Pascal Picq : "Notre système politique est arrivé à son terme"

"Nous n'avons jamais eu autant de moyens de nous détruire comme de refonder l'humanité pour demain", estime Pascal Picq. Le paléoanthropologue dessine un avenir politique, économique, sociétal et environnemental inédit de la France et du monde. Qu'adviendra-t-il de la politique, si elle ne dépasse pas le clivage "ubuesque" droite-gauche ? Du système éducatif, s'il persévère dans son rejet de la transdisciplinarité ? De l'humanité, si elle s’obsède à repousser les frontières de la mort ? Second volet de l'entretien exceptionnel avec Pascal Picq – qui interviendra au Forum Cnam - La Tribune, le 9 novembre à Paris.

Acteurs de l'économie - La Tribune : "Nous vivons sur les adaptations du passé. Or la vraie difficulté est de construire les adaptations de demain", affirmez-vous. La réduction drastique des temps - de vivre, d'attendre, de communiquer... in fine de recueillir les résultats d'un investissement - obère la capacité, et même la volonté, à se projeter dans le long terme, c'est-à-dire aussi de prendre en considération ce qui dépasse son espérance de vie. Ce joug, comment modifie-t-il la dynamique d'innovation et caractérise-t-il le principe de modernité ?

Pascal Picq : L'évolution des sociétés occidentalisées depuis plus de deux siècles montre une indéniable accélération à l'échelle mondiale. Au cours de ce que l'on appelle la modernité, le nombre de générations se réduit entre les "périodes chaudes" : un siècle entre la révolution industrielle de la vapeur et celle de l'électricité ; un demi-siècle entre cette dernière et celle des télécommunications ; un quart de siècle entre cette dernière et celle du numérique. Et aujourd'hui ? Plusieurs seuils technologiques se sont succédés en une génération ou, plus exactement, en une classe d'âge.

Actuellement, vivent ensemble cinq générations impactées par autant d'évolutions technologiques : les télécommunications pour celle de mes parents ; les ordinateurs ou hardware pour les baby-boomers ; les logiciels et les jeux pour la génération X ; les réseaux pour la génération Y et les smartphones et les applications pour la génération Z ou "digital natives" ou encore "millenials". Ce n'est tout simplement jamais arrivé dans toute l'histoire de l'humanité. Comment concevoir l'avenir alors que l'idée de progrès s'inscrivait dans une dimension multigénérationnelle ?

Quelques philosophes et essayistes apportent des réponses. Hans Jonas évoque le droit des générations futures. Jacques Attali affirme que la vraie modernité consiste à faire en sorte que nos enfants puissent avoir la liberté de décider de ce que sera leur société. Mes parents ne pouvaient pas imaginer ma société d'aujourd'hui, et je m'interdis de prétendre dire ce que devra être celle de mes enfants et de mes petits-enfants. Et donc, je m'inscris dans cette magnifique expression de Darwin, qui ne parle pas d'évolution, mais de "descendance avec modification". C'est certainement l'expression la plus importante, d'un point de vue anthropologique et philosophique, de toute l'histoire de l'Occident.

Personne ne peut dire ce que sera le monde, même d'ici 2020. Pour preuve, l'incapacité chronique des économistes à envisager les crises et leurs conséquences. Le regretté Bernard Maris ne disait-il pas qu'un économiste explique de façon très pertinente les raisons qui font qu'il s'est trompé dans sa prédiction de la veille ?

Quoi que nous fassions, nous modifions l'environnement. Et nous sommes - ou devrions être - la seule espèce capable de le faire tout en le préservant pour les générations futures. Et comme nous ne savons pas ce que seront ces besoins du futur, la réponse est une fois de plus chez Darwin : léguons le maximum de diversités naturelles (dont les ressources), domestiques et culturelles aux générations futures pour qu'elles aient le plus possible de chances de décider de leur modernité pour elles, et qu'elles en fassent de même pour leurs enfants.

