Europe : Il est devenu urgent de défendre une culture indépendante

Partout en Europe, la culture est mise à l'épreuve des grandes tensions de son époque. Face à toutes ces attaques, la culture européenne doit relever plusieurs défis, estime Vincent Carry, le directeur général d'Arty Farty, organisateur, entre autres, des Nuits Sonores.
(Crédits : DR)

Face aux attaques portées à la liberté de création, face aux fractures sociales, territoriales et générationnelles auxquelles elle n'apporte plus de réponse convaincante, face aux logiques de concentration imposées par le capitalisme de l'Entertainment, la culture européenne doit relever le triple défi de l'égalité et de l'accessibilité, de la préservation de sa liberté, de la diversité et du pluralisme.

La culture à l'épreuve de la liberté

À moins de 5 mois des élections européennes, les attaques contre la liberté d'expression continuent à cibler les médias indépendants et les journalistes, avec une violence accrue. Pour Reporters sans frontières, 2018 marque un record d'assassinats et d'emprisonnements de journalistes. "Tous les voyants sont au rouge" estime le président de l'association. Mais ces attaques débordent aujourd'hui amplement le seul périmètre des médias pour mettre en grave danger la liberté culturelle et de création.

C'est désormais sans complexe que les régimes nationaux-populistes entravent la liberté des créateurs pour mettre la culture au seul service de leur dessein politique. En Hongrie, le pouvoir a bien saisi l'enjeu. Grand ordonnateur d'une culture d'État en ligne avec la stratégie du pouvoir, Viktor Orban orchestre avec précision la mise en lumière de la culture nationaliste et des valeurs chrétiennes. Il nomme des proches du Fidesz à la tête de toutes les institutions, flèche les crédits vers les artistes inféodés et marginalise symétriquement l'ensemble des voix dissidentes. Récemment, les études de genre ont été supprimées des cursus universitaires hongrois. Plus de 400 médias privés pro-gouvernementaux ont été regroupés dans un consortium chargé de "veiller à la préservation des valeurs nationales" et l'université d'Europe centrale a annoncé son départ pour l'Autriche.

En Pologne, les nationalistes arrivés au pouvoir en 2015 se sont d'abord attaqué au travail des historiens avec un projet de loi criminalisant toute mention d'une responsabilité polonaise dans l'extermination des Juifs pendant la seconde guerre mondiale. La loi a été heureusement amendée, et le risque pénal écarté.

Mais l'Histoire est désormais mise au pas du grand récit national. Le gouvernement du PiS favorise une culture nationaliste, des productions cinématographiques aux musées d'histoire, exaltant l'héroïsme du pays et le retour à l'ordre moral. Pour le metteur en scène Krystian Lupa, "les pouvoirs en place ne veulent pas de l'art indépendant. Ils le haïssent parce qu'ils ne le comprennent pas et qu'ils en ont peur. (...) Pour eux, l'art doit être servile" ("Une haine catholique contre la pensée libre", entretien à l'Humanité, 05/09/2016).

En 2016, le gouvernement polonais a brutalement nommé un acteur de sitcoms à la direction de l'exigeant Théâtre Polski de Wroclaw. Les artistes frondeurs sont blacklistés et privés de diffusion sur la télévision publique, comme l'assurait le réalisateur Pawel Pawlikowski, lors de la présentation de son dernier film Cold War à Cannes en mai dernier.

En Italie, la culture n'est pas épargnée

En Italie, les prises de position de plus en plus xénophobes, nationalistes et anti-migrants de Matteo Salvini installent brutalement un racisme d'État (attaques contre les cantines scolaires, contre les magasins tenus par des étrangers, recensement des roms, etc.). La culture, plus discrètement, n'est pas épargnée. Le ministère des affaires culturelles a retiré ses financements à trois festivals de cinéma palermitains qui abordent, notamment, le multiculturalisme et la culture LGBT. La RAI dont les rapports avec le pouvoir ont toujours été conflictuels, a pour nouveau président un proche de la Ligue. Même les émissions de cuisine doivent désormais privilégier les traditions régionales italiennes plutôt que le cosmopolitisme culinaire.

En Autriche, "les Habsbourg sont de retour" (titre d'un article de The Economist) tant les arts et le style de l'ancien empire d'Autriche bénéficient d'un puissant regain d'intérêt, tout comme le patriotisme culturel teinté de nostalgie véhiculé par des groupes de variétés remis sur le devant de la scène par la coalition de droite et d'extrême droite au pouvoir.

