Bruno Bonnell dans The Apprentice : mais qu'est-il allé faire dans cette galère ?

Par Denis Lafay  |   |  987  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
L'échec de la consternante émission de M6 diffusée mercredi interroge les motivations profondes du Pdg de Robopolis et d'Awabot. Le fossé entre le visage qu'il a exhibé et la réalité de sa personnalité laisse perplexe. S'est-il fait piéger ?

Oui, qu'est-il donc allé faire dans cette galère ? Au lendemain de la diffusion sur M6 des premiers épisodes de la version française de The Apprentice (l'émission américaine fut incarnée notamment par le « sémillant » Donald Trump, aujourd'hui candidat aussi bouffon que menaçant à la primaire républicaine), Bruno Bonnell doit se mordre les doigts.

Passe l'audience apocalyptique : avec 1,026 million de téléspectateurs (contre 2,8 sur France 3 et même 1,4 sur Arte), la chaîne enregistre son pire score en prime time depuis 2010. Passe également l'humiliation d'une très certaine déprogrammation au-delà de la diffusion, réglementairement obligatoire, des épisodes de mercredi prochain. Non, ce qui domine au-delà de tout, c'est l'incrédulité quant aux motivations qui ont conduit le PDG de Robopolis et d'Awabot à se fourvoyer dans un tel maelström. Et une double question se pose : s'est-il laissé piéger par l'orchestration et le montage de l'émission ? Assume-t-il une scénarisation à certains égards pitoyable et même obscène ?

Pitoyable

Quatorze candidats, répartis en deux groupes féminin et masculin, s'affrontent pour décrocher le CDI promis par Bruno Bonnell pour devenir directeur du développement commercial de sa société. Chaque épisode se conclut par l'élimination d'un candidat, arbitrée par le charismatique co-fondateur de feu Infogrames après consultation de ses deux acolytes, ses directeurs commercial et de la communication.

Pitoyable est en effet l'émission, et en premier lieu le casting, comme il se doit le plus largement représentatif des catégories - sociales, générationnelles, ethniques, etc. - : même en fouillant attentivement, on se demande bien qui de la bimbo hystérique digne des pires téléréalités de la TNT ou de l'insupportable gouailleur sorti d'une concession automobile, pourrait trouver grâce aux yeux de Bruno Bonnell et donc place dans son entreprise. Pitoyable est aussi la scénarisation : les gros plans se focalisent sur les crêpages de chignon, prises de becs et autres coups de gueule, la musique dramatise chaque instant même le plus insipide, les vides abyssaux sont comblés par l'irruption d'une digression et une manière de filmer archétypale de tous les formats de télé-réalité.

Amoral

On n'est pas loin des Marseillais à Miami ou du Bachelor, au point d'ailleurs que le comportement caricatural de certains candidats et la situation ubuesque de ceux aujourd'hui en emploi et qui exposent leur souhait de le quitter pour rejoindre Robopolis, mettent en doute l'authenticité même de leur démarche : sont-ils comédiens ?

Enfin, et c'est là que le pitoyable exalte l'obscène formant ensemble une confondante amoralité : cette résurrection, modernisée, des jeux du cirque consacre la guerre pour l'emploi dans un pays dévasté par le chômage. Et elle sera d'autant moins compréhensible s'il s'avère, ce que les responsables de l'émission et l'intéressé refusent de commenter, que ce dernier a été rémunéré, qui plus est grassement comme il est de coutume dans ce genre d'émission.

Narcissisme

Cette émission incarne ce que la télévision concentre, désormais, de narcissisme et d'exhibitionnisme repoussants, destinés à colmater ce qui fait commun à la plupart des formats télévisés : la vacuité.

Enfin, que ce spectacle ait pour scène et mette en scène l'entreprise est, tout simplement, délétère. A l'heure où leur existence mais aussi leur réputation sont en souffrance, les entreprises - et, tout aussi grave : la « famille » des entrepreneurs, représentée à l'écran par un Bruno Bonnell pourtant parfaitement légitime dans l'habit - sont ici victimes d'un très regrettable discrédit. L'entreprise n'est pas l'agressivité, exposée sans relâche pendant trois heures, la recherche d'un emploi n'est pas la guerre à laquelle les candidats se sont livré avec force mise en scène. Seule (petite) consolation : les répercussions de cet « accident industriel » sur les comptes de M6 et du producteur Endemol.

Incohérences

N'en jetez plus ! Or pour qui « connait » Bruno Bonnell, par ailleurs président du conseil d'administration d'EMLYON - les railleries n'ont pas manqué au sein du corps professoral, parmi les étudiants et dans le cénacle des écoles de commerce -, il y a « quelque chose » et même « beaucoup de choses » qui ne lui ressemblent pas. Certes, ce grand professionnel de la communication nourri d'un égotisme et d'un besoin aigu de reconnaissance qui le prêtent volontiers à cet exercice télévisé, était « tout trouvé ». Mais l'intérêt et la consistance, bien faibles, de ses rares interventions - moins nombreuses que les plans silencieux destinés à la dramatisation - dissonent d'une personnalité en réalité « profonde », c'est-à-dire capable des raisonnements les plus aboutis, des expérimentations les plus audacieuses, et des confessions les plus sensibles.

A LIRE| Bruno Bonnell, l'homme providentiel de la robotique

Rien de ses convictions sur l'entreprise, de son parcours aussi cahoteux que passionnant de double entrepreneur « bâtisseur » et « résilient », de sa foi dans la substantifique moelle de l'esprit d'entreprendre, de ses croyances en quelques principes moraux inaliénables, de sa faculté à partager avec sincérité ses fêlures, n'a transpiré à l'écran.

L'entreprise, inadaptée à la télévision

Rien de sa disponibilité et de son empathie, réelles, à la pédagogie n'a été visible. Rien de ce que devrait « montrer » - c'est-à-dire instiller, éveiller, susciter - un patron comme lui n'a été perceptible. La réalité de l'émission ne correspond pas à ce que ceux qui le « pratiquent » connaissent de Bruno Bonnell. Un comble, pour une émission de télé-réalité...

Reste que cet échec est aussi une démonstration supplémentaire que l'entreprise est un « bien » invendable à la télévision, inaudible du public, et compliqué à traiter éditorialement. Toute tentative, même donc les moins adaptées, semble vouée à l'échec. Bien dommage...