Liberté : ça sent le Sapin

La présidente du Front National Marine Le Pen vient de remporter un spectaculaire succès au premier tour du scrutin régional, le ministre des Finances Michel Sapin étudie l'opportunité de reconnaître et de rémunérer les indics du fisc. Deux tremblements de terre au sein d'une nation et d'une société qui doivent réagir face à l'aliénation liberticide commune au programme d'ensemble de la première et au projet particulier du second. "Veut-on un pays de balances ?", s'inquiète l'avocat pénaliste Éric Dupond-Moretti.
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

D'un côté, le raz-de-marée annoncé du Front National, de l'autre, un projet de loi à l'étude destiné à rémunérer les "informateurs" ou "aviseurs" qui dénoncent l'existence de fraudes fiscales d'envergure. Bien sûr, Marine Le Pen n'est pas Michel Sapin, la digne héritière du père n'est en rien le ministre socialiste et républicain des Finances. Il n'empêche, le programme d'ensemble de la première et le projet particulier du second exhalent une même idée "vichyste" de la France.

Dans quel pays vit-on ? Quelle nation, quelle conception du vivre-ensemble, quel dessein au faire commun, la classe politique façonne-t-elle ? L'origine du triomphe frontiste est, on le sait, si protéiforme et son explication si complexe, que les éclairer toutes deux nécessiterait de longs développements. La gueule de bois est très sévère, l'onde de choc sur la salubrité même de la démocratie est considérable. Mais à son niveau, qui plus est dans la conjoncture d'un état d'urgence possiblement étendu au-delà des trois mois initiaux, le projet de Michel Sapin - révélé par Le Parisien le 5 décembre et que ses services nous ont confirmé ; il pourrait voir le jour au printemps prochain dans le cadre de la loi Sapin 2 sur la transparence qui sera débattue à l'Assemblée nationale - constitue bel et bien lui aussi une déflagration, et du même ordre. Pour plusieurs raisons.

Les fantômes de la Seconde Guerre mondiale

Elle illustre une "idée de la nation" que ne reniera pas Marine le Pen : sécuritaire, moralisatrice, propre, débarrassée des altérités, délatrice. Si pourchasser les fraudeurs et rapatrier dans les comptes publics quelques milliards d'euros supplémentaires est aussi légitime que nécessaire, recourir pour cela aux mêmes méthodes qui envoyèrent juifs, communistes, homosexuels, francs-maçons - avérés ou non - dans les geôles des milices françaises ou de la Gestapo allemande, puis dans les camps de concentration, décontenance.

L'indigence des comptes publics ne justifie pas l'emploi des procédés qui firent la honte de la nation soixante-dix ans plus tôt, sous le coup des millions de lettres de dénonciation. La traque des fraudeurs doit être sanctuarisée dans le strict cadre de la démocratie, c'est-à-dire confiée aux instances - judiciaires et policières - habilitées. Et seulement, uniquement à elles. "Croyez bien que s'il voit le jour, ce dispositif fera l'objet d'un cadre très strict  faisant obstacle aux possibles dérapages", assure-t-on dans l'entourage d'un ministre "personnellement favorable" audit dispositif. Peut-être. Mais le mal sera fait.

Demain, à qui le tour ?

Le problème ne doit même pas porter, comme s'y engouffrent les "indécis", sur les conditions, le périmètre, le cadre "éthique", la rémunération de la dénonciation. Non, en l'occurrence, il n'existe pas de ligne de démarcation entre l'acceptable et l'inacceptable dénonciation. La nature même du sujet est insupportable. Comment peut-on tolérer que l'État décide d'encourager et d'officialiser le droit de dénoncer, et cela quel qu'en soit l'objet ? Aujourd'hui la fraude fiscale, et demain ? L'automobiliste roulant trop vite ? Le quidam pollueur ? Et pourquoi pas le voisin qu'on suspecterait de pratiques intimes "amorales" ou de fumer des joints d'herbe sur son balcon ? Prendre pour ressort d'une méthode collective, d'un dispositif national, la jalousie et la morale intrinsèques à l'individu, est d'une irresponsabilité délétère. À moins de vouloir délibérément diviser les citoyens, fracturer la société, accélérer le phénomène déjà oppressant d'hyper-moralisation synonyme d'hygiénisme, d'aseptisation, d'uniformisation.

Démagogie et populisme

Rares sont les mots qui portent en eux un sens, une interprétation antithétiques. Collaborateur est de ceux-là. Le "bon" collaborateur travaille à une entreprise commune, le "mauvais" collaborateur œuvre au profit de l'occupant ennemi. L'équipe de Michel Sapin aspire-t-elle à une société collaborationniste, c'est-à-dire de collaborateurs dénonciateurs plutôt que de collaborateurs bâtisseurs ? Comment un dirigeant républicain, socialiste et qu'absolument rien ne suspecte d'une telle tentation, peut-il vouloir institutionnaliser le comportement d'"indic" et inoculer une méthode qui lézarde le fondement même de ce qui fait société, qui récompense ce que la nature humaine a de plus vil au fond d'elle-même, finalement qui déshonore l'humanité même de l'homme ?

