Le travail ne doit pas être une théorie économique

Pour Acteurs de l'économie-La Tribune, Claude Didry, sociologue et directeur de recherche au CNRS, rappelle que le travail "ne doit pas être considéré à la manière d'une théorie économique, n'y voyant qu'une source de revenu pour un homo oeconomicus en quête d'un niveau supérieur de bien-être, ou dans un langage plus actuel, d'une meilleure qualité de vie". Dernier volet de notre série consacrée au bien vivre au travail à l'occasion de la semaine pour la qualité de vie au travail.
(Crédits : DR)

Il serait normal que la qualité de vie au travail (QVT) devienne une question de société, dans un pays qui n'a jamais compté autant d'actifs ni autant de salariés. En trente ans, selon les enquêtes emploi de l'Insee, le chômage s'est accru de 40 %, mais le nombre de Français a progressé de 17 %, alors que le nombre d'actifs croissait de 19 %, les indépendants (- 17  %) laissant la place aux salariés (+ 25 %). Le travail est donc un fait social bien établi, prenant la forme d'un emploi durable, en CDI, avec une ancienneté croissante dans l'entreprise. La situation n'est pas nouvelle, puisque dès le début du XXe siècle, M. Weber montrait que le protestantisme transfigure le travail en une vocation (1), avant, à l'aube des années 1920, de faire de l'entreprise (Betrieb) un concept fondamental de la sociologie (2).

Lire aussi : Bien-être, bonheur, qualité de vie au travail : des mots et des maux

Difficile, dès lors, de considérer le travail à la manière d'une théorie économique, n'y voyant qu'une source de revenu pour un homo oeconomicus en quête d'un niveau supérieur de bien-être, ou dans un langage plus actuel, d'une meilleure qualité de vie. Le travail fait bien partie, à ce jour, de la vie, ce qui justifie une interrogation sur la QVT.

Certes, elle est encore parfois conçue comme une démarche visant un équilibre entre le travail et la vie, comme si le travail était extérieur à la vie. Mais pour les entreprises leaders de leur secteur, la QVT ne se ramène pas à la promotion du télétravail avant d'inéluctables restructurations. Outre-Atlantique, la démarche RH des GAFA stimulant l'imagination de leurs collaborateurs à coup de restauration diététique, yoga et complexes sportifs, en représente une bonne illustration.

Un manque

En France, la signature d'un accord sur la qualité de vie au travail et l'égalité professionnelle le 19 juin 2013 apparaît comme une fulgurance des partenaires sociaux, dans une époque résolument tournée vers la flexibilité et la mobilité croissante des travailleurs.

Selon cet accord, la qualité de vie au travail "peut se concevoir comme un sentiment de bien-être au travail perçu collectivement et individuellement qui englobe l'ambiance, la culture de l'entreprise, l'intérêt du travail, les conditions de travail, le sentiment d'implication, le degré d'autonomie et de responsabilisation, l'égalité, un droit à l'erreur accordé à chacun, une reconnaissance et une valorisation du travail effectué" (article1).

Étrangement, l'accord promeut prioritairement des mesures visant à l'expression des travailleurs, l'analyse des situations et l'élaboration d'indicateurs en visant peut-être à rapprocher le travail de l'"agir communicationnel" habermassien. Mais, même en ne saisissant le travailleur seulement comme une puissance spirituelle, on aurait pu attendre que cet accord soit la pierre d'angle d'un édifice nouveau conférant à la qualité de vie au travail une dimension plus matérielle.

Elle pouvait devenir la base d'un questionnement sur le mode de vie, l'alimentation, du logement, de santé, du sommeil, et sur la manière dont le travail influence ces dimensions. Mais la loi Rebsamen du 17 août 2015 va donner le premier coup de rabot, avant que la loi El Khomri en 2016 et les ordonnances de 2017 ne concentrent les débats sur la rupture du contrat de travail. Pourtant, avant d'observer une crispation sur la rupture du contrat, il y avait sans doute matière à envisager le travail comme une part de la vie tournée vers une activité productive, voire créatrice. La religion de la flexibilité nous a sans doute fait manquer une occasion de placer la compétitivité sur le terrain de l'innovation technologique et sociale, en laissant pour une fois de côté cet ascétisme que le protestantisme a, dans sa ferveur germanique, inculqué à l'économie.

(1) L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1995

(2) Les concepts fondamentaux de la sociologie, Paris, Gallimard, 2016

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