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Le principe de "concurrence vitale" est associé au darwinisme. Le cadre contemporain de compétition économique, qui a pour terrain la planète et pour socle l'hyperfinanciarisation, des écarts de règles abyssaux, une régulation défectueuse, est-il comparable à celui qui oppose, hiérarchise, contingente les hommes, et cela dès l'enfance et l'éducation scolaire ? Instaurer une "compétition coopétitive", c'est-à-dire qui n'élimine pas, est-il bien possible ?

La sélection naturelle a été comprise comme un processus éliminatoire impitoyable, avec cette métaphore du poète Tennyson : un spectre aux ongles et aux dents rouges de sang. À cela s'ajoute l'idée d'une guerre de tous contre tous. Cette vision de la sélection naturelle a conduit à des paradoxes : si l'environnement sélectionne de façon drastique, il doit s'ensuivre une perte de diversité et, si cet environnement change, l'extinction est garantie. Comment expliquer le maintien de la variation ? Cette question est au cœur des théories darwiniennes, qui sont, en fait, des théories sur les variations, leurs origines, leurs combinaisons (sexualité), leurs dérives, leurs sélections, leurs évolutions... Or on n'a pas compris Darwin, qui ne parle pas de loi du plus fort ou de l'élimination des plus faibles, mais de la préservation des variations favorables, ce qui est fondamentalement très différent.

Avec une récurrence infaillible, quand les acteurs d'une société la conduisent dans des dérives délétères, la misère, l'exclusion ou la destruction, ils invoquent des lois naturelles et/ou divines. Le néolibéralisme des années 1980 avec son cortège de dérégulations et le cancer de la financiarisation a lourdement affecté le tissu social des sociétés. Ils se prévalaient de la loi naturelle de Darwin de l'élimination des plus faibles en en appelant à la théorie "du gène égoïste". Donc, le marché, rien que le marché, pour aller vers une société meilleure. Mais on a vu où cela a mené, car ces gens qui théorisent leurs actions en se référant à leur interprétation de Darwin n'admettent pas que la sélection s'applique à eux, et en appellent aux gouvernements, à la société et aux contribuables pour les renflouer. Libéraux et égoïstes pour s'enrichir, mais sociaux et solidaires pour ne pas sombrer. C'est inique, et infondé d'un point de vue évolutionniste.

La justification à outrance de l'individualisme et de la compétition contre tous n'est peut-être pas le fondement des théories de l'évolution...

Absolument. Peut-on parler de loi du plus fort quand un virus frappe ? Il n'a cure de votre statut social, de votre intelligence ou de votre force physique. Ce qui, face à la contingence, nous place dans une sorte d'égalité probabiliste par nos différences. Si le choix des partenaires sexuels peut prendre diverses formes de compétition, cela ne se fait pas en éliminant physiquement les autres prétendants... Et une catastrophe naturelle ne frappe pas en fonction de la qualité des personnes.

La sélection naturelle dit tout simplement que certains individus laissent une plus grande descendance que d'autres, ce qui modifie le profil génétique de la population de génération en génération. Une pluralité de facteurs préside à cela. La compétition éliminatoire reste la moins observée, et même dans le cas d'un mâle capable d'écarter, voire de tuer, les autres mâles, il existe des stratégies de contournement de la part des femelles et des autres mâles. La nature n'est ni un paradis ni un enfer. Des périodes de relative stabilité coexistent avec d'autres drastiquement sélectives : des "goulots d'étranglement". Tout cela se joue des gènes aux écosystèmes en passant par les individus et les populations. Par ailleurs, et contrairement au credo ultralibéral, il existe tout un tissu d'entraide et de collaboration entre les individus, les groupes, et même entre populations de différentes espèces.