Et, bien sûr, l'objet même du projet n'est pas fortuit : existe-t-il plus démagogique et populiste que de promettre à une population dans son immense majorité modeste, précaire voire miséreuse, de récupérer "l'argent salement gagné des riches", recourant là à un argument qui, juxtaposé à celui de la jalousie et de la morale, fera massivement mouche. L'écœurement est grand. Et l'acte est, symboliquement, grave : exhorter la population à "collaborer avec la police", c'est avouer que la police est faible, et donc que l'État est incapable. À chacun sa place est une condition majeure de la santé de la démocratie représentative.

Des combats à distinguer

Dénoncer n'est pas un acte citoyen, aucun intérêt collectif pécuniaire ne mérite la délation. Se soustraire à ses devoirs fiscaux justifie-t-il les mêmes méthodes qui doivent être employées lorsque l'intégrité d'un enfant est en péril ? Non, bien sûr. Les lanceurs d'alerte sont essentiels lorsque la cause est utile, lorsque la motivation est vertueuse, lorsque le combat est noble. On ne compare pas la courageuse Irène Frachon, à l'origine des révélations sur les méfaits du Médiator, à Bradley Birkenfeld, qui déclencha le scandale UBS aux États-Unis - la banque suisse se délesta de 700 millions de dollars et d'une liste de 4 450 clients auprès des autorités américaines - et pour cela fut rétribué 104 millions de dollars à sa sortie de prison, n'avait, selon Le Parisien dans son édition du 5 décembre, engagé son chemin rédempteur qu'après avoir découvert que sa hiérarchie ne couvrait pas ceux qui, comme lui, lui servaient de rabatteurs auprès de richissimes Américains déterminés à soustraire leur fortune au fisc domestique.

La citoyenneté interpellée

À l'origine d'actes jugés "salauds" par les uns et "citoyens" par d'autres - en l'occurrence, ce scandale fut pour beaucoup dans le durcissement des législations et dans les pressions exercées en faveur d'une meilleure traçabilité des exils frauduleux -, les motivations sont donc parfois très douteuses. Le substrat (historique, culturel, politique, idéologique) de la citoyenneté et donc de ce qui "justifie" la dénonciation n'est pas comparable d'un pays à l'autre ; en France, il semblait impensable que l'État légitime l'immorale délation anonyme qui avait sali le pays pendant la Seconde Guerre mondiale et qui, chaque jour, invite les services du fisc à ouvrir des contrôles. On découvre que l'impensable est possible.

Oui au renforcement des moyens administratifs, lisibles, légaux pour traquer les délits ; non au recours à ce qui encrasse les principes de dignité et de loyauté. L'encouragement à l'indignité et à la déloyauté dans un contexte de contraction des libertés visibles, mais surtout de rétrécissement de nombreuses libertés invisibles et de toutes les formes d'indiscipline, de transgression, de subversion pourtant si essentielles à la santé démocratique, promet une nation empoisonnée. Marine Le Pen peut se frotter les mains : même dans le camp socialiste, elle semble pouvoir compter des... collaborateurs.

Michel Sapin face à ses responsabilités

Samedi 5 décembre, déjeuner avec le peintre Jacques Truphémus. À l'écoute de cette désastreuse nouvelle, la stupéfaction et le dépit de ce citoyen de 93 ans sont immenses, la peine de celui qui faillit mourir dans des camps d'internement lors de la Seconde Guerre mondiale est incommensurable. Quelques heures plus tard, appel téléphonique de l'avocat Éric Dupond-Morettti. Deux jours plus tôt, Acteurs de l'économie - La Tribune le faisait intervenir dans une master class à l'Université Lyon 3 pour interpeller plusieurs centaines de spectateurs, avec ses mots, ses tripes, son expérience, et sa double légitimité de pénaliste et d'homme, sur l'impérieuse nécessité, trois semaines après les attentats qui avaient endeuillé toutes les démocraties et quelques jours avant un scrutin régional promis au Front National, d'être en combat.

En combat en faveur d'une liberté de penser et de dire qui n'a jamais été autant agressée que sous cette ère hyper-moralisatrice, une liberté de penser et de dire qui conditionne l'épanouissement, l'autonomie, l'accomplissement de tout individu. À l'autre bout du fil s'exprime alors un citoyen lui aussi dévasté par une nouvelle à laquelle ses convictions partagées le 3 décembre faisaient particulièrement écho. "Veut-on faire de la France un pays de balances ?"

L'heure est à se dresser pour faire front face à la conquête électorale de Marine Le Pen et aux répercussions liberticides du projet de Michel Sapin. Deux combats communs en certains points. Si l'élimination de l'idéologie nauséabonde de la première est entre les mains très éparpillées de près de 45 millions de Français, l'enterrement du projet du second est concentré entre celles de responsables politiques socialistes objectivement peu suspects de déviance éthique. "Le dossier est à l'étude", a confié l'intéressé. Il est donc encore temps pour lui d'y renoncer, et aux... citoyens de l'y inciter.

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Commentaire 1
à écrit le 08/12/2015 à 17:31
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Tout est dit et au delà dans ce commentaire et ce salutaire rappel à quelques vérités essentielles. Reste une question: le principe de délation entrera-t-il dans les prochains programmes d'éducation civique et morale au titre d'une désormais "valeur...

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