Modulation des allocations familiales : enfin une décision juste

Par Par Denis Lafay, directeur de la rédaction d'Acteurs de l'économie  |   |  1093  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Alors que débute ce 21 octobre l'examen du budget 2015 de la Sécurité sociale, la décision gouvernementale de moduler les allocations familiales selon les revenus divise, même fracture la société. Pourtant, rapportée à ce qui devrait être non sa finalité - contribuer à résorber le déficit de la Sécurité Sociale - mais sa destination - juguler les insupportables inégalités dites d'éducation et de naissance -, elle traduit une juste démarche. Encore faudrait-il qu'elle soit utilement, lisiblement et... justement gérée.

Dans ces mêmes colonnes de La Tribune le 17 octobre, Jean-Claude Mailly résumait clairement les motivations communes des opposants, de tous bords, à la « modulation des prestations familiales selon les revenus » annoncée par le gouvernement et qui, à partir du 1er juillet 2015, devrait diviser les allocations respectivement par deux et quatre dans les foyers aux revenus supérieurs à 6 000 et 8 000 euros mensuels. Selon le secrétaire général de FO, une mesure d'économies budgétaires de 800 millions d'euros en année pleine n'est pas une mesure de justice sociale, la sacro-sainte règle de l'universalité des prestations ne doit pas être remise en cause, désormais la dynamique démographique propre à la France est menacée - une réalité, dès lors que les familles nombreuses seront proportionnellement les plus affectées -, et le principe même de « solidarité nationale » gravement fissuré.

Demain la branche maladie ?

Qui donc peut aussi contester que cette brèche ouverte dans le pacte national, qui constitue le socle même de la société et du vivre-ensemble, pourrait laisser s'engouffrer dans son sillage des raisonnements du même ordre ailleurs, et par exemple dans la branche maladie ? Demain, chaque citoyen devra-t-il participer au coût de ses soins à hauteur graduée de ses revenus ? Un tel spectre serait susceptible de briser le principe même de Sécurité Sociale et de faire prospérer les opérateurs privés vers lesquels les classes aisées et moyennes ne manqueraient pas de se tourner.

Universalité ne signifie pas uniformité

Mais Marisol Touraine, ministre de la Santé, a tout aussi raison de le rappeler : universalité ne signifie pas uniformité. Et en l'occurrence, s'il s'agit de débattre du principe, pour les uns violé pour d'autres honoré, de « justice », le raisonnement des contempteurs du nouveau dispositif est contestable.

En effet, les allocations familiales ont pour vocation fondamentale de participer à financer, dans sa large acception, « l'éducation » des enfants. C'est-à-dire, dans l'absolu, tout ce qui concourt à leur donner les moyens de se construire individuellement et dans une société au sein de laquelle ils sont appelés, un jour, à exercer un rôle, une responsabilité. Une contribution. Les manifestations sont infinies (ou presque) : se nourrir et se loger correctement, se déplacer facilement, accéder aux outils - y compris vestimentaires ou ludiques - de sociabilisation, pratiquer des loisirs, bénéficier de supports privilégiés - cours de soutien scolaire, etc. Or, existe-t-il plus inique injustice, existe-t-il plus scandaleuse inégalité que celles dites « de naissance » ?

Des écarts de niveau de vie qui explosent

Lorsqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et en droite ligne des travaux du Conseil national de la résistance plus tard sanctuarisés par la Déclaration universelle des droits de l'homme, le principe d'universalité des droits fut intégré à la création de la Sécurité sociale, la société française s'apprêtait à se reconstruire. Certes elle n'était pas homogène, l'inégalité des chances était incontestable, mais alors cette dernière était acceptable, combattue. Et surtout, les opportunités de quitter le ghetto social et les perspectives d'ascension sociale étaient réelles.

Soixante-dix ans plus tard, ce que les travaux de l'Observatoire des inégalités démontrent sont accablants : les écarts de niveau de vie ont régulièrement reculé, mais depuis quinze ans repartent à la hausse, sous l'effet dissymétrique conjugué de l'enrichissement des 10% les plus riches et de l'appauvrissement des 10% les plus pauvres. Entre 2001 et 2011, le niveau de vie moyen annuel des 10 % les plus pauvres n'a progressé que de 0,9 %, celui des 10 % les plus riches a bondi de 16,4 %. L'évolution de l'indice de Gini, autre indicateur des inégalités de revenus, atteste du même constat : il était passé de 0,331 dans les années 1970 à 0,277 dans les années 1990 et désormais dépasse de nouveau la barre des 0,300 - plus il est proche de 0 plus il tend à l'égalité.

Inacceptable déterminisme social

Cette contextualisation n'est pas neutre dans l'appréciation du « bouleversement systémique » décrété par le gouvernement. Car l'aggravation des inégalités de niveau de vie se porte en premier lieu sur celles qui déterminent l'avenir des enfants puis des adolescents puis des adultes : l'éducation. Connait-on plus « inacceptable » que le déterminisme social ? Y a-t-il plus odieux que le conditionnement de toute existence à la chance pour les uns d'être « bien nés » à l'infortune pour les autres d'être « mal nés » ?

Les détracteurs pourront toujours brandir les quelques exemples de parcours hors du commun qui, à leurs yeux, font la démonstration que « lorsqu'on veut, on peut » ; on aimerait les imaginer, plus jeunes, dans une HLM bruyante, partager leur chambre avec trois frères et sœurs, étudier dans un collège public en zone d'éducation prioritaire, être confronté au quotidien à la violence d'un quartier, lorgner pour seule distraction estivale la piscine municipale. Croire que quelques réussites isolées peuvent faire une généralité, c'est considérer avec mépris l'immense majorité « des autres », ces « autres » qui, par manque de ressorts personnels, de cadre affectif, de moyens matériels, de support familial, d'opportunité scolaire, sont « condamnés » dès la naissance. Redistribuer en leur faveur en mobilisant un acte de solidarité auprès de ceux qui ne connaîtront jamais de telles affres n'est-il pas « justice » ?

Crise de confiance

Mais « justifier » un tel geste au sein de la société exige un préalable, que le gouvernement fait l'erreur d'écarter : « justifier » la destination. Laquelle n'est pas la finalité. La finalité, chacun l'a comprise : participer à résorber le déficit de la Sécurité Sociale. Et la destination, noble, à laquelle ces 800 millions d'euros annuels devraient être dévolus : la réduction des inégalités dites d'éducation.

Or, une fois encore, la finalité a détrôné la destination. Et les mêmes qui pouvaient être prêts à accepter de rogner une partie de leurs allocations familiales dès lors qu'elle contribuait à juguler des inégalités à leurs yeux insupportables, sont dubitatifs : « à quoi mon geste servira-t-il ? A combler, à sa mesure, les fraudes non punies, les arrêts de travail indus, l'insuffisante productivité des salariés de la Sécu ? ». Le « cas » ici traité est particulièrement mais simplement symptomatique de la véritable crise de la fiscalité : toute taxation apparaît injuste lorsque son affectation est illisible et la qualité de sa gestion contestable. Le rejet des citoyens pour la mécanique fiscale est en premier lieu une crise de « confiance ».