Le problème de notre système éducatif réside non pas dans une conception darwinienne, mais dans un credo individualiste de la réussite et de la meilleure note par rapport aux autres pour gravir l'échelle sociale. Quand, dans notre système de classes préparatoires, une carrière se joue au demi-point pour intégrer telle ou telle école, cela n'incite pas à la collaboration. D'ailleurs, les meilleures classes préparatoires favorisent le collectif.

Donc, dans un premier temps, être les meilleurs ensemble, puis, dans un deuxième temps, que les meilleurs s'affirment. Il y a deux façons d'être le meilleur : soit on fait en sorte de dépasser les autres sans jamais rechercher à ce qu'ils progressent, soit on a conscience de ses qualités et on en fait bénéficier les autres, ce qui, en fait, renforce ses propres qualités. On comprend que cela ne fait pas le même type de manager. Notre système éducatif bute sur ses hiérarchies de classement des lycées, et, au sein de chaque établissement, sur l'incitation à dépasser les autres. Nos systèmes d'évaluation erronés procèdent de manière éliminatoire, expliquant que nous ayons la plus grande proportion de redoublants et de surdoués. C'est d'une crétinerie abyssale et d'un darwinisme sélectif caricatural. Les meilleurs systèmes éducatifs européens, ceux d'Europe du Nord, font en sorte que le groupe progresse et que les meilleurs à un moment donné aident les autres, et sans contraindre les talents. Cela, c'est vraiment darwinien : que les plus avantagés à un moment donné - et quelles que soient les raisons - contribuent à l'évolution du groupe.

Quant à la question de la compétition et de l'innovation, il n'existe pas un seul modèle : Schumpeter, Harlow, Aghion..., car en matière d'adaptation, dans la nature, il n'y a jamais une solution unique. Une double certitude est que, sans compétition, il n'y a pas d'innovation, et qu'il n'y a pas d'innovation sans qu'elle soit ouverte et collective. Le meilleur exemple étant la recherche scientifique avec les relations avec les pairs et les évaluations par les pairs ; ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de compétition, bien au contraire. Nous retrouvons là les vertus de la coévolution et de la coopétition.

L'innovation darwinienne stimule un décloisonnement des logiques et des consciences, une transdisciplinarité aujourd'hui frappée de plein fouet par la dictature de l'hyperspécialité, des silos et des normes. Pour exemple, la sérendipidité est assimilée par les darwiniens à une « innovation possible », par les lamarckiens à "du bruit". "Notre survie passera par davantage de culture, d'esthétique et de design, ce qui oblige à s'affranchir d'une culture d'ingénieur pour des approches innovantes avec des artistes, des créateurs, et les sciences humaines", observez-vous. Cet aggiornamento, comment peut-il faire irruption ? Comment la pratique de l'enseignement, des classes primaires aux établissements supérieurs les plus prestigieux, doit-elle s'en emparer ?

Notre système scolaire a superbement fonctionné jusqu'aux années 1980. Il répondait aux besoins de la politique de reconstruction et de développement, notamment en s'appuyant sur les grandes écoles et les corps d'État. Au cours de cette même période se sont créées les grandes écoles d'application des sciences comme les INSA et autres IAE. Toutes les R&D et les recherches dans les grandes entreprises se fondaient sur l'application des sciences. De fait, et contrairement aux autres pays, c'est la culture d'ingénieurs qui a dominé, marquée par un désintérêt pour les chercheurs ou docteurs en sciences de l'université.

Voilà deux conceptions fondamentales du savoir : en faire des applications pour les ingénieurs, ou faire avancer, voire questionner, ces savoirs pour les chercheurs. Dans un cas, l'innovation incrémentale améliore ce qui existe ; dans l'autre, c'est la possibilité d'une innovation de rupture vers ce qui, par définition, n'existait pas. Cerveau gauche ou cerveau droit. Or nous avons besoin de ces deux parties du cerveau, alors que le système éducatif s'est focalisé sur le cerveau gauche. Conséquence : une R&D très en retard dans les entreprises, et notamment les plus grandes, qui commencent à peine à s'apercevoir de l'excellence de notre recherche fondamentale. Il y a, certes, de plus en plus de collaborations entre entreprises, universités et organismes de recherche, mais les grandes entreprises recrutent peu de chercheurs. Entreprises qui ne sont pas seules responsables, tant une partie dominante de l'université cultive son ignorance du monde entrepreneurial.

