Laurent Mauduit (Mediapart) : "Créer un statut de société citoyenne de presse"

Après avoir occupé plusieurs postes à responsabilité au sein de différents médias nationaux dont Libération et le Monde, le cofondateur de Mediapart, Laurent Mauduit, dresse un constat sévère de la situation de la presse en France. Dans son livre, "Main basse sur l’information" (Editions Donquichotte), il pointe du doigt ces "oligarques" qui s’octroient de l’influence à travers le rachat de journaux et appelle à une refondation des médias qui passera nécessairement par une refonte de leur modèle économique.

Après Eric Fottorino au sein de nos colonnes, vous dressez également un constat alarmant sur l'état de la presse, aujourd'hui concentrée aux mains de grands industriels français. Vous étiez également de passage à Grenoble cette semaine pour une discussion publique à ce sujet avec la Club de la Presse...

Nous sommes dans un système malade, avec une gravité qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, avec à la fois, une double normalisation économique et éditoriale. On a connu la presse libre et indépendante à la Libération, avec des sociétés de presse sous forme de coopératives comme l'étaient le Dauphiné Libéré, mais on a assisté à une forme d'abandon progressif de cette indépendance depuis 2010, avec la constitution de grands empires tels que celui du trio Niel-Pigasse et Bergé, qui détient notamment Le Monde et L'Obs. L'empire Bolloré est également très inquiétant car en plus des médias, il possède aussi une société de publicité, Havas, ce qui représente un conflit d'intérêts majeur, ainsi qu'une plateforme d'hébergement de vidéos et un institut de sondages...

Le cas de I-Telé l'a d'ailleurs bien illustré...

On est face à des milliardaires qui ont l'impression qu'ils peuvent tout se permettre. Le phénomène nouveau, c'est cette façon d'agir désinhibée, avec Bolloré qui censure un reportage de Canal Plus sur le Crédit Mutuel, ou qui contraint les journalistes à travailler avec l'animateur Morandini, mis en examen pour "corruption de mineur". On se demande pourquoi la puissance publique a attendu un mois pour recevoir les salariés de I-Télé, qui ne s'étaient jamais levés de cette manière. On a aussi l'affaire d'Aude Lancelin, licenciée pour motifs politiques du Nouvel Observateur : c'est la première fois qu'un licenciement de ce type intervient au sein du groupe Le Monde.

Qu'avez-vous cherché à démontrer dans votre livre ?

Ce livre est une enquête sur notre métier. La profession est oublieuse de son passé : le Conseil National de la Résistance (CNR) avait voulu une presse libre non seulement pour tourner la page de la presse collabo, mais aussi de celle affairiste de l'entre-deux guerres. A la mort du propriétaire du journal Le Temps, on avait retrouvé dans son coffre un papier disant qu'il n'était pas le véritable propriétaire du journal, mais qu'il s'agissait des organisations patronales.

Ces industriels suivent-ils uniquement une logique d'influence ?

Cela ne leur coûte pas cher, et chaque investisseur a sa propre logique en fonction de son secteur d'activité. Pour Matthieu Pigasse, le rêve était certainement de soutenir la campagne de Dominique Strauss-Kahn avant que celui-ci ne soit mis hors-jeu par l'affaire du Sofitel, tandis que Xavier Niel avait un passé judiciaire lourd, condamné pour abus de bien social (en 2006, ndlr) et se cherchait une respectabilité. D'autres, comme Patrick Drahi, sont issus du capitalisme financiarisé, et un journal représente pour eux un accélérateur de business leur permettant des contacts avec les puissances publiques. C'est un peu le capitalisme par la barbichette...

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Vous dénoncez les pratiques de plusieurs journaux nationaux : comment votre livre a-t-il été accueilli ?

Il n'y a pas eu une ligne dans Le Monde, ni dans l'Express... Mais en revanche, il y a eu des choses dans le quotidien Belge Le Soir, et Il Manifesto en Italie. Mais je n'ai jamais reçu autant de sollicitations pour venir présenter mon livre, notamment en région auprès des Clubs de la presse (il était invité à Grenoble le 6 décembre dernier ndlr), d'écoles et d'associations.

Quels seraient  les piliers de cette refondation démocratique que vous appelez de vos voeux au sein de votre livre ?

Il y a deux grands types de mesures : à savoir comment encadrer les dérives des milliardaires, et favoriser une presse libre et indépendante. Il faut commencer par doter toutes les rédactions, y compris l'audiovisuel public, de droits moraux afin de pouvoir voter et révoquer le directeur de l'information, afin qu'il y ait une responsabilité collective de l'éthique.

On peut aussi agir avec de nouvelles lois anti-concentration, en se demandant par exemple s'il est sain qu'un actionnaire majoritaire détienne plusieurs médias, ou s'il n'existe pas un conflit d'intérêts à ce que ceux qui détiennent des plateformes Internet possèdent aussi des journaux... Face à l'essor de la technologie et aux évolutions de notre métier, il peut être judicieux d'inventer une nouvelle loi sur la presse (la dernière datant de 1881, ndlr), en vue de déterminer quels sont les droits des citoyens et des acteurs clés comme les lanceurs d'alertes. La transparence doit être la règle.

Vous-même, à Mediapart, vous appelez la création d'un nouveau statut pour les entreprises de presse...

Nous réfléchissons en effet de plus en plus à la transmission, afin de pouvoir transmettre l'entreprise à la prochaine génération. Pour cela, nous défendons la création d'un statut qui n'existe pas encore aujourd'hui : une société citoyenne de presse, qui ne soit pas achetable, avec des bénéfices non-redistribuables, et où les citoyens puissent investir eux-mêmes sous forme de dons défiscalisés, sur le modèle des fondations allemandes.

Pour refondre le modèle à la fois éthique et économique de la presse, certains appellent aussi à la tenue de nouveaux Etats généraux. Est-ce une solution ?

Le rôle des Etats généraux est de mettre en commun les doutes et les réflexions sur la profession, pour réfléchir au cadre juridique le plus adapté. Le paradoxe, c'est que les derniers Etats généraux ont été convoqués sous Nicolas Sarkozy par le gouvernement lui-même, et non pas par les associations de journalistes. C'est l'un des symptômes de notre démocratie malade. La refondation doit se faire à travers un mouvement de va-et-vient avec les citoyens, pas uniquement entre les professionnels. Toute la question reste de savoir qui pourrait les appeler...

Pour vous, la gratuité reste totalement incompatible avec l'indépendance de la presse...

Le débat sur le payant demeure, mais tout le monde reconnait maintenant que la gratuité était une folie. Ce sont les journaux qui ont drogué les lecteurs à la gratuité. Mais cette logique a fait des ravages : quand on propose quelque chose de gratuit, c'est vous la marchandise.

Libération a été le premier site Internet à s'être lancé en 2006, et comptait alors 126 000 lecteurs, contre 16 000 aujourd'hui. En face, Mediapart vient de franchir les 126 000 abonnés et 11 millions d'euros de chiffres d'affaires de CA (dont 1,9 million d'euros de résultat réinvesti). On est passés de 25 à 85 CDI ! C'est une bonne nouvelle pour tout le monde : on n'est pas dans une crise de la demande, mais de l'offre. Ceux qui réussiront seront ceux qui parieront sur leurs lecteurs.

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Mais Internet bouscule aussi les rapports de coûts. Cela peut-il constituer une chance ?

On constate une tendance vers un retour aux contenus payants, mais avec un coût modéré. Avec un abonnement allant de 5 à 9€/mois pour Mediapart (11€ depuis avril 2016, ndlr), on assiste à l'émergence d'un modèle d'affaires différent, car une édition coûte ainsi près de 30 cents, contre en moyenne 2€ pour un journal de PQR. On va vers une autre économie, avec de la qualité, mais à petit prix.

Aujourd'hui, Mediapart se rémunère uniquement grâce à des abonnements et des contributions de ses lecteurs. Vous évoquiez également un passage possible vers un Mediapart Tv...

Nous avons commencé de zéro, on s'est formés seuls et sur le tas. Il y a encore beaucoup de choses qu'on ne sait pas faire. Il serait intéressant, un jour, de pouvoir aller sur d'autres terrains, comme d'entrer dans une entreprise caméra à la main, avec un documentaire à la Michael Moore. Ce serait une extension logique, mais nous y allons pas à pas.

Il y a également, dans notre domaine, des métiers que l'on découvre ou qui restent à inventer, comme le marketing viral pour faire connaître nos contenus. Nous avons désormais une équipe de 5 personnes en charge de cela... On a aussi découvert des possibilités techniques, comme celle de faire des fenêtres en clair pour permettre aux gens de découvrir notre site, ou la tenue de soirées lives, gratuites mais qui génèrent ensuite près de 1000 abonnés... On est perçus comme une forme de laboratoire.

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Commentaire 1
à écrit le 09/12/2016 à 9:25
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Mediapart bénéficie aussi d'un traitement de faveur de la part des politiques en bénéficiant d'un taux de TVA réduit que ce journal s'était appliqué d'office au mépris de la loi alors c'est un peu facile de donner des leçons d'indépendance aux confrè...

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