Notation scolaire : oui, il faut tout remettre en cause

Par Denis Lafay  |   |  1225  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Les débats des Journées nationales de l'évaluation se seront achevés ce 11 décembre sous les auspices de la ministre de l'Education nationale Najat Vallaud-Belkacem et, bien sûr, auront opposé de manière caricaturale les tenants d'une refonte de la notation aux défenseurs de la mesure traditionnelle. Ou plutôt, ainsi jugés par les adversaires respectifs, les disciples du laxisme aux partisans d'un rigorisme suranné. Mais doit-il y avoir encore débat ?

Oui, doit-il y avoir encore débat sur la nécessité de recomposer le système d'évaluation ? La France fossilisée dans les tréfonds (25e rang) du fameux classement PISA mesurant la qualité pédagogique et sociale des systèmes éducatifs des pays de l'OCDE, l'urgence, on le sait, est à reconsidérer de fond en comble non seulement l'édifice qui abrite le premier budget et le premier employeur de France, mais aussi les process qui préparent (ou plutôt ne préparent pas) la jeunesse à exercer un métier, à occuper un emploi, à revendiquer une utilité, à accomplir une citoyenneté dans un monde de ruptures protéiformes, délesté des repères traditionnels - frontières, stabilité, Etat, langue, outils technologiques, etc. - et qui exige des aptitudes sans cesse renouvelées. Comment les apôtres du statu quo peuvent-ils estimer que la notation sur 20 permet de former cette jeunesse à se déplacer, oser, agir dans un tel contexte disruptif ?

Confiance réprimée

Car en premier lieu, ce que cette notation traditionnelle signifie, c'est la fragilisation de la confiance, l'exclusion des « marginaux du système » (150 000 jeunes quittent chaque année le système scolaire sans aucune formation) dont l'intelligence souvent méprisée, insoupçonnée, originale, échappe aux règles de reconnaissance, et la consolidation de la pire des inégalités : celle de naissance.

Fragilisation de la confiance, car comment prendre conscience de « ce » que l'on est, de « ce » que l'on possède déjà, de « ce » que l'on peut faire grandir au fond de soi quand on constate d'une part que seule la capacité à répondre favorablement aux dogmes traditionnels de l'apprentissage est récompensée, d'autre part que des champs immenses composant ce fameux « ce » - l'inventivité, l'audace, la créativité, l'esprit collaboratif, l'altruisme, le sens artistique, la curiosité, etc. - sont ignorés voire chassés ? Oui, comment prendre confiance quand chaque évaluation est synonyme d'un double échec : vis-à-vis de soi et vis-à-vis d'une institution publique et donc d'un pilier de la République censés préparer, former et, au-delà, consolider le vivre-ensemble ?

Marignan ou Chili ?

Exclusion desdits « marginaux du système » par ailleurs, et là encore les manifestations sont multiples : pour chaque individu concerné une mise au ban de l'emploi et donc d'une construction de lui bien souvent irréversible, un risque élevé d'éruption au sein de la société, un véritable gâchis à l'aune de potentialités souvent formidables que cette jeunesse ségrégée pourrait mettre à profit dans des métiers adaptés.Enfin, la doctrine de la notation traditionnelle consolide la pire des inégalités, celle de naissance. En effet, elle est à la fois un instrument et un reflet d'un système éducatif qui, comme le stigmatise en premier lieu le rapport PISA, récompense ce que la « bonne » éducation, la maîtrise des « bons » codes, l'assujettissement aux « bons » critères de reconnaissance favorisent.

En s'interdisant de tenir compte des connaissances et des centres d'intérêt « non officiels » - éveil artistique, actualité, aptitudes manuelles, etc. -, ce système de notation écarte les enfants et les adolescents dépouillés dès leur naissance de ce capital déterminant et sanctuarise les castes d'élites. A ce sujet, il faut entendre la chanson de Leny Escudéro, Le cancre, qui plonge dans la conscience d'un collégien rêveur, et curieux de « comprendre » un coup d'Etat au Chili auquel l'enseignant coupe court et préfère la stricte maîtrise des ressorts de la bataille de Marignan.

