Christian Boiron : "J'ai tout organisé pour partir en paix"

Pharmacien, entrepreneur, précurseur d'un modèle social qui fait encore recette, Christian Boiron demeure un visionnaire passionné par l'homéopathie. À 70 ans, le directeur général des Laboratoires Boiron continue de se promener avec aisance dans les méandres de la recherche, moins pour prouver l'efficacité d'un produit parfois malmené que pour faire progresser la prise en charge des patients. Une prise de recul qui n'altère pas son franc-parler, empreint de fantaisie voire de spiritualité, écornant au passage l'industrie pharmaceutique qui privilégie le mercantilisme à la médecine. Il se dit prêt à partir, mais toujours déterminé à poursuivre l'oeuvre d'une vie, et notamment à faire vivre des principes managériaux et géostratégiques toujours aussi singuliers. Ses propos sont rares. L’entretien est d’autant plus éclairant.
(Crédits : Yann Geoffray)

Acteurs de l'économie - La Tribune : Après plus de 30 ans à la tête des Laboratoires Boiron, vous avez quitté la direction générale pour vous consacrer à votre filiale italienne. Une place que vous avez réintégrée il y a 4 ans. Pourquoi ce choix ?

Christian Boiron. C'était une période difficile. J'avais dû faire face à des départs importants, au décès d'un de mes proches collaborateurs - que je considérais comme un membre de ma famille - à une fusion complexe avec le laboratoire Dolisos et des ennuis avec la justice, où je risquais un an de prison pour l'utilisation d'un produit non autorisé chez les adultes alors qu'il l'est pour les enfants. Je n'en étais pas informé, mais j'ai endossé ma responsabilité de chef d'entreprise.

Et puis notre filiale italienne se portait mal. Je sentais qu'il s'y passait des choses. Au départ, ça a été l'enfer. J'ai dû licencier l'un de mes meilleurs amis. C'était dur mais passionnant parce que j'ai retrouvé une entreprise à taille humaine, ayant réussi à me libérer des contraintes que je voulais fuir. Je n'ai pas de problème à dire que je voulais m'échapper d'une certaine situation. Partir a toujours été une clé pour trouver ce que je cherche.

D'autant qu'il semblerait que Dieu, systématiquement, souhaite que je revienne. Il y a 4 ans, j'ai senti que je devais reprendre le manche, c'était utile et nécessaire. Je n'insisterai pas sur cet aspect personnel et familial... On a trouvé une bonne organisation, mon frère est devenu président, moi directeur général.

 Comment le groupe se porte-t-il aujourd'hui ?

La fusion avec Dolisos a fini par être digérée, on a réussi à les "boironiser" grâce à un gros effort, de part et d'autre, de rapprochement culturel. On a retrouvé le sourire et la sérénité, même lorsque des sujets sensibles que les licenciements sont abordés. Je n'ai jamais dit autre chose que la vérité, sans diffuser de fausses idées.

J'ai toujours eu des relations difficiles avec mon père, entre trouille et volonté de ne pas être un "fils à papa", fuyant la facilité de bénéficier de son entreprise. Quand j'étais plus jeune, la question fondamentale était : "Suis-je vraiment capable de faire quelque chose dans la gestion d'une entreprise". Comme toujours, j'étais le seul à me poser ce genre de question.

C'est aussi ce que j'enseigne aux jeunes quand ils arrivent chez nous : "Je vous ferai toujours plus confiance que vous ne vous faites confiance. Et si vous êtes là, c'est pour ce que vous êtes, et non pas pour ce que vous croyez que vous devez faire."

Et au final, ce que je sais vraiment bien faire, c'est diriger une entreprise et non pas peindre ou jouer aux cartes ou au tennis.

Justement, vous avez initié votre propre modèle de management, en insufflant, souvent avant l'heure, de multiples accords sociaux. Avec du recul, tout était-il vraiment bénéfique pour l'entreprise ?

