Génération Z : vers une autonomie existentielle

Par Gaspard Koenig  |   |  633  mots
Pour Gaspard Koenig, philosophe et président du think tank Génération libre, la révolution digitale est en passe de briser la fatalité selon laquelle l'homme ne se suffit pas. La nouvelle génération "cherche à faire advenir une forme d'autonomie radicale."

Aristote nous prévient dès le début de sa Politique : "Aucun des membres de la Cité ne peut se suffire à lui-même. A moins d'être un Dieu." Et depuis deux millénaires et des poussières, nous vivons sur cette idée. Nous avons organisé tous nos systèmes politiques, juridiques, économiques, philosophiques, théologiques autour de cette vulnérabilité fondamentale. "Tu es homme, tu es toi, mais tu ne te suffis pas. Tu appartiens à ta famille, à ton clan, à ton parti, à ta religion, à ta nation. Il te faut la division du travail pour te nourrir, l'armée pour te protéger, la culture pour t'éduquer, une divinité pour te donner une raison d'être."

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Or, voilà que la révolution digitale est en passe de briser cette fatalité. Elle veut faire de l'homme ce Dieu qui n'a besoin que de lui-même. Qui est à lui-même son propre créateur. C'est en ce sens que la nouvelle génération, celle des digital natives, cherche à faire advenir une forme d'autonomie radicale.

Autonomie(s)

Autonomie professionnelle bien sûr. Certaines analyses prédisent 40 % de freelancers parmi les travailleurs américains d'ici 2020. Sondage après sondage, les moins de 25 ans se déclarent tentés par l'entrepreneuriat. La tendance est à la disparition progressive du salariat, chacun définissant pour lui-même sa propre identité professionnelle, à la confluence de plusieurs activités.

Autonomie économique et monétaire. Le succès des cryptomonnaies nous permettra-t-il un jour d'effectuer nos échanges sans nous soumettre à l'arbitraire des banques centrales ? L'espoir est là. Le bitcoin compte déjà entre trois et cinq millions d'utilisateurs. Plus largement, la technique de la blockchain est expérimentée pour créer des contrats fondamentaux, comme le cadastre (au Honduras ou au Ghana). On pourra créer sa monnaie et, en un sens, son système de lois.

Autonomie politique. Les discussions fiévreuses sur la démocratie liquide, d'Occupy Wall Street au Parti Pirate en passant par les expérimentations menées par Google à son siège de Moutain View, présagent d'un renouvellement total des formes politiques, abolissant la fonction de représentant comme la nécessité des partis, pour constituer un système de délégations multiples où chacun puisse transférer (et retirer) sa voix de manière immédiate.

Vertigineuse

Au-delà de la sphère sociale, la nouvelle génération aborde avec enthousiasme une autonomie encore plus radicale : existentielle. C'est vrai pour la sexualité : un tiers de la génération Z ne considère plus que le genre définisse un être humain, et réclame un choix sexuel personnalisé, parmi une infinité de nuances possibles (neutre, pansexuel, cisgenré, transgenre, demisexuel, grissexuel, aromantique ou gynesexuel...). Mais c'est aussi vrai pour le corps lui-même. Les jeunes ne supportent plus de subir leur corps, ils veulent le modeler, que ce soit aujourd'hui par le tatouage, demain par l'augmentation de soi et les modifications génétiques, ou après-demain par l'immortalité biologique que promet la théorie de la singularité.

Cette autonomie totale, même si elle reste un horizon lointain, est vertigineuse. Et nous avons raison d'avoir peur. Car voici la fin de la citation d'Aristote : "Aucun des membres de la Cité ne peut se suffire à lui-même. A moins d'être un Dieu ou une bête sauvage." Allons-nous devenir des Dieux ou des bêtes sauvages ? Des maîtres stoïciens, ou des clones survitaminés passant nos journées à attraper les Pokémon ? Tel est le grand enjeu des politiques publiques du XXIe siècle. Auxquelles les vieilles générations mortelles pourront avantageusement prêter main-forte, pour assurer dans de bonnes conditions cette transition de l'individu vers l'autonomie.