La stagnation économique est-elle notre horizon ?

Par Par Pierre Dockès, Professeur émérite université Lumière Lyon 2  |   |  776  mots
Les Trente glorieuses étaient une parenthèse heureuse. Soit ! Et si toute la période de 1750 jusqu'en 2007 était une exception ? La vieille idée de stagnation séculaire est-elle en train de redevenir d'actualité ? Retour aux classiques, à Ricardo et Stuart Mill, à leur état stationnaire, retour aux idées de l'américain Hansen et de l'anglais Keynes en 1937. Pierre Dockès sera présent aux JECO 2014, dont la Tribune et Acteurs de l'économie sont partenaires.

Pourquoi 1937 ? Après l'effondrement du début des années Trente, il y avait eu deux ou trois années de vive reprise aux États-Unis grâce à l'investissement public. Lorsque Roosevelt crut pouvoir revenir à l'équilibre budgétaire, l'économie s'effondra à nouveau, ce qui fit penser que le ressort était cassé. Pour Keynes et Hansen, le problème est la faiblesse des occasions d'investir. Ils incriminent la chute de la démographie, celle des investissements intenses en capital de l'époque des révolutions industrielles, la fin de la frontier américaine, cette potentialité d'extension vers l'Ouest (« le temps du monde fini commence », comme l'exprimera Valéry).

Une dépression structurelle

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l'opinion majoritaire est qu'après une phase de reconstruction, il y aura rechute dans une dépression structurelle. On sait ce qu'il advint. Trente ans de croissance fabuleuse de la productivité par tête à des taux moyens supérieurs à 5%. Quand la productivité croît à de tels taux, il y a « du grain à moudre », les salaires réels et les profits peuvent croître de conserve et la conflictualité se porte sur le partage des gains, lorsqu'elle stagne, les profits ne peuvent croître qu'en prenant sur les salaires.

On en est là ! La productivité par travailleur n'augmente plus, voire diminue, la situation restant un peu meilleure aux États-Unis (1% en 2012-2013) qu'en France et en Allemagne (stagnation) et meilleure dans la zone euro qu'au Royaume-Uni (où elle baisse). Et contrairement à ce que l'on pourrait supposer, les pays émergents connaissent un vif déclin. La chute avait débuté en 1975 et si les années 1994-2006, celles de la « Nouvelle économie », permirent un net rebond surtout aux États-Unis, depuis la crise on s'achemine vers un encéphalogramme plat. Pourquoi ?

Les fruits ont déjà été cueillis

Pour Larry Summers, les occasions d'investir se sont réduites, le monde subit une offre d'épargne pléthorique : on ne peut plus compter sur la démographie, les innovations que la révolution des nouvelles technologies apportent sont peu « capital using », la montée des inégalités produit l'excès d'épargne, c'est retrouver Hansen - Keynes. Pour Tyler Cowen, les fruits les plus faciles d'accès de la nouvelle révolution industrielle « ont déjà été cueillis ». Pour Robert Gordon, les gains en productivité issus de la révolution communicationnelle ont été surestimés et, même si le taux de croissance de la productivité restait celui des années 1987-2007 (1,8%) « six vents contraires » viennent le déprimer : la démographie assoupie, la fin du « boom » éducatif, la croissance des inégalités, l'austérité budgétaire liée au niveau des dettes souveraines, la compétition mondialisée et la détérioration climatique.

La productivité de l'heure de travail stagne, ce n'est pas principalement du à l'intensité capitalistique (le nombre de machines par travailleur), mais à ce que la productivité globale des facteurs n'augmente plus. Ce que l'on nomme souvent « progrès technique » est en fait un « fourre-tout » qui prend en compte les innovations techniques, organisationnelles, la qualité du travail, les rendements d'échelle. À la fin des années 1960, elle s'accroissait de 4% par an, aujourd'hui, elle ne croît plus que de 0,6% aux États-Unis, elle stagne ou baisse en Europe, au Japon.

La disparition du cercle vertueux

S'il n'est pas besoin d'être schumpétérien pour douter de la disparition des innovations porteuses de progrès de la productivité, en revanche, il est probable que la poursuite de la montée relative des services au détriment des activités manufacturières réduit les gains de productivité et, comme le souligne Patrick Artus, qu'il y a un problème de mesure, une fraction des effets positifs des innovations ne s'inscrivant pas dans le PIB.

Surtout, il faut incriminer la disparition de la « causalité cumulative » entre l'offre et la demande analysée pour la première fois par Adam Smith, reprise par Kaldor : grâce aux rendements d'échelle croissants, un accroissement de demande induit la croissance de la productivité, donc le revenu par tête, ce qui en retour accroît la demande. La stagnation des salaires, la croissance des inégalités, la compétition transnationale, les politiques d'austérité en cassant la demande bloquent les rendements d'échelle. Dans les années soixante, ils expliquaient la moitié de la croissance de la productivité globale des facteurs, la disparition de ce cercle vertueux rend compte de sa stagnation aujourd'hui.

Pierre Dockès interviendra aux journées de l'économie, le 15 novembre de 9h00 à 10h30, à la Salle Rameau, sur le thème : "Sortie de crise ou stagnation séculaire? "