C'est une évidence, je n'ai jamais eu le moindre doute quant à ce modèle de management. Il n'y avait pas d'option. Le fait d'autoriser une femme à quitter son poste 5 minutes avant la cloche pour lui éviter d'attendre un bus 30 minutes supplémentaires, et ainsi de rejoindre plus rapidement ses enfants, était une évidence.

Très vite, nous avons signé un accord sur le temps de travail individualisé. L'informatique nous offre aujourd'hui la capacité de gérer l'individualisation des personnes comme on gère l'individualisation de nos publics, de nos clients. Il suffit de le penser.

Aussi bien patrons et salariés, nous sommes au service d'un projet collectif. C'est pourquoi nous avons signé un accord sur la répartition des bénéfices soulignant une cohérence entre le salaire et la rentabilité de l'entreprise.

Au sein de Boiron, l'égalité entre les hommes et les femmes n'est pas une philosophie politique. Si nous avons plus de femmes que d'hommes, c'est uniquement car les femmes, dans de nombreux domaines, sont meilleures. Ce n'est pas si courant dans les entreprises. J'ai bien compris ces difficultés culturelles lors des différents rachats d'entreprise opérés. Le travail d'intégration doit être fort, épaulé par une philosophie forte, bien tenue notamment par les anciens de l'entreprise.

Comment cet esprit d'entreprise se distille-t-il, en particulier auprès des jeunes ?

Tout d'abord, je rencontre à nouveau - comme je le faisais à nos débuts - tous les cadres qui intégreront l'entreprise. J'avais abandonné cette étape de management, lorsque la phase de croissance du groupe était devenue très importante. Je les rencontre au moins quelques minutes. Mais je m'autorise également le droit de dire non, de ne pas rencontrer les recrues éventuelles, et de ne pas me justifier. Ce n'est pas seulement une intuition, mais une espèce d'intelligence suprême dont vous ne pouvez connaître la composition qui vous aiguille : ce petit truc qui vous fait penser que cette personne ne fait pas partie de la "famille". Comme en sport ; je ne l'intègre pas dans mon équipe car je sens qu'elle ne fonctionnera pas avec le groupe.

Au fil du temps, je me suis rendu compte que la multiplication des sensibilités et des personnalités était riche, qu'il fallait que je laisse la porte ouverte à toutes les différences, alors que j'avais eu tendance à formater mes recrutements. Chez Boiron, on se ressemble mais on est tous très différents. C'est notre philosophie commune qui forge notre unité.

Cette recette fonctionne-t-elle à l'international ? Estimez-vous avoir réussi à faire un groupe à la philosophie commune tout en conservant les spécificités de chaque pays ?

Lors de mon arrivée en Italie, je me suis rendu compte que cette filiale ne pouvait se construire sur les mêmes bases que l'entreprise française. De fait, je suis devenu Italien. Je ne me suis réellement senti à l'aise qu'à partir de ma troisième année de gouvernance. De cette expérience italienne et de sa spécificité créatrice, nous devons intégrer une dimension sociale qui bénéficiera à l'ensemble du groupe.

Pour les filiales nouvelles, comme celle que nous avons rouverte en Inde à la fin de l'année 2015, la question se pose moins quand il n'y a que deux salariés. Néanmoins, chaque fois que je peux, je souhaite nommer un binôme entre un chef local et un chef venu du siège. Il nous faut deux dirigeants qui marchent main dans la main, l'un portant la culture de l'entreprise, donc française, l'autre, celle de son pays. Toutes nos filiales vont progressivement tendre vers ce modèle.

Pourquoi avoir choisi l'Inde ?