Notre manie de la spécialisation des études se traduit par la manie des filières. La France est l'un des rares pays à croire que les capacités des individus se décident avant l'âge de six ans. C'est d'une imbécillité prodigieuse et à l'opposé de tout ce que l'on connaît sur le développement cognitif des individus, hommes comme chimpanzés. Chaque discipline établit son programme scolaire sans se préoccuper des autres. En recherche aussi, nous sommes évalués par discipline et non pas sur l'interdisciplinarité. Pour les secteurs économiques, on constate une multiplication des filières et de leurs représentations... La difficulté à collaborer, au sein des filières ou, encore plus, entre filières, est une spécificité française.

Alors, quand les spécialistes de l'orientation scolaire affirment du haut de leur incompétence que vous, collégien ou collégienne, vous êtes un littéraire ou un scientifique, c'est d'une effroyable stupidité, qui explique le déficit de talents créatifs dans les entreprises - c'est d'ailleurs d'autant plus incompréhensible quand on connaît l'excellence des industries du luxe. Ce constat s'applique aussi à l'Allemagne, mais de façon moins caricaturale. Et c'est pour cela que le smartphone ne pouvait pas se concevoir en Europe : un téléphone guidé par la recherche de design et de nouvelles gestuelles, rassemblant des technologies de divers secteurs industriels et avec des services et des applications aux potentiels non connus.

Il faut revoir l'intégralité du système scolaire, qui a si bien répondu aux enjeux des Trente Glorieuses mais n'est plus adapté à ceux des sociétés postindustrielles - ce qui se traduit par un taux d'échec scolaire conséquent et un nombre ubuesque de diplômés sans emploi. Le succès de l'école 42 et d'autres systèmes alternatifs donne des indications sur les nouvelles modalités de l'enseignement dans un contexte où les connaissances sont accessibles à tous. L'enseignement de demain ne consiste plus à former les meilleurs ingénieurs et gestionnaires pour s'adapter aux besoins de la société, mais d'apprendre à apprendre ; passer de l'adaptation à l'adaptabilité, ce qui passe par l'interdisciplinarité. Les théories de l'évolution, et tout particulièrement l'anthropologie évolutionniste, sont le meilleur socle d'un tel projet.

Le patron de Free Xavier Niel a lancé l'école 42 en 2013. Là-bas, les codes sont inversés : les élèves deviennent acteurs de leur apprentissage.

L'innovation et l'entreprise darwiniennes réclament initiatives, prises de risque, logique de rupture, exploration infinie, désindexation des visions linéaires et progressistes du changement propres au dogme lamarckien..., bref, un cadre de grande liberté. Est-ce cette dernière qui fait défaut en premier lieu ?

Le concept de "synthèse créatrice" recouvre toutes vos remarques. Innover, ce n'est pas tout inventer, mais construire des innovations. Le principe d'émergence indique que le tout est bien plus que la somme de ses parties. Le train, locomotive de la première révolution industrielle, résulte d'un "bricolage" : on prend la marmite de Papin, sur laquelle James Watt et Matthew Bolton ont mis un régulateur ; on la pose sur une charrette dont les roues sont modifiées pour aller sur des rails sortis des mines, et, derrière, on empile des diligences. À part le régulateur, il n'y a aucune innovation de rupture.