« Contre les autres » ou « au fond de soi » ?

Les symboles auxquels ses partisans associent la notation traditionnelle sont nombreux : en premier lieu l'exercice de l'autorité bien sûr, mais aussi la formation et l'endurcissement pour « être apte à guerroyer et à sortir vainqueur dans un monde d'adversité et de compétition ». Car en effet, à quoi d'autre que fertiliser dès le plus jeune âge l'esprit de compétition, la logique de classement, la rivalité... et le dénigrement des plus vulnérables, le système de notation prépare-t-il ? Or, comme le rappelait à Lyon le 2 décembre Jean-Paul Delevoye, président du CESE, le monde d'aujourd'hui et a fortiori de demain sera celui de la « collaboration ». Une culture de la collaboration qui certes ne se substituera pas à la compétition mais mettra en valeur des personnalités « bien faites », agiles, entreprenantes, audacieuses, originales. Et confiantes.

Or cette culture, la développe-t-on contre les autres ou au fond de soi ? Et est-ce dans la mise à l'écart des « invisibles du système » que peut être accomplie l'urgence de revitaliser le lien dans une société compartimentée et ghettoïsée ? " Pourquoi n'individualise-t-on pas strictement l'interprétation des notes afin de faire progresser l'enfant vis-à-vis seulement de lui-même et plus de l'ensemble de ses camarades ?, questionne le philosophe Robert Misrahi. Apprendre à être meilleur par rapport à soi plutôt qu'aux autres changerait radicalement l'esprit de compétition". Façonner une jeunesse compétitrice ne fabrique pas nécessairement de "bons" et "heureux" compétiteurs...

Un mal plus profond

Mais si le débat sur le système de notation est légitime, il n'est jamais que la cristallisation d'un mal autrement plus profond : le comportement du corps professoral. L'observation ne s'adresse bien sûr pas à chacun de ceux qui conçoivent encore leur métier dans sa dimension vocationnelle et éducationnelle, qui travaillent avec exigence mais bienveillance à aider enfants et adolescents à se construire, c'est-à-dire à se découvrir et à se réaliser, qui accomplissent leur responsabilité dans le respect des deniers publics, qui résistent à l'abrutissement et à la démotivation qu'imposent une organisation figée, malthusienne, déresponsabilisante, et une reconnaissance pécuniaire inadaptée - est-il normal que la rémunération d'un enseignant en mathématiques soit la même qu'il exerce auprès des enfants de cadres supérieurs à Neuilly-sur-Seine ou des rejetons d'ouvriers chômeurs à la Courneuve, qu'il s'implique ou non dans la vie de l'établissement ou en faveur du soutien scolaire ? -.

Former des résistants

Non, l'anathème vise ceux qui ont succombé au déterminisme social, qui ont abandonné ce que le sociologue François Dubet circonscrit au « projet moral et éducatif » de l'école républicaine, qui se concentrent exclusivement sur la performance et l'apprentissage des savoirs et négligent la construction d'un savoir-être et d'un savoir-penser autonomes, qui privilégient leur intérêt particulier et celui de leur corporation aux enjeux de leur auditoire, qui...La liste est longue. Et finalement, ce qui est intrinsèquement coupable est moins le système de notation que le comportement et les commentaires qui l'escortent. En l'occurrence, un 7/20 accompagné d'une explication circonstanciée et d'un dialogue mettant en lumière un « mieux », une marge de progrès et un encouragement, peut être profitable.

Mais combien d'enseignants accomplissement ce temps de la pédagogie et de la mise en confiance ? « L'école a vocation à résister et à former des résistants. Il ne s'agit pas d'isoler les jeunes des désordres et des passions du monde, mais simplement de les rendre plus intelligents pour comprendre le monde et y trouver, à partir de raisonnements autonomes, une place », rappelle François Dubet. Changer le système de notation favoriserait-il l'exaucement de son vœu ?