Cette exaltation d'une culture nationale héroïque qui fait taire toute dissidence et honnit le multiculturalisme se retrouve dans de nombreux pays d'Europe, et pas seulement dans ses confins orientaux, même si elle prend un tour radical dans la Turquie d'Erdogan, en proie à une véritable purge culturelle. La romancière et militante des droits de l'homme Asli Erdogan, menacée de prison à vie en Turquie, évoque désormais un fascisme qui se passe de guillemets. La chape de plomb est telle que les acteurs culturels qui s'évertuent à affirmer leur indépendance se trouvent marginalisés. Après des années d'étouffement, le metteur en scène hongrois Arpad Schilling, bête noire du régime d'Orban, a fini par quitter son pays pour s'installer en France. Tout autant choqué par les abus de pouvoir d'Orban que par l'absence de solidarité des artistes hongrois, contraints au silence.

La culture à l'épreuve de la diversité

À la pression politique s'ajoute plus que jamais celle de la survie économique. Comment rester indépendant, c'est-à-dire trouver les moyens de son autonomie financière et de sa totale liberté éditoriale et culturelle ? Au moment où les ressources budgétaires des politiques culturelles locales, nationales et européennes sont plus que jamais sous pression, le secteur est simultanément le théâtre d'une phase de concentration capitalistique sans précédent. Cette question, qui fut d'abord celle de l'audiovisuel et des médias - où les titres indépendants ont pour la plupart soit disparu soit été absorbés par des géants au fil de ces quinze dernières années - agite aujourd'hui le secteur culturel, en particulier musical.

Le spectacle vivant, qu'on croyait à l'abri de la voracité des géants en raison de sa nature artisanale, connaît un phénomène de concentration sans précédent. Les groupes français comme Fimalac, Vente privée ou Lagardère, et plus encore les multinationales Live Nation, AEG et Vivendi rachètent à tour de bras les salles, tourneurs, structures de management, labels, festivals. Par une stratégie de rationalisation et d'intégration qui les rend présents sur toute la chaîne de l'industrie musicale : de la production d'artistes à l'organisation de tournées, de la gestion de salles à la billetterie et aux partenariats avec les marques, ils se constituent en oligopoles hégémoniques. À lui seul, Live Nation pèse 10,3 milliards de dollars, assure 30 000 shows par an dans 40 pays, possède 97 festivals et a vendu 500 millions de tickets en 2017 dont il a tout loisir de monétiser les données. Plus de 30 % des billets de concerts ou d'événements sportifs vendus aux Etats-Unis le sont par des filiales de Live Nation, qui a même orchestré la tournée de talks de Michelle Obama.

Ces panzers du capitalisme culturel ont une force de frappe inégalée, pour imposer leurs artistes (ou les empêcher de jouer ailleurs), faire flamber le prix des cachets de sorte qu'ils deviennent inaccessibles aux indépendants. Un artiste Live Nation peut faire 140 dates par an, les programmes des festivals se standardisent sur tous les continents.

Progressivement, une culture mainstream ultra dominante s'impose au mépris de la diversité et de l'émergence artistique. Faute de moyens, parfois de vision politique, les élus qui veulent leur aréna ou leur grand équipement, composent de plus en plus souvent avec ces multinationales.

Plus encore, le réseau de salles de concerts et de spectacles qui maille le territoire français et européen (le plus souvent grâce au soutien des pouvoirs publics), commence à se vendre à ces grands groupes qui imposent les mêmes esthétiques sur catalogue.

Sous pression de ce mouvement de concentration, le secteur culturel l'est aussi de la puissance de feu des GAFAM qui imposent leurs algorithmes, et donc leur lecture du monde. Une lecture qui cède de plus en plus souvent à d'indéfendables censures (Netflix en Arabie saoudite, Facebook en Chine...). Le croisement progressif de cette double puissance (possession des datas et puissance algorithmique) fait peser sur la diversité créative le risque d'un effet ciseau sans précédent. Les pouvoirs publics, et au premier rang l'Europe, parviendront-ils à dompter cette puissance et encourager la résistance des indépendants pour préserver la diversité ?

La culture à l'épreuve de l'égalité et de l'accessibilité

Rien n'est moins sûr, tant les politiques publiques ont du mal à prendre la mesure de ces enjeux, quand elles ne participent pas à aggraver les inégalités. Ces dernières semaines, l'exacerbation des inégalités a poussé une France le plus souvent populaire, blanche, périurbaine voire "périphérique", qui se sent déclassée à endosser des gilets jaunes. Ces manifestants qui occupent les ronds-points se sentent délaissés et méprisés par les "élites" de notre pays dont cette "haute culture" mondialisée qui ne s'adresse pas à eux. Ce mouvement confirme ce que toutes les études sur les publics de la culture révèlent depuis des décennies : l'échec relatif de la démocratisation culturelle qui faute de renouveler et d'élargir les publics creuse une fracture culturelle de plus en plus criante.

