Demain la CGT sous les drapeaux ?

Par Claude Emmanuel Triomphe  |   |  656  mots
Claude Emmanuel Triomphe, délégué général de l'Association Travail, Emploi, Europe, Société
La "Grande muette" n'est pas sûre de rester toujours silencieuse. La Cour Européenne de Strasbourg a condamné la France pour son interdiction totale des syndicats au sein de l'institution militaire. Dans un contexte de réductions budgétaires et de changements stratégiques, l'armée française doit désormais faire face à un épineux chantier social.

Patrie autoproclamée des droits de l'homme, la France n'en est pas moins aujourd'hui un des pays les plus attaqués - et condamnés- devant la Cour Européenne de Strasbourg. La dernière affaire est loin d'être banale et secoue l'institution militaire. Celle-ci en effet excluait non seulement l'exercice du droit de grève mais aussi l'existence de groupements professionnels à caractère syndical pour incompatibilité avec les règles de la discipline militaire. Or, pour la Cour, « l'interdiction absolue des syndicats au sein de l'armée française est contraire à la Convention européenne des droits de l'homme ». Cette décision, attendue par certains et redoutée par beaucoup est pourtant logique et ce bien au-delà des arguments juridiques : elle intervient en pleine restructuration stratégique, économique, technologique et sociologique de la défense française.

En mutation depuis 20 ans

Depuis 20 ans en effet, l'armée a dû redéfinir ses missions et les menaces qu'elle est censée prévenir ou combattre : longtemps configurée pour faire face aux périls organisés venus de l'Est, elle s'est réorientée vers le Sud mais aussi vers les périls plus informels du terrorisme sous ses diverses formes. Touchée par plusieurs vagues de coupes budgétaires, elle a du revoir et sa taille et sa composition et ses équipements. Au point que les missions menées aujourd'hui à l'étranger l'amènent aux limites de ses capacités : fermetures de casernes, délocalisations, fusions de services, transformation des métiers, les armées connaissent à leur manière ce que à quoi aujourd'hui toute entreprise est confrontée. Avec les drones et autres moyens de combats à distance, c'est aussi toute une conception technique de la Défense qui évolue : à l'image du soldat combattant se substitue celle du technicien face à ses écrans et autres manettes. Enfin, l'arrêt de la conscription a eu des conséquences multiples sur la symbolique, la composition ou l'organisation des armées.

Malaise du corps social militaire

Face à toutes ces mutations, la « Grande muette » pouvait-elle encore se taire ? Pouvait-elle faire comme si, comme dans toute organisation en restructuration, le changement ne passait par les hommes (et les femmes, toujours plus nombreuses ? Les autorités publiques, sentant le malaise monter depuis des années se sont bien essayées à des exercices de concertation, à condition toutefois de les contrôler entièrement. D'où le refus répété d'accepter quelque forme que ce soit de groupement auto-organisé. Mais cette exclusion a vite buté sur le malaise du corps social militaire comme sur la réalité d'Internet et des réseaux sociaux: des commentaires de moins en moins anonymes sur les pages de sites officiels en passant par les blogs et communautés lancées par les conjoint(e)s, l'on est passé du silence à la parole. C'est le refus de cette évolution qu'est venu sanctionner le tribunal européen des droits de l'homme.

Un syndicalisme restreint

Aujourd'hui le syndicalisme a droit de cité dans les armées allemandes, belges ou néerlandaises et, sous certaines limites, au Royaume Uni. Verra-ton demain des sections CGT dans l'armée de terre ou la gendarmerie ? Nous n'en sommes pas là mais voilà un pan entier de l'administration publique questionné sur sa manière de dialoguer socialement! Amiraux, généraux et politiques favoriseront-ils le déploiement de syndicats « maison » ? Les confédérations vont-elles en faire des terres de mission ? Les militaires vont-ils rejoindre des voies et des organisations aujourd'hui largement obsolètes ou souhaiteront -ils combiner un droit nouveau avec des formes d'expression innovantes ?

L'exercice de la liberté d'association sera ici forcément différent, ne serait-ce qu'en raison des « restrictions légitimes » que le gouvernement y apportera, à commencer très certainement par l'interdiction de faire grève. Pour autant, la question n'est désormais plus de savoir s'il y aura un syndicalisme dans les armées mais de quel bois celui-ci sera fait !