Laissez-nous la liberté de fumer !

Par Denis Lafay  |   |  1147  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Nouveau plan de lutte anti-tabac, synonyme à la fois d'utiles mesures pour juguler le fléau et de dangereux dispositifs qui compriment un peu plus le champ des libertés individuelles : le diktat du "Bien" est-il en train de maltraiter le droit de vivre et de mourir librement ?

Le plan de lutte anti-tabac, présenté le 25 septembre par la ministre de la Santé Marisol Touraine, est lancé. Y'a-t-il des voix - autres que celles des buralistes et des fabricants de cigarettes - pour se dresser contre un programme de santé et d'économie publiques ? Les chiffres sont éloquents : 28% de la population « accro », 73 000 décès par an.

Et des coûts stratosphériques : au chiffre d'affaires généré par la filière (production, distribution de 5,4 milliards de cigarettes) et au montant des recettes fiscales (13,9 milliards d'euros) inhérentes, Christian Ben Lakhdar (Haut Conseil de la Santé Publique) opposait en 2012 les dépenses de santé (17 milliards d'euros), la perte des recettes fiscales liée aux décès (3,7 milliards d'euros), celle de productivité des entreprises (18 milliards d'euros), et un « coût social » (politiques de lutte, incendies de forêt provoqués par des mégots, etc.) estimé à 47,7 milliards d'euros. En 2013, la Cour des comptes évaluait à 47 milliards d'euros le coût net du tabagisme, soit un impôt indirect annuel de 772 euros par citoyen.

Machiavélisme

Désormais, comme en Australie, pays pilote en la matière, les packagings seront débarrassés des marques - ramenées aux proportions minimum - et afficheront ostensiblement les images choc de gangrène ou de mutilation. Fumer en voiture en présence d'enfants de moins de 12 ans ou dans les aires de jeux sera interdit, vapoter dans les écoles, espaces de travail et certains lieux publics sera contraint. Le gouvernement veut suivre la voie de la Grande-Bretagne, qui est parvenue à ramener à 20 % la part de sa population fumeuse. Effectivement, qui donc peut s'opposer à une politique de lutte contre ce qui ligote dès l'adolescence au machiavélisme, à la duplicité, et à l'amorale cupidité de l'industrie, prospère, du tabac ?

Idéologie du « bien »

Personne. Ou presque. Mais le périmètre de ce « presque » dépasse largement les irréductibles fumeurs attachés à exercer leur plaisir coûte que coûte, parfois dans le mépris des non-fumeurs. En son sein sont réunis tous ceux qui sont viscéralement attachés à la liberté, y compris de prendre et d'assumer le risque de détruire leur santé au nom du plaisir que suscite, plusieurs centaines de fois par jour, l'inhalation, même de particules hautement toxiques. Cette liberté d'arbitrer en toute connaissance de cause, cette liberté de défier l'imprimatur bien pensant, cette liberté dans le terreau de laquelle l'individu fertilise la réalisation de lui-même, sont en danger. Comme l'affirmait dans ces colonnes le sociologue Robert Castel (1933-2013), l'idéologie liberticide du « Bien », qu'incarne la lutte contre le tabagisme, gagne régulièrement du terrain, au point de criminaliser ceux qui font le choix de s'en détourner.

Du risque à la peur

Le champ des régulations collectives comprime celui de la liberté individuelle, les délicats équilibres entre individualisme et solidarités collectives - garants de la santé de la société - sont malmenés, le risque n'est plus appréhendé dans sa substance essentielle - levier d'épanouissement, d'accomplissement, de responsabilisation - mais est considéré comme un danger, même un péril contre lesquels les représentants politiques ont le devoir de protéger les citoyens. Dégâts collatéraux du sacro-saint principe de précaution, la société des risques devient celle des peurs, évaluées sans discernement, endiguées indistinctement. Aujourd'hui la cigarette, et demain quoi d'autre ?

Bientôt « Le vin tue » ?

Robert Castel redoute, dans le sillage symbolique de la tyrannie anti-tabac, l'apparition de nouvelles formes de totalitarisme, « portées par des technologies nouvelles terriblement efficaces qui permettront d'exercer un contrôle absolu sur les individus et de juguler toute intrusion d'éléments extérieurs aussitôt qualifiés de risques ». Brille alors le spectre de la standardisation, de l'uniformisation, du conformisme, rayonne le culte de la « bonne santé », de la beauté, du corps, domine l'idéal d'une mort repoussée et sacralisée, bref toutes sortes de diktats dont les subversifs contempteurs prennent... le risque d'une marginalisation insidieuse, voire d'une stigmatisation au nom des mauvais arbitrages, des mauvaises décisions, des mauvaises attitudes exercés.

Simplement ils affichent une différence, à laquelle la doctrine omnipotente de la performance et de l'efficacité répugne. Certes, l'État a le devoir de porter la conscience des risques encourus auprès d'une population inégalement informée. Mais à quelles autres prohibitions la suprématie de l'« idéologie sanitaire complète » imposée par les « Ayatollahs de la santé » prépare-t-elle ? Pourquoi demain, au nom des 45 000 victimes de l'alcool, l'étiquette « Le vin tue » ne couvrirait-elle pas les bouteilles de Château Margaux ?

Logique de culpabilisation

Cette logique de la culpabilisation porte un autre germe, une autre manifestation totalitariste tout aussi mortifères pour la santé..., cette fois de la société : celui de désigner des cibles, des groupes d'individus qui vont concentrer l'anathème d'une collectivité économiquement fragile, sous le joug d'une judiciarisation galopante - comme en témoignent les procès ubuesques intentés par les malades contre les manufacturiers -, et qui cherche puis traque des boucs-émissaires. Aujourd'hui les chômeurs, les pauvres, les fragiles, demain aussi ceux qui prendront le risque « irresponsable » et surtout coûteux non seulement de fumer et de boire, mais pourquoi pas de pratiquer les sports à sensation, de naviguer vers les pôles, de changer d'employeur... et même de vie. Bref, de combattre l'ennui, de lutter contre le fléau sécuritaire, de défier le dogme tentaculaire de la « modération », et de concevoir l'existence comme une aventure.

Coupable et comptable

Ce tableau innerve d'infinies ramifications, d'inquiétantes et insolubles interrogations : si l'individu est jugé « coupable » de transgresser ce que la société a estimé moralement, éthiquement, économiquement « bon » pour lui, appartient-il à ladite de société de financer les soins inhérents aux maladies ? Est-il de la responsabilité de la collectivité d'assumer les coûts des comportements individuels à risque ? « Le droit à la santé est une grande conquête sociale qui conditionne l'accès à la citoyenneté, rappelle Robert Castel. Remettre en cause l'égalité de l'accès aux soins constituerait une grave régression de la société, laquelle n'est pas missionnée pour exercer une police personnelle ».

Surtout qu'après la cigarette, pourquoi là encore ne pas considérer les obèses coupables et donc comptables de leur état de santé, les oisifs coupables et donc comptables de ne pas pratiquer de sport, les pauvres coupables et donc comptables de leur indigence, les chômeurs coupables et donc comptables de leur inactivité professionnelle ? Un jour peut-être, la liberté de choisir sa double manière de vivre et de mourir sera corsetée. Or, le droit de mourir au rythme des cigarettes consumées, des ascensions en haute montagne, ou des vols en parapente n'est-il pas inaliénable ?