L'inégalité face aux politiques publiques de la culture est patente : selon qu'ils soient métropolitains ou "rurbains", diplômés ou non, aisés ou smicards, les citoyens n'ont pas du tout la même chance d'accéder à la culture institutionnelle subventionnée, ni même l'envie de s'y frotter. Un chiffre résume l'incapacité chronique des politiques culturelles à réduire les fractures territoriales et sociales : 66 % des crédits du ministère de la culture français sont concentrés sur Paris et en Île-de-France, et ce chiffre s'élève à 85 % quand il s'agit des seuls crédits des grands opérateurs nationaux (centre national du livre, du cinéma, et de la chanson, des variétés et du jazz) (Rapport de l'IGAC de 2014 sur l'analyse des interventions financières et des politiques culturelles en région). Et quand le ministère prend conscience de la nécessité de favoriser une culture "près de chez vous", il propose d'envoyer la Comédie-Française ou les institutions parisiennes animer les "déserts culturels" en région, au mépris des acteurs culturels, institutionnels ou indépendants qui travaillent au plus près du terrain et des blessures sociales.

Lire aussi : Culture : quel financement demain ?

Quelle culture pour les jeunes ?

À ces inégalités territoriales s'ajoutent les inégalités générationnelles. Les jeunes générations sont frappées d'une double peine : en tant que spectateurs, ils vont peu vers les institutions et les esthétiques subventionnées : le patrimoine plus que l'innovation, les formes consacrées plutôt que l'émergence. Quand ils sont eux-mêmes créateurs, ils bénéficient rarement de crédits publics dans un système sclérosé par des reconductions de subventions voire des rentes de situation.

Et ce n'est pas le pass culture qui risque de changer la donne de façon significative quand on lit qu'en France, le modèle financier de cette mesure repose sur... la non-participation des jeunes à laquelle il est précisément censé remédier ou par des gratuités négociées avec des "grands offreurs" - autant dire des géants numériques - en échange de pouvoir capter de futurs abonnés (entretien avec Frédéric Jousset dans News Tank Culture le 13/12/2018). En Italie, pays qui a inspiré cette mesure, le chèque culture n'a pas réussi à toucher les 30 % de jeunes les plus éloignés de l'offre culturelle et s'est souvent retrouvé bradé au marché noir, sur les réseaux sociaux.

Soutenir et renforcer l'indépendance !

De la colère qui s'exprime sur les ronds-points français à la fièvre nationaliste qui gagne l'Europe, un même sentiment d'abandon et d'humiliation nourrit le rejet des élites mondialisées, notamment culturelles. Elles pensaient embrasser l'universel, elles ne faisaient bien souvent que conforter leur entre soi. Dans la béance de cette fracture culturelle a prospéré un capitalisme de l'Entertainment, plus prompt à vendre des produits markétés qu'à éveiller les consciences, défendre les biens communs et apprécier les différences. Partout en Europe, il est devenu urgent de défendre une culture indépendante, garante de l'intérêt général, moteur de la diversité, en capacité d'atténuer les fractures sociales, territoriales, générationnelles et de revivifier la démocratie par le terrain culturel.

Une culture partagée et ouverte, à l'écoute de ses jeunesses et de ses territoires qui produise du récit commun - et ce commun est naturellement européen - pour relever le défi des mutations à venir.

Ce secteur, c'est celui des associations, des salles de concert, des nouveaux médias, des labels, des lieux d'accompagnement, des MJC dont le prototype français mériterait amplement d'être revalorisé, de la culture populaire, de quartier, une culture proche du terrain et ouverte au monde. C'est la culture des bars, des clubs, des festivals, petits et grands. C'est la culture de la transformation, de l'innovation, des undergrounds, de l'hybride, de l'émergence. Reconnaître et soutenir ce secteur en Europe est devenu urgent. Car sa fragilité est sans précédent et il est à craindre qu'une grande majorité de ces acteurs auront disparu ou auront été avalés dans les deux ans qui viennent. Les élections européennes sont peut-être une occasion unique de réengager ce débat et de légitimer cette bataille. Car renforcer ce secteur indépendant c'est d'abord cesser de l'ignorer : l'écouter, le respecter et comprendre son rôle essentiel et son potentiel de transformation dans nos sociétés en crise. C'est le légitimer dans le dialogue avec les collectivités locales, les ministères de la culture, les programmes européens. C'est l'outiller (formation, professionnalisation, soutien des lieux d'accompagnement...), et lui donner les capacités de valoriser ses propres ressources. Les moyens de sa survie à défaut de son épanouissement.

Une tribune initialement publiée sur le site News Tank Culture.

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