Relance économique post Covid-19  : une micro taxe pour un maxi effet

Par Ivar Ekeland et Jean-Charles Rochet  |   |  949  mots
Ivar Ekeland (photo) a signé un nouvel essai "Il faut taxer la spéculation financière" (Odile Jacob) avec Jean-Charles Rochet. (Crédits : DR)
OPINION. Dans leur nouvel essai "Il faut taxer la spéculation financière" (Odile Jacob), les mathématicien et économiste Ivar Ekeland et Jean-Charles Rochet - respectivement ancien Président de l'Université Paris-Dauphine et professeur à l'Université de Genève et au Massachusetts Institute of Technology (MIT) - préconisent l'instauration d'une taxe de 0,3% sur l'ensemble des paiements électroniques, c'est-à-dire les transferts d'argent entre comptes bancaires de particuliers et d'entreprises, qui en France s'élèvent à plus de... 30 000 milliards d'euros par an. De quoi, annoncent-ils, financer avec raison et justice une (grande) partie des besoins de reconstruction économique post-pandémie Covid-19, et "réaligner les intérêts individuels dans le sens du bien commun".

Quand la pandémie de COVID-19 sera enfin contenue, et que la situation sanitaire permettra la reprise de l'activité économique, notre pays aura beaucoup souffert. Il faudra que l'Etat vienne au secours des nombreux ménages qui ont été précarisés par le confinement et aide les entreprises les plus exposées à éviter la faillite. Cela va coûter cher.

L'endettement public de notre pays, qui est déjà de 115% du PIB, dépassera probablement son plus haut niveau historique de 150%, qui avait été atteint au sortir de la Première Guerre mondiale. Il semble clair qu'un tel niveau de dette publique mettra la France dans une situation difficilement soutenable à moyen terme.

L'Etat devra donc rapidement trouver de nouvelles et substantielles ressources fiscales. Or, augmenter les impôts traditionnels, qui pèsent déjà lourdement sur le travail, la production et la consommation, conduirait certainement à une catastrophe économique et sociale dans un contexte de récession mondiale. Rétablir l'impôt sur la fortune pourrait certes rapporter quelques milliards d'euros, mais cela serait très insuffisant.

Une idée naturelle en temps de crise est de taxer les transactions financières. L'exemple historique le plus connu est le droit de timbre sur les transferts d'actions, instauré par la Grande-Bretagne en 1694 pour financer une guerre contre la France. Créé initialement pour quatre ans, cet impôt est toujours en place aujourd'hui.

A la suite de la crise financière mondiale de 2007-2009, la France a aussi instauré en 2012 une taxe sur les achats d'actions, mais elle rapporte très peu. Suite au lobbying de l'industrie financière, les transactions à haute fréquence, qui constituent l'essentiel des échanges, sont exonérées. De plus, les banques proposent à leurs plus gros clients des montages complexes pour éviter cette taxe.

6 500 milliards de dollars de transactions quotidiennes

En fait, il faudrait arriver à taxer l'ensemble des transactions financières, sur les obligations, les options, les marchés à terme, les devises. Ces transactions ont littéralement explosé au cours des dernières décennies.

Les transactions quotidiennes sur le seul marché de gré à gré des produits dérivés de taux d'intérêt dépassent 6 500 milliards de dollars dans le monde, soit chaque jour près de 3 fois le PIB annuel de la France ! Est-on certain que toutes ces transactions ont une véritable utilité sociale ?

Mais comment taxer tous ces marchés, tous ces produits financiers sans inventer une usine à gaz fiscale et désorganiser le système financier ? L'économiste américain Edgar Feige a eu une idée géniale de simplicité : collecter la taxe au point d'arrivée de toutes ces opérations complexes, c'est-à-dire sur le compte en banque du spéculateur.

Nous proposons avec Feige de mettre en place une micro taxe d'environ 0,3% sur tous les paiements électroniques, c'est-à-dire tous les transferts d'argent entre comptes bancaires de particuliers et d'entreprises.

Baisse de la TVA

Les montants en jeu sont considérables. Dans le cas de la France, le volume annuel des paiements électroniques (sans compter les paiements interbancaires) est supérieur au montant astronomique de 30 000 milliards d'euros par an, soit plus de 125 fois le PIB.

Même si la taxe conduit à une diminution de ces paiements de 50%, elle rapporterait quand même 45 milliards d'euros par an. On pourrait trouver injuste de taxer indistinctement tous les paiements, même ceux qui ne correspondent pas à des transactions financières, mais à des activités économiques vitales, et qui mettent en jeu des ménages modestes.

Malheureusement, c'est le seul moyen simple de mettre un terme à toutes les stratégies d'évitement des banques et au lobbying de l'industrie qui ont rendu très largement inefficaces toutes les taxes sur les transactions financières expérimentées jusqu'à ce jour dans de nombreux pays.

De plus, une telle taxe serait pratiquement indolore pour un ménage moyen, qui se contente d'encaisser et de décaisser son revenu. Il payerait la taxe deux fois, une fois quand il le reçoit et une fois quand il le dépense. La charge totale pour l'immense majorité des ménages serait donc d'environ 0,6 % de leur revenu, que l'on pourrait même neutraliser par une baisse de la TVA.

Réinventer une économie durable

En revanche, les ménages qui possèdent un portefeuille financier important, et qui spéculent activement sur les marchés financiers, seraient imposés de façon substantielle. Contrairement à la TVA, la micro taxe serait donc progressive, car les ménages riches "consomment" davantage de paiements que les autres, et elle ne découragerait que certaines activités spéculatives dont l'utilité sociale n'est pas claire.

La taxe que nous proposons est très facile à collecter (une ligne de code sur les logiciels de gestion des comptes bancaires) et très difficile à éviter. Elle a été mise en place avec un certain succès par plusieurs pays, et elle fait depuis peu l'objet d'un projet de référendum d'initiative populaire en Suisse, sous l'impulsion de l'économiste franco-suisse Marc Chesney. Nous l'avons analysé : elle permettrait de rééquilibrer le système fiscal actuel, qui taxe trop lourdement le travail, l'épargne et la consommation, et exonère la spéculation financière.

Cette taxe serait capable de réaligner les intérêts individuels dans le sens du bien commun. Elle frapperait peu les ménages moyens et ne taxerait pratiquement pas les activités productives ni la consommation. Elle serait en mesure de recueillir l'assentiment d'une grande majorité des citoyens. En ces temps difficiles où l'Etat a besoin de ressources nouvelles et doit réinventer une économie durable, nous souhaitons qu'elle fasse l'objet d'un débat public.