Nous sommes présents dans 50 pays à travers une vingtaine de filiales. L'export représente aujourd'hui 50 % de notre chiffre d'affaires. En réalité, l'Inde est la seconde filiale des Laboratoires Boiron. Je l'ai créé il y a 30 ans alors que j'étais responsable de l'export. Mais nous ne pouvions alors détenir que 30 % du capital et nous avons essuyé nombre de revers. J'ai arrêté, me promettant de revenir. Le pays compte 350 laboratoires homéopathiques, 50 % des homéopathes mondiaux et 3 médecines officielles (homéopathie, ayurvédique, occidentale). Autant de bonnes raisons d'y ouvrir une filiale.

Même si le développement n'est pas facile - le médecin homéopathe délivre sa propre médication, qu'il fabrique -, on va introduire une nouvelle façon de délivrer le médicament. Mais pas seulement. J'adore l'Inde. Néanmoins, je considère qu'ils font une erreur en instaurant des médecines différentes. Pour moi, il n'y a qu'une seule médecine, une et globale.

L'homéopathie s'inscrit-elle dans cette médecine globale ?

Ce n'est pas une médecine, mais bien les premiers médicaments d'origine scientifique basés sur le principe des dilutions infinitésimales. C'est la logique d'Hahnemann (le découvreur de l'homéopathie, NDRL) qui s'intéressait aux médicaments à une époque où on tuait plus que l'on ne soignait avec les médicaments.

Encore aujourd'hui, il nous est difficile d'expliquer ce principe, même si la recherche s'approche, grâce à la physique quantique, de la barrière théorique. D'ici quelques années, on pourrait rapidement comprendre le principe.

Mais alors, comment vendre ce que l'on ne peut pas comprendre ?

Il suffit de voir que cela marche ! Quand vous achetez une voiture, vous ne savez pas comment elle fonctionne, mais vous n'êtes pas obligé d'attendre de savoir comment elle est faite pour l'utiliser. On a découvert et utilisé l'aspirine sans être capable de comprendre comment elle fonctionnait. Et puis cela a évolué au fil du temps, selon les recherches. Aujourd'hui, on sait que ce qu'on a découvert n'est plus exactement pareil, mais on l'utilise encore, y compris pour d'autres usages.

Le jour où on appliquera le principe de l'homéopathie à l'aspirine, on découvrira qu'en fait, vous n'êtes pas tout à fait sensible à l'aspirine de la même façon que moi. Il faudra utiliser notre spécificité réactionnelle à l'aspirine pour l'utiliser correctement. L'allopathie reste un ensemble de normes statistiques. Or, l'humain n'a rien de statistique. L'homéopathie nous apprend que nous sommes tous différents.

Pourtant, vous avez tenu à démontrer que cela fonctionne...

Même si l'homéopathie est née de la science, nous avons prouvé que cela marche. Et même mieux que l'allopathie. Nous avons comparé l'homéopathe et l'allopathie lors d'un programme de grande ampleur, EPI3, conduit auprès de milliers de patients en France par un comité scientifique indépendant. Il a fait l'objet de 11 publications scientifiques.

Nous avons investi 6 millions d'euros dans cette étude. Au regard de notre chiffre d'affaires, c'est considérable. Mais surtout, je n'ai pas dormi pendant 4 ans : imaginez que le résultat soit négatif. On aurait été épinglé dans tous les journaux du monde entier en signalant que nous avions démontré que l'homéopathie est inefficace.

Le débat sur son efficacité serait-il donc dépassé ?

70% des Français n'ont pas une mauvaise image de l'homéopathie. Ils l'envisageraient en fonction de leur besoin. Or, on ne pèse que 2 % du chiffre d'affaires du marché du médicament en France, et 0,3 % dans le monde. Contrairement aux idées reçues, la France reste un marché en développement : l'homéopathie pourrait être utilisée facilement dans 30 à 40 % des cas.

Mais ce sont les laboratoires qui font la médecine : ils sont forts. Si on n'est pas gentil avec certains, demain, on est mort. J'en ai conscience. Les fabricants de médicaments dépensent dix fois notre chiffre d'affaires pour faire comprendre à certaines personnes que tel médicament est mieux qu'un autre. Parfois, ce lobbying peut être sensé, parfois, pas toujours.

Je ne suis pas dans la critique dogmatique des laboratoires. Je n'ai rien contre l'allopathie, je suis un chercheur, j'ai conscience que si je n'avais pas baigné dans l'homéopathie, je serais peut-être fier et heureux d'être à la tête d'un laboratoire d'allopathie. Mais je suis contre les abus liés à l'argent et contre ceux qui, à leur tête, n'agissent que pour son compte. Nous sommes une entreprise familiale à taille humaine. L'argent n'est pas l'unique objet de notre action, cela ne peut être un objectif en soi, juste un moyen.

Justement, l'évolution de la réglementation et des pratiques a entraîné la réorganisation de certains de vos sites...

Nous avons enregistré une baisse légère des préparations médicales non préparées en série. Mais c'est logique : nous nous inscrivons dans une vision et une pratique modernes de l'homéopathie. En parallèle, la réglementation (nous suivons celle des laboratoires pharmaceutiques à laquelle s'ajoutent nos propres règles homéopathiques) nous a obligé à limiter ces préparatoires. En conséquent, nous allons soit fusionner quelques établissements soit les regrouper en un troisième site. Et nous avons terminé le transfert de notre ancien siège social de Sainte-Foy-les-Lyon, vers Messimy, que nous avons également agrandi.

L'homéopathie pourrait-elle s'ouvrir à d'autres expérimentations, encore inexplorées ?

L'Inde, où l'homéopathie est revendiquée et acceptée par les pouvoirs publics, va aussi nous servir de champ d'expérimentation. L'homéopathie n'est pas en arrêt. Certains pensent que c'est une médecine ancienne, qui doit être utilisée comme telle. Or, elle est en évolution permanente.

Désormais, nous pouvons nous permettre de moins travailler pour démontrer qu'il y a quelque chose dans nos granules, mais bien nous concentrer sur ce que nous pouvons faire pour les patients, et aider les médecins à aller dans ce sens.

Comment, dans ce contexte, l'avenir se dessine-t-il ?

L'avenir, ce n'est pas une opposition des disciplines, mais bien une interpénétration d'une certaine base de l'une vers l'autre. L'individualisation des traitements va progressivement intégrer le monde de l'allopathie tandis que la science physique va nous donner des clés pour faire évoluer le mode d'action et l'optimisation du travail des médecins et du pharmacien.

La médecine de demain sera de plus en plus personnalisée, plus encore qu'aujourd'hui ! Il n'est pas question de supprimer l'allopathie, elle reste fondamentale. Mais il faut la pratiquer autrement, en y intégrant le savoir-faire de l'homéopathie.

Et le futur du Laboratoire Boiron ?

J'ai tout organisé pour me permettre de partir en paix. Tout est prêt : dans le cas où je décide de partir comme dans celui où le Bon Dieu le déciderait pour moi. Nombreuses sont les personnes autour de moi qui possèdent mon savoir. Une de mes filles est directrice France, les deux autres sont au conseil d'administration. Et j'ai déjà nommé mon papabile, en la personne de Valérie Poinsot. Tout est clair, j'ai déjà donné mes actions à mes enfants, comme au reste de la famille. Notre capital familial est solide et durable.

En même temps, je m'y sens très bien. J'utilise le temps qui m'est donné pour faire progresser l'entreprise et ses salariés. Je leur raconte le passé, je leur parle de l'avenir, parce que demain m'intéresse encore plus qu'hier. Ce que nous sommes aujourd'hui doit nous aider à devenir demain.

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Commentaire 1
à écrit le 24/05/2020 à 23:38
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Comment mr Boiron peut il se prévaloir de partir tranquille, précurseur d un modèle social alors qu il a "écrasé comme un caillou dans une chaussure" une tpe débarquée manu militari après 25 ans de loyaux services et qui pour se défendre à du subir u...

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