Le déclin des experts

Par Par Eric de Montgolfier, ancien procureur de la République  |   |  1032  mots
©Laurent Cerino/Acteurs de l'économie (Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)
Les experts monopolisent l'espace médiatique et judiciaire. Mais sont-ils crédibles? Entre contradictions et paroles saintes, cette catégorie est légitimée par un système informatif qui use de l'image sans forcément lui donner du sens.

A la tribune, ils étaient cinq. Tous des experts, des économistes réputés, au moins d'un point de vue médiatique. Car à voir et revoir toujours les mêmes on finit par se persuader de leur compétence sans même qu'ils aient besoin d'en faire la preuve. Il est vrai que la crédulité de ceux qui les écoutent est inversement proportionnelle à leur compréhension du sujet. C'était le cas ce jour là et la salle, en ce temps de crise, attendait l'oracle. Le premier le leur fit croire et chacun de s'extasier. C'était donc la solution à nos malheurs !

Mais le suivant la contesta, réduisant à néant la brillante théorie pour y substituer la sienne. Les auditeurs se ragaillardirent jusqu'à l'intervention du troisième, du quatrième puis du cinquième. Lorsqu'ils eurent tous épuisés leur verve, il ne restait plus que des décombres, une somme d'espérances déçues. Il était perceptible que, s'il y en avait eu six à pérorer, le dernier aurait également contredit le précédent pour énoncer le remède.

Experts médiatiques, experts judiciaires, même fantaisies

Était-ce une question de compétence ? Pas nécessairement, encore que, de plus en plus, la notion d'expertise échappe aux véritables experts, ceux qui, dotés du savoir, disposent aussi de l'expérience qui permet de s'en servir et l'ont démontré. Il est vrai que le qualificatif est susceptible d'abus et qu'une vague teinture suffit parfois pour s'en parer.

Commenter les cours de bourse dans les médias paraît désormais permettre de se prévaloir d'une compétence financière, voire économique, à l'instar du chroniqueur judiciaire se prétendant sexologue pour avoir suivi le procès de criminels sexuels. Si elle s'accélère, jusqu'à qualifier d'expertise ce qui ressortit à une banale analyse, étiquette moins flatteuse il est vrai, la tendance n'est toutefois pas nouvelle. Mes anciennes fonctions m'ont bien souvent donné l'occasion de le constater.

Chaque année, pour se prononcer sur leur mérite, le tribunal recevait, les candidatures à l'inscription sur la liste des experts de la cour d'appel. Certaines paraissaient particulièrement fantaisistes, ce qui n'empêchait nullement les différentes juridictions consultées sur les mérites du candidat d'émettre un avis favorable, sans que les motifs en soient toujours clairs. Pour en avoir le cœur net, je pris le parti de recevoir chaque candidat.

L'un d'eux, qui venait d'être reçu docteur en médecine, demandait à être inscrit comme expert en médecine générale ; je lui fis remarquer que son expérience était un peu courte pour prétendre à cette qualification. Mais je suis médecin, me répondit-il, non sans arrogance. Je n'ai pu que lui répondre que le diplôme de droit dont j'étais titulaire me permettait d'être magistrat, pas nécessairement de siéger à la Cour de cassation. Il partit courroucé.

Paroles saintes et pluridisciplinaires 

Au moins l'évidence permettait-elle de tenter de s'opposer à sa prétention. Pour d'autres, la tâche était plus rude tant, pour délivrer ou refuser le précieux brevet, elle supposait de connaissances sur la matière dont le candidat se prétendait expert. Mais qui pourrait en juger, sinon un expert reconnu? Hélas, la concurrence est forte et l'humilité bien rare pour obtenir une contribution relativement objective de ceux qui jouissaient déjà d'un statut si rentable.

Si l'Eglise a porté Martin de Tours au rang de saint pour avoir partagé son manteau - mince exploit au demeurant quand on songe qu'il aurait pu le donner tout entier - il faut bien en déduire, sauf à banaliser la sainteté, que déjà la charité n'était pas dans nos mœurs. Alors, quand aucune règle ne s'impose, le mieux pour celui qui se prétend expert sans que ses actes puissent nettement en répondre est d'obtenir la consécration médiatique. Le diplôme s'obtient sans études.

Ainsi, quand se produit un sinistre ou que rodent les crises, le malheur fait sortir ces « experts ». Civils ou militaires, ils se signalent par des opinions péremptoires, de celles qui laissent sans voix quand même on disposerait de connaissances sur le sujet ou, à défaut, d'un esprit critique modéré. Qu'importe ! L'ignorance est du côté du plus grand nombre et c'est à celle-ci que s'adresse l'expert.

Les domaines sont divers et rien ne leur échappe qui leur donne l'occasion de se mettre en valeur, pas même leur propre turpitude. Mais l'heure n'est plus à la pudeur qui devrait conduire l'échec à ne point donner de leçon, pas plus que la science à se dérober à l'humilité qui la fonde. Alors le condamné disserte sur la prison, l'officier, dans son salon, sur la guerre qui s'enlise aux antipodes et l'entrepreneur malheureux sur les mesures propres à sauver notre économie. Pour cet exercice le brio présente plus d'intérêt que la compétence.

Les « commodités de la conversation » ou la primauté de la société de l'image sur l'information.

Qui pourrait donc les ramener à la raison ? La Presse peut-être, du moins si tant de ses responsables, soucieux de se mettre en scène plus que d'écouter ceux qu'ils interrogent, ne préféraient leur propre commentaire à l'information qu'on est en droit d'en attendre. Peut-être la tâche est-elle devenue trop complexe dans une société qui privilégie l'image, sans toujours se soucier de lui donner un sens. Il s'agit donc d'occuper le terrain, pas de le défricher et parler revient à penser.

Alors chacun a licence de se croire capable de tout ce qu'il ignore. Les développements technologiques, qui livrent l'accès à tant de données sans pour autant les rendre nécessairement accessibles, ne laissent guère plus de place aux véritables experts. Ils sont aisément remplacés par ces nouvelles « commodités de la conversation » qui promènent partout la culture. Elles permettaient aux Précieuses Ridicules de s'asseoir. Désormais, quand l'ignorance laisse la pensée béante, la machine donne à l'homme l'impression de pouvoir aisément se passer des experts.