Même processus pour le smartphone, dont peu de brevets sont défendables par Apple. Pour accomplir ce type de découvertes, il faut s'extraire des filières, même si elles sont d'excellence, et s'ouvrir à toutes les collaborations, et, évidemment, s'instruire de ce qui se fait ailleurs. Question de culture, de conception du monde dans lequel on est et on veut être. Et de méthode. Il n'y a pas mille façons de faire. Un maître-mot pour tout cela : la liberté d'échanger, de s'instruire, d'essayer, de gérer son temps...

D'un côté les architectes ou contempteurs : Darwin, Smith, Malthus, Marx, Schumpeter, de l'autre les rouages : "exaptation", "coaptation", "transaptation"... Vos travaux constituent un examen minutieux du mécanisme libéral. Quels types de libéralisme - économique mais aussi politique -, de capitalisme, de société de marché, favorisent-ils ou au contraire entravent-ils l'innovation et l'entreprise darwiniennes ? Éthique et libéralisme, humanité et libéralisme, altruisme et libéralisme, constituent-ils intrinsèquement des oxymores ? Est-il vain d'espérer rendre ces termes conciliables ?

Les acteurs de la Lunar Society s'inscrivaient dans le projet humaniste des Lumières, et c'est bien ce qui les amena à faire abolir l'esclavagisme et à militer pour l'éducation, notamment des femmes. Le XIXe siècle a oublié cette promesse en provoquant un exode rural sans précédent et en créant des conditions de travail et de vie abominables pour des dizaines de millions d'individus passés de la misère des campagnes à celle des villes.

La société industrielle a profondément changé entre les espoirs du temps d'Erasmus Darwin et l'indigence du temps de Charles Darwin. C'est dans ce contexte de luttes sociales et politiques que Karl Marx et d'autres critiquèrent les fondements de cette société capitaliste en forgeant les acceptions actuelles et péjoratives de darwinisme et de malthusianisme. Le néolibéralisme des années 1980 se revendique aussi de certaines théories darwiniennes dans leur acception idéologique individualiste et égoïste. Alors, il n'est pas très facile pour les darwiniens et les libéraux au sens le plus fondamental de refonder cette pensée.

Si la mondialisation a permis de faire sortir de la misère des centaines de millions d'humains dans le monde depuis le début du XXIe siècle, elle a enrichi les plus riches, provoquant l'érosion des classes moyennes. Donc une évolution globale positive mais un accroissement vertigineux des inégalités, intenable à court terme. Le besoin de règles est évident, pour établir une vision commune de l'avenir de tous, qui fait tant défaut d'un point de vue politique pour l'Europe, et, pire, dont rien ne transparaît dans ce que l'on connaît du traité d'échange commercial (Tafta) en discussion entre l'Europe et les États-Unis. Il en va de même pour le grand traité entre les pays circumpacifiques. Croire que le marché et le libre-échange vont apporter le bonheur à tous est une ineptie. Il faut stopper cette dérive.

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Des économistes et des intellectuels comme Larry Summers - ancien ministre de l'Économie de Bill Clinton et conseiller de Barack Obama - voient dans l'attrition des classes moyennes la principale cause de l'émergence des partis réactionnaires, nationalistes et hostiles à l'immigration. Le néolibéralisme et la financiarisation de l'économie sont les causes des problèmes actuels, ils sont d'ailleurs une négation du libéralisme social et progressiste.

Pourquoi parle-t-on si peu en France du Manifeste de Seattle signé par six cents économistes libéraux pour un salaire horaire minimum et d'ailleurs récemment adopté par la Californie ? Comme Henry Ford en son temps, chacun sait que sans classe moyenne, pas de progrès pour la société. De nos jours, les anathèmes les plus courants dans le cadre de la médiocrité des débats se limitent à "darwinisme, libéralisme, malthusianisme". C'est du même niveau que de lancer "c'est de droite" quand on favorise les activités des entreprises ou "c'est de gauche" dès que l'on améliore les conditions sociales ou du travail.

