) qui est en train d'arriver, ainsi que la technologie électrolyse à haute température, moins mature mais qui présente un potentiel différentiant très intéressant, et sur laquelle la joint-venture Genvia vient d'être créée.

Des challenges de R&D demeurent sur ces trois axes, en vue de passer à l'échelle mais aussi de réaliser des systèmes de plus en plus performants.

On parle désormais de passer de plusieurs centaines de kilowatt à plusieurs dizaines de mégawatt, voire plus. C'est tout le travail de la R&D."

Du côté des piles à combustible, quels sont les enjeux de recherche qui demeurent également à relever ?

"Tout comme pour les électrolyseurs, nous travaillons sur des enjeux de rendement, de montée en puissance, et de durée de vie sur les piles à combustible, ainsi que sur un couplage hybride avec des technologies comme les batteries, où des modélisations et simulations numériques sont nécessaires. La réduction et la substitution des matériaux critiques comme les platinoïdes est également un sujet.

Il existe également un travail à mener au niveau des composants qui entrent dans la conception des électrolyseurs et des piles à combustibles, afin d'avoir localisé en France et en Europe des acteurs industriels, capables de fournir ces composants.

En plus de la recherche sur les électrolyseurs et les piles, il existe aussi des travaux de recherche sur le stockage de l'hydrogène qui peut être à la fois liquide, solide, ou gaz haute pression."

La filière hydrogène se développe déjà depuis une quinzaine d'années : à quel horizon se situe-t-on désormais pour envisager de premiers déploiements significatifs et quels seront d'après vous les premiers segments visés ?

"Cela va dépendre de la capacité que nous aurons à faire baisser le coût de la molécule, mais l'on estime que d'ici 10 ans, l'hydrogène décarboné pourrait devenir compétitif, face à l'hydrogène issu du vapo-réformage du méthane.

L'une des premières utilisations sera sans doute la décarbonation de l'industrie. Dans la région AuRA, on peut penser aux cimenteries, mais également aux aciéries ou aux raffineries de pétrole qui utilisent l'hydrogène pour désulfurer les hydrocarbures.

On voit de nombreux exemples, avec l'annonce de Total avec Engie sur sa bioraffinerie de La Mède (Bouches-du-Rhône), qui hébergera une ferme solaire ainsi que 40 mw d'électrolyse, de même que celle d'Air Liquide, près du Havre en Seine-Maritime, avec son projet d'usine de production d'hydrogène par électrolyse de l'eau.

Un autre sujet pour les industriels sera aussi de capturer le carbone issu des fumées des usines, pour le réutiliser, avec de l'hydrogène décarboné, et de fabriquer des molécules d'intérêt comme du méthane, par exemple."

Parmi les différentes applications, figure également d'autres pistes, comme le stockage ou le milieu du bâtiment ?

"L'une des solutions actuelles à l'intermittence des énergies renouvelables passe aujourd'hui par le stockage sous forme de batteries. Celles-ci sont sans doute la bonne solution pour du stockage de courte durée, et notamment pour faire de la régulation de fréquence.

Mais lorsqu'on veut stocker de l'énergie sur plusieurs jours ou plusieurs mois, on se dirige plutôt vers l'hydrogène ou le gaz. Ce qui implique de coupler des électrolyseurs avec les ENR, tout comme l'ont annoncé des groupes comme Engie ou Total.

Sans compter que l'on peut ensuite renvoyer cette énergie sous forme d'électricité avec une pile à combustible, ou alors utiliser l'hydrogène décarboné produit au sein de l'industrie. Du côté du bâtiment, des applications de stockage d'ENR pourraient se développer au sein de quartiers autonomes, avec des jeunes pousses comme Sylfen qui propose typiquement ce type de solutions."

Quelles sont les éléments qui pourraient accélérer la pénétration de l'hydrogène sur le marché français ?

"Le premier levier va être l'amélioration continue de la compétitivité de l'hydrogène décarboné, en déployant d'une part les capacités d'électrolyse, ainsi que l'innovation pour améliorer la performance, la durabilité et la sécurité des technologies.

Les politiques publiques auront également leur rôle à jouer avec, par exemple, le déploiement d'infrastructures de points de recharge hydrogène pour la mobilité, ou encore la définition d'un statut réglementaire clair visant à valoriser le statut de l'hydrogène décarboné."

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Commentaires 4
à écrit le 03/02/2021 à 21:01
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Si la France et par extension l'UE, ne prennent pas à tps le virage vers ce futur carburant decarbone d'avenir, d'autres le feront ou st en train de le faire ss attendre ( Chine, Japon, Australie...), nous reléguant définitivement comme pays de seco...

à écrit le 03/02/2021 à 10:36
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Combien de CO² rejeté pour faire de l'hydrogène décarboné? Et pourquoi faire? Car le seul intérêt c'est qu'il est plus léger que l'air!

le 04/02/2021 à 9:00
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Entre 26 kg et 0kg de CO2 par kg d’hydrogene, suivant la méthode utilisée. Ça vaut le coup de faire de la recherche. L’intérêt de l’hydrogène n’est pas sont poids, mais le produit de son utilisation: H2O cad de l’eau.

à écrit le 03/02/2021 à 9:36
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"Une filière hydrogène en pleine explosion"! Boum ? Au propre comme au figuré.

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