Les deux gros points faibles du Quantitative Easing

Par Par Patrick Artus, économiste et membre du comité exécutif Natixis  |   |  892  mots
La Banque centrale européenne a donc fait le choix du Quantitative Easing (QE). La BCE va racheter massivement de la dette publique et privée jusqu'à 60 milliards d'euros par mois, au moins jusqu'à septembre 2016. Cette stratégie ne sera toutefois pas sans effets secondaires.

Le Quantitative Easing (qui va débuter dans la zone euro) fait apparaître deux problèmes sérieux, liés, mais de nature différente. D'abord l'insuffisance de l'offre d'actifs sans risque (de dette publique essentiellement) qui reste disponible pour les investisseurs ; ceci conduit à des taux d'intérêt absurdement bas sur les dettes sans risque, avec un excès chronique de demande pour ces dettes, qui doivent être suffisamment abondantes, ce qui n'est plus le cas avec le Quantitative Easing, pour qu'il y ait un fonctionnement « harmonieux » des économies ; ceci est d'autant plus vrai que ces dettes sans risque sont déjà détenues comme réserves de change.

Insuffisance de l'offre d'actifs sans risque

Ensuite le niveau trop faible des primes de risque sur les actifs risqués : les investisseurs sont obligés de se reporter des actifs sans risque vers les actifs risqués en raison de l'insuffisance de l'offre d'actifs sans risque. Ceci écrase anormalement les primes de risque, et implique que les investisseurs achètent des actifs risqués sans recevoir les primes de risque correspondantes, ce qui est extrêmement dangereux.

Les investisseurs seront donc confrontés à deux risques dans le futur : la remontée des taux d'intérêt sans risque, sauf si les Banques Centrales décident de l'interdire définitivement ; le retour à une valorisation normale du risque.

Le premier problème est donc l'insuffisance de l'offre d'actifs sans risque. Le Quantitative Easing consiste, en grande partie, à ce que les Banques Centrales achètent des dettes sans risque en l'échange de la création monétaire. Ceci s'est vu aux États-Unis et au Royaume-Uni depuis 2009, au Japon depuis 2013, et va débuter dans la zone euro en 2015. Il s'agit essentiellement de dettes publiques.

L'offre de dette publique réduite pour le privé

L'offre de dette publique qui est disponible pour les agents économiques privés est alors réduite. Ceci est d'autant plus le cas que les dettes publiques sont déjà utilisées comme réserves de change par les Banques Centrales. L'encours de dette publique qui reste disponible est donc réduit : par la détention de dette publique par les Banques Centrales sous la forme de réserves de change et par la détention de dette publique par les Banques Centrales en raison du Quantitative Easing.

Prenons les exemples des États-Unis et de la Zone euro. La partie de la dette publique qui n'est plus disponible pour les agents économiques privés représente 54 % du total aux États-Unis et 52 % du total dans la zone euro. Dans la zone euro, les non-résidents détiennent 4 600 Mds euros de dette publique, les investisseurs institutionnels de la zone euro seulement 1 700 Mds euros.

Écrasement des primes de risques

Ceci crée une situation chronique d'excès de demande pour les dettes sans risque (les dettes publiques), d'où le niveau très bas des taux d'intérêt à long terme sur les dettes publiques.

Le taux d'intérêt à 10 ans est aujourd'hui de 0,3 % en Allemagne et 0,5 % en France, il sera encore plus bas quand le Quantitative Easing aura effectivement débuté en mars 2015.

Pour fonctionner convenablement, l'économie a besoin d'une quantité suffisante d'actifs sans risque (essentiellement de dettes publiques). Si les Banques Centrales retirent une quantité trop importante de dettes sans risque, il y aura pénurie de dette sans risque pour les agents économiques privés, d'où le prix très élevé de ces dettes, mais aussi d'où une forte inefficacité pour l'économie.

Le second problème est l'écrasement des primes de risque. Les investisseurs ne disposent plus d'un stock suffisant d'actifs sans risque (de dette publique) puisqu'une partie importante des dettes publiques est transférée sur le bilan de la Banque Centrale. De ce fait, les investisseurs sont obligés d'acheter des actifs risqués, ce qui, à l'équilibre, conduit à l'écrasement des primes de risque, sur les dettes des entreprises, sur les dettes des banques, sur les actions, sur les dettes publiques périphériques de la zone euro.

Un décalage risqué

Aujourd'hui, la prime de risque sur la dette senior (normale) des Banques est tombée à 50 points de base ; elle est nulle sur les dettes sécurisées (obligations foncières, covered bonds) des banques. L'Italie et l'Espagne s'endettent à 10 ans à 1,5 % environ ; la valorisation des actions est supérieure à sa valeur historique. Le Quantitative Easing va encore écraser davantage ces primes de risque.

Le fait que ces primes de risque ne correspondent plus à la réalité du risque est très dangereux : les prix relatifs des actifs financiers sont déformés, les investisseurs achètent des actifs risqués sans recevoir la prime de risque qui les accompagne normalement.

Le Quantitative Easing génère donc deux risques différents pour les investisseurs dans le futur. Le risque de remontée des taux d'intérêt sans risque ; mais ce risque est contrôlable par les Banques Centrales : il suffit qu'elles continuent à acheter des dettes publiques. Le risque de « repricing » (de retour à une valorisation normale) du risque, c'est-à-dire de remontée des primes de risque à un niveau correspondant à la réalité du risque. Ce risque est beaucoup plus difficilement contrôlable par les Banques Centrales, car elles rejettent en général l'idée d'acheter les actifs risqués (dettes privées, actions...).