Quelle pensée "politique" du libéralisme - qui, à quelques encablures du scrutin présidentiel en France, fracture à gauche mais aussi à droite - appelez-vous à cultiver pour qu'innover et entreprendre forment les deux jambes de la France ?

Les débats politiques sont devenus trop idéologiques, si ce n'est moralistes, par manque de connaissance de la réalité des entreprises. Les grandes théories économiques, notamment l'économie politique, ignorent ces dernières, et les personnalités politiques issues du monde entrepreneurial sont très rares. Or qu'indiquent les enquêtes d'opinion ? Les plus forts indices de confiance pour l'avenir s'adressent aux chercheurs et aux entrepreneurs. Idem pour la diversité : les Français n'ont aucun problème avec les diversités alors que les politiques laissent entendre qu'ils ne sont pas prêts. Nous sommes en pleine dissonance cognitive.

Ni la gauche ni la droite n'aiment le libéralisme, et encore moins les professions libérales, qui cultivent leur statut. Notre médecine libérale n'est guère connectée au libéralisme, pas plus que l'enseignement libre. Ajoutez à cela les dérives néolibérales de la fin du XXe siècle, et cela fait autant de raisons de ne plus rien comprendre à ce terme, et même de le rejeter.

Les ruptures internes du Parti socialiste en sont symptomatiques. Sa "gauche" défend une conception anti-entreprise postmarxiste de la société, et sa "droite" une tradition humaniste chrétienne avec des protagonistes issus des grands corps administratifs ou universitaires. Entre les deux, Manuel Valls et Emmanuel Macron plaident pour un développement des entreprises et sont accusés de mener une politique de droite alors que la droite traditionnelle n'adhère pas davantage aux vrais fondements du libéralisme. C'est ubuesque.

La bipolarisation politique entre la droite conservatrice et la gauche de la gauche laisse un immense espace social, économique et politique en complète déshérence, avec en toile de fond les inquiétudes légitimes des classes moyennes. Notre système politique est tout simplement arrivé à son terme. Comme pour chaque grand moment de l'histoire de l'humanité, on assiste à l'émergence d'une nouvelle gouvernance : les démocraties représentatives pour la première révolution industrielle ; la démocratie universelle pour l'après-guerre. Et pour demain ? Soit le chaos, comme pour la Belle Époque qui sombre dans l'horreur de la Première Guerre mondiale, soit une nouvelle gouvernance à l'échelle mondiale - et maintenant !

Dans les sociétés humaines dominantes - c'est-à-dire occidentales -, l'évolution de la vie est conçue comme un processus dominé par l'homme qui maîtrise la nature et promet "la fin de l'Histoire dans le bonheur de tous." À quelles illusions, à quels dégâts intellectuels, sociaux, environnementaux ou humains, une telle idéologie du progrès, une telle arrogance technologique préparent-elles ?

L'homme, surtout occidental, souffre d'une maladie terrible : l'anthropocentrisme. C'est même devenu une pathologie auto-immune qui détruit son humanité et l'humanité de l'intérieur. Il semble qu'aucun remède n'existe. Quelques rares philosophes grecs ou latins - comme Lucrèce -, saint François d'Assise et aujourd'hui le pape François, Rousseau ou encore Nietzsche, ou tous ces écrivains et penseurs marcheurs que j'ai évoqués dans La Marche ; sauver le nomade qui est en nous, butent sur cette ontologie dualiste fondamentale qui oppose l'homme à la nature. D'une manière générale, les civilisations se considèrent d'autant plus avancées qu'elles se situent loin, sinon hors, de la nature comme dans les utopies : "Les forêts reculent devant les civilisations", estimait Chateaubriand. Pourquoi ?

Les travaux récents en anthropologie culturelle montrent que les ontologies fondamentales, comme le dualisme qui percole dans tous les domaines de la pensée occidentale, même en science, remontent à plus de dix mille ans. C'est notre fardeau ontologique. Et contrairement à ce que prétendent les culturalistes dualistes, nos gènes ont évolué plus vite que nos ontologies. Les idéologies de progrès œuvrant pour nous écarter de la nature se précipitent dans les illusions technicistes bien incapables de transformer nos croyances fondamentales. On a besoin de la philosophie, et surtout de l'anthropologie, pour espérer nous sortir de ces pièges ontologiques qui mettent en danger l'avenir de l'humanité. On doit édifier un anthropocentrisme responsable et éthique, car le transhumanisme sans la nature ruinera l'avenir de l'humanité.

La quête d'éternité, propre au transhumanisme dans ses versions les plus extrêmes, charrie nombre de sujets fondamentaux : pourquoi et jusqu'où repousser la mort ? Comment délimiter bons et mauvais progrès ? Comment organiser une planète de centenaires ? Consacrer sa vie à examiner l'humanité dans ses recoins les plus lointains exhorte à s'interroger tout particulièrement sur ce sujet...

Les plus anciens vestiges de préoccupation autour de la mort remontent à plus de cinq cent mille ans, donc avant l'apparition de l'Homo sapiens. Cela concerne les Néandertaliens, certainement notre ancêtre commun, Homo heidelbergensis, peut-être même d'autres. La mort et la question de la finitude ont participé de la vie des sociétés humaines et de leurs représentations du monde jusqu'au milieu du XXe siècle. Puis deux événements majeurs sont survenus : les hommes ont inventé les moyens de leur propre destruction depuis Hiroshima et Nagasaki ; ils ont fait reculer l'âge de la mort de plus d'une vingtaine d'années dans les pays développés qui font tout pour cacher la mort. La mort a été de plus en plus repoussée, et même occultée, de nos vies.

Que pourrait être une société d'immortels ? Sans doute d'un ennui prodigieux et sans projet. L'humanité s'est construite dans ses multiples rapports à la mort. S'il n'y a plus la mort, il n'y a plus d'humanité telle qu'elle a été pendant plus d'un million d'années. Alors, quelle serait cette posthumanité ? D'un point de vue anthropologique, comment imaginer une société sans des règles drastiques sur la procréation, l'inceste, la limitation des naissances ?... Ce ne peut être qu'une société hyperautoritaire, voire fasciste et eugéniste. L'éternité pour quoi ? "L'éternité, c'est long, surtout vers la fin", juge Woody Allen. Jean Renoir interrogeant son père à propos des dieux de l'Olympe lui demande pourquoi les divinités se mêlent aux affaires des mortels. "Certainement parce qu'elles s'ennuient", lui répond Auguste. Le seul avantage de l'immortalité serait de permettre des voyages interstellaires et de conquérir l'espace. Vertigineux.

Les progrès inouïs de la médecine et des modes de vie ont porté un maximum de personnes vers la limite supérieure connue de l'espérance de vie, qui est de 120 ans. Notre évolution n'a pas déplacé la limite supérieure de la vie humaine, mais amené une plus grande proportion vers cette limite. C'est pourquoi les extrapolations linéaires qui prétendent gagner dix ans, puis vingt, n'ont aucun sens. Soit on continue à buter, mais toujours en meilleure santé, sur cette limite léguée par notre évolution, soit on franchit ce seuil, et alors on pénètre dans un monde postdarwinien que personne n'a jamais imaginé. C'est tout simplement un saut quantique ou une singularité.

Pour les transhumanistes, la mort est une anomalie. Alors ils postulent que l'homme est arrivé au terme de son évolution et qu'ils prennent en main la suite grâce aux avancées prodigieuses des NBIC. S'il ne fait aucun doute qu'elles contribueront à l'amélioration de la santé, et donc de l'espérance de vie en bonne santé, ce sera autre chose que de vaincre la mort. Et, sans ironie, il va falloir qu'ils fassent vite, car ils n'ont pas l'éternité devant eux en regard de la dégradation de la qualité de la vie sur terre