Ecosse : Thatcher et l'Europe coupables

Par Denis Lafay  |   |  1068  mots
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Parce que les motivations identitaire et économique des séparatistes sont déséquilibrées - tout comme hier au Québec et en Italie du nord -, l'Ecosse ne devrait pas voter l'indépendance. Reste qu'elle fait souffler, sur la Belgique, la Catalogne et au-delà, un vent sécessionniste et ségrégationniste que l'Europe échoue à juguler.

Douce et sauvage Ecosse. Dominer l'envoûtant massif des Cairngorms du sommet éponyme, bombé et chauve. Progresser, lentement, sur les sentiers ravinés au creux des montagnes qui forment la vallée, désolée, de Glencoe. Suivre le tracé du fameux train d'Harry Potter qui serpente dans une combe se jetant brutalement sur les ressacs d'un Océan gris.

Observer le découpage des côtes au rythme des pas qui s'approchent des falaise ou suivent le tracé des lochs composant la luxuriante région des Trossachs. S'essayer puis, comme (presque) tous les prétendants, renoncer à gravir un Ben Nevis que le brouillard et la pluie froide ont cloîtré et protègent des indélicats. Poser pied sur l'Ile de Skye, et de là découvrir d'austères marécages dissimulés derrière d'infranchissables parois, s'approcher des phoques affalés sur les rochers, marcher sur des chemins et face à de verts et humides reliefs que les troupeaux de moutons, comme livrés à eux-mêmes, blanchissent et font vivre, s'abriter de la tempête sous le toit d'une auberge isolée et s'y repaître de harengs fumés et d'une Guiness réparateurs. Enfin, être accueilli par d'affables habitants fiers, sans fanatisme, de leur terre et de leur histoire.

Faible probabilité

C'est bel et bien cette Ecosse qui s'apprête à se prononcer, le 18 septembre, pour l'indépendance. Le peuple bleu et blanc franchira-t-il le rubicon ? C'est peu probable. Au moment de voter, les indécis devraient majoritairement opter pour la prudence, et, en cas de renoncement, les engagements de la tutelle londonienne, toutes formations politiques confondues, à étendre encore davantage (dans les domaines fiscal, de dépenses publiques, de protection sociale) le périmètre d'autonomie, déjà substantiel, devraient faire la différence. Mais surtout, à l'aune de l'examen ces dernières décennies des mouvements indépendantistes en Europe ou en Amérique du Nord, l'Ecosse ne réunit pas à parts égales la double motivation, économique et identitaire, susceptible de faire triompher le Yes..

Rejet du libéralisme thatchérien

Dans quel terreau les Ecossais ont-ils cultivé leur ambition séparatiste ? En premier lieu dans le rejet des politiques anti-sociales et industriellement dévastatrices initiées dans les années 70-80 par Margaret Thatcher. L'Ecosse est une nation de liens, c'est-à-dire de considération, de solidarité, même de générosité, que le libéralisme brutal, l'intransigeance politique, l'arrogance et la logique centralisatrice dominants dans « l'Angleterre de Londres » ont ostensiblement agressés. Se sentant victimes d'une stratégie d'ostracisme et de fragmentation sociale, une grande partie des autochtones, par ailleurs massivement travaillistes, ont fait le choix de se protéger, et donc de se replier. Dans ce magma ont alors resurgi de séculaires revendications identitaires, davantage opportunistes et conjoncturelles que véritablement enracinées, et auxquelles la manne pétrolière apporte l'illusion d'un support économique insubmersible et pérenne. L'heure de la revanche.

Le contre-exemple québécois

L'histoire contemporaine montre que les aspirations sécessionnistes n'aboutissent pas lorsque les deux « moteurs » identitaire et économique sont de puissances inégales. La Ligue du nord - réunion des territoires lombard et vénitien - s'est peu à peu éteinte ; en Italie, si la fracture économique est réelle entre le nord et le sud et a fait prospérer le mouvement populiste, l'insuffisante désunion identitaire condamnait les ambitions du fondateur Umberto Bossi. Quiconque a vécu «  de l'intérieur » en 1995 le référendum pour la souveraineté du Québec et, depuis, suivi l'évolution du phénomène séparatiste, constate l'inversion des rapports : la petite Province - qui d'ailleurs partage avec l'Ecosse une même attention à la solidarité et à la générosité fécondées dans l'hostilité du climat, les cassures de l'Histoire, et l'isolement géographique - échoua de quelques voix (49,42% des votants) dans sa quête indépendantiste. La revendication identitaire d'un « bout de France » résistant à une anglicisation tentaculaire autant linguistique que culturelle, économique, ou éducationnelle, constituait de très loin la principale motivation ; depuis, l'impressionnante restauration d'une économie et d'un Etat fédéral canadien alors déliquescents, a mis en sommeil le « rêve » de souveraineté.

Le spectre catalan

En revanche, deux pays sont particulièrement exposés à une implosion irréversible. En Belgique, la partition entre Flamands et Wallons, pour l'heure écartée par le fragile exercice monarchique, cumule une franche dissociation identitaire et un schisme économique, la riche Flandres s'opposant de plus en plus à cautériser les plaies d'une Wallonie désossée par la désindustrialisation. Mais surtout, bien sûr, c'est sur la Catalogne que les yeux sont rivés. 1,8 million d'autochtones ont manifesté - selon la mairie autonomiste de Barcelone - le 11 septembre pour exiger du gouvernement Rajoy ce que David Cameron avait accordé en octobre 2012 aux Ecossais : le droit de décider de leur avenir. La constitution espagnole de 1978 a beau indiquer « l'indissoluble unité de la nation », l'empreinte identitaire très forte - étouffée sous le Franquisme - et le sentiment de contribuer inéquitablement à l'activité du pays (près de 20% du PIB) composent une alchimie prête à faire voler en éclats la péninsule.

L'échec de l'Europe

La péninsule, mais aussi l'Europe. Car ces aspirations indépendantistes, aussi fondées et légitimes soient-elles, à la fois constituent un grave échec et un péril pour l'Europe. Et elles sont un stigmate supplémentaire des phénomènes ségrégationnistes, de repli et de rejet, qui voient des nations se recroqueviller, des logiques xénophobes ramifier, des idéaux d'émancipation ou des idéologies de souveraineté aussi ineptes que sordides contaminer. L'Europe de l'austérité, l'Europe qui nie le fédéralisme, l'Europe qui déshonore les principes fondateurs de subsidiarité et de suppléance, nourrissent ces tentations. Les exemples ci-dessus évoqués font la démonstration qu'une économie « juste » et « en bonne santé » arrimée à une organisation politique profondément décentralisée, c'est-à-dire qui sanctuarise les singularités identitaires et responsabilise les territoires, à la fois forme le plus sûr rempart aux menaces sécessionnistes et irrigue le plus efficacement ce qui fait lien au sein d'une population, aussi disparate ou hétérogène soit-elle. L'onde de choc d'une victoire du Yes le 18 septembre serait donc considérable, et ses répercussions sur l'avenir de l'Europe seraient incalculables.