Chaque journaliste est en pleurs, en rage, en combat

Par Denis Lafay  |   |  736  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
C'est notre 11 septembre à nous, journalistes. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo ne fait pas que plonger la corporation dans la détresse : celle-ci a désormais le devoir d'affecter à l'indicible un sens et une utilité qui rendront éternelle la mémoire des victimes de la barbarie.

C'est notre 11 septembre à nous, journalistes. Quels qu'en soient les auteurs et les motivations, le massacre perpétré chez Charlie Hebdo restera, pour toujours, un événement charnière dans l'histoire de l'information. La détresse au sein de la communauté des journalistes est incommensurable, chaque journaliste a reçu un coup de poignard, chaque coeur de journaliste saigne, les yeux de chaque journaliste ont envie de pleurer. Ou pleurent. Aucun mot ne peut traduire l'émotion qui depuis ce funeste 7 janvier envahit le corps, tout entier, de chacun d'eux.

Courage et liberté

Mais immédiatement, moins dans un élan de survie que parce que le sentiment, même très modeste, de participer utilement à « quelque chose » fait partie intrinsèque de leur métier, ces journalistes de Paris ou de Villefranche-de-Rouergue, de New York ou de Peshawar, de Ouagadougou ou de Moscou, perçoivent au plus loin dans leur conscience et dans leurs tripes que cet indicible ne sera par un engrais infructueux. Au contraire, il y germera puis prospérera matière à raffermir encore plus la démocratie, à accomplir leur métier avec encore plus d'exigence et d'audace, à fouiller les ressorts d'un sens de la responsabilité encore plus grand. Tout cela non seulement parce qu'ils se "doivent" d'honorer la mémoire d'une rédaction décimée et d'humains assassinés, mais aussi parce que l'équipe de Charlie Hebdo a payé, sous les coups barbares de probables fondamentalistes, un combat, un courage, et une liberté qui ont valeur d'exemple.

Honorer

Cabu, Charb, Philippe, Tignous, Wolinski, Elsa, Bernard, Mustapha, Michel : dans le sillage de votre lutte, de votre bravoure, de votre indépendance momentanément décapitées, la profession si souvent décriée - non sans raison d'ailleurs - recouvre une légitimité et une justification au sein de la population. Celle-ci redécouvre la contribution, fondamentale, de l'information au fonctionnement de la démocratie, elle se réapproprie la participation, capitale, de la presse à revitaliser le « vivre-ensemble » dans une société fracturée, morcelée, ségrégée. Ce que vous tous - comme l'ensemble de vos confrères qui régulièrement payent par la mort, l'emprisonnement, ou l'interdiction d'exercer, une vocation de simplement dire, témoigner, partager -, avez entrepris rappelle à votre corporation ce qui forme la substantifique moelle du sens même de son métier, et ce sens nul doute que chaque journaliste aguerri, chaque journaliste en devenir, chaque jeune qui aspire à devenir journaliste, ne manqueront pas de le rechercher et de l'honorer avec davantage encore de détermination.

Utilité

Cet effroyable drame constitue une exhortation pour les journalistes à élever donc leur exigence et leur éthique, mais aussi pour l'ensemble de l'opinion publique et des cénacles décisionnels à considérer autrement le travail des journalistes. L'abomination de l'acte révulse, mais comme dans toute mort lorsqu'elle frappe un proche, on lui cherche une issue, un enseignement, une utilité, afin de maintenir en vie une vie disparue. Chaque citoyen l'a montré de manière émouvante et spectaculaire dans les villes de France au soir de l'horreur, et bien sûr chaque journaliste du monde entier l'éprouve tout particulièrement : chacun est bel et bien Charlie, parce que de la tentative d'éradication de l'hebdomadaire résulte la prise de conscience, universelle, que les journalistes font barrière aux obscurantismes de toutes sortes, aux intolérances les plus répugnantes, même - et surtout - lorsque leur travail bouscule, révèle, bouleverse. Nous serons donc, pour toujours, des Charlie.

Sang

Le 10 rue Nicolas Appert est le World Trade Center de la communauté des journalistes. Mais le sang qui y a coulé n'est pas resté incrusté sur le sol ou les murs de la salle de rédaction : il perle désormais dans les veines de chaque journaliste. Eternellement. Un sang qui dopera l'énergie, la détermination, la foi de tous les journalistes, qu'ils soient chroniqueur éditorial d'une radio nationale ou modeste rubricard d'un quotidien local, qu'ils planquent dans les rue de Homs ou arpentent les salons ministériels, qu'ils enquêtent dans les entreprises ou critiquent les spectacles de danse. La mort de Cabu et de Maris, de Charb ou de Wolinski n'aura pas été inutile. En tous les cas il est de la responsabilité, et plus encore du devoir de chaque journaliste de travailler afin que cette exigence soit, chaque jour, exaucée.