ESS et outils de gestion : raison ou sentiment ?

D'un côté, des outils de gestion critiqués, car ils incarneraient le capitalisme moderne. De l'autre, des entreprises de l'économie sociale et solidaire qui poursuivent un but social à la lucrativité limitée. Alors, Bérangère Szostak, maître de conférence à l'Université de Lyon 2 et membre de la chaire d'entrepreneuriat en ESS à Lyon 2, s'interroge : les entreprises de l'ESS doivent-elles reprendre le modèle d'outils de gestion déjà existants, ou en créer de nouveaux ? Face à ce dilemme, une dernière voie est actuellement développée.

Comment travaille-t-on dans les 514 entreprises adhérentes à la Fédération des entreprises d'insertion ? En particulier, comment gère-t-on les 30 593 salariés en parcours d'insertion et les 6 190 salariés permanents qui, pour moitié, accompagnent et encadrent ces bénéficiaires ? Est-ce que les outils de gestion d'organisation du travail (planning, suivi qualité, recrutement, évaluation, comptabilité) sont identiques à ceux que l'on trouverait dans une société de service sans finalité sociale clairement affichée au centre de sa mission ? Un manager peu averti répondrait spontanément : « Quelle question, oui, bien sûr ! ». Et pourtant... la réponse est loin d'être évidente quand il s'agit d'organisations de l'économie sociale et solidaire (ESS).

Les outils de gestion, incarnation du "capitalisme moderne"

En référence à la loi Hamon, l'ESS regroupe les organisations qui remplissent trois conditions. Elles poursuivent un but social et la lucrativité limitée. Leur gouvernance est, par statut, démocratique (i.e. « 1 homme = 1 voix »). Elles adoptent une juste répartition des excédents entre les parties-prenantes. Les structures emblématiques de l'ESS sont les mutuelles, les coopératives, les fondations ou associations loi 1901. Aujourd'hui, en France, le développement de l'ESS est significatif : il représente 10% du PIB, 2,7% des emplois privés, soit 2 380 000 salariés dans 200 000 entreprises. Comment gérer ces organisations, alors ?

Si depuis les années 1990, la thématique des outils de gestion est l'objet de réflexions et de débats de la part de la sociologie, de la science politique, de la psychologie sociale, et des sciences de gestion, elle est particulièrement exacerbée dans le cas des organisations de l'ESS.

Les outils de gestion sont critiqués au moins sur trois points : ils seraient des instruments manipulatoires de la direction à l'égard des salariés, ils valoriseraient principalement le technicisme propice à une rationalisation extrême, et ils incarneraient le capitalisme moderne reléguant l'humain et le social en deçà du financier et du comptable.

Quelle serait alors leur place dans une organisation qui met au centre de son activité les valeurs humanistes, et qui est définie non pas par rapport aux capitaux investis mais par les personnes elles-mêmes ? Il importe pourtant, face à la croissance des organisations de l'ESS, de garantir l'atteinte des objectifs, la bonne gestion des ressources (humaines, financières, matérielles entre autres), et le respect du cadre législatif, notamment, sur le droit du travail. Les outils de gestion, même critiqués, ont ainsi leur place dans ces organisations.

Le dilemme de l'ESS

Deux grandes voies émergent alors quant à la nature des outils à intégrer : soit les organisations importent les outils de gestion classiques des entreprises qui ont, pour unique finalité, la lucrativité, soit elles font preuve de créativité et en imaginent d'autres. La première voie leur permet, certes, d'être reconnues par les autres acteurs socio-économiques, mais le risque majeur est de perdre leur ancrage dans l'ESS. Quant à la seconde, elle favorise la liberté de créer dans le respect des valeurs sociales, mais elles risquent de ne pas être considérées comme suffisamment légitimes, par exemple, pour solliciter des aides auprès de partenaires publics et privés, ou bien pour convaincre un client de signer un contrat commercial. Raison ou sentiment ? Dilemme ô combien délicat.

Mais, ce serait sans compter sur l'ingéniosité des hommes et des femmes que composent les communautés de praticiens et de chercheurs en ESS. Une dernière voie est actuellement développée.

Le rôle des acteurs

Il s'agit de faire confiance à l'acteur lui-même, qui, par sa capacité critique, peut sélectionner des outils de gestion classiques suffisamment malléables pour y intégrer notamment l'utilité sociale, le respect de l'ensemble des parties-prenantes et la gouvernance démocratique. Sans tomber dans une logique de compromis, il s'agit de créer un équilibre dynamique entre l'outil de gestion importé de l'économie traditionnelle et la finalité sociale de son utilisation par les acteurs. Cela suppose, toutefois, que ces acteurs s'autorégulent et soient formés à la critique.

Les organisations de l'ESS doivent également prévoir du temps pour favoriser le dialogue entre les acteurs, ainsi que favoriser des espaces organisationnels (tel qu'un conseil d'administration) où les débats peuvent avoir lieu pour que les valeurs sociales ne soient pas sacrifiées, au fil du temps, sur l'autel de la performance financière postulée par les outils de gestion.

Et c'est ainsi que les entreprises d'insertion n'ont pas à choisir entre un outil de gestion exporté et un autre à créer ex-nihilo. Elles peuvent solliciter leurs propres salariés, leur donner du pouvoir (ou « empowerment »), pour que soient intégrées les valeurs de l'ESS dans les outils de gestion permettant la formalisation et la mise en œuvre au quotidien de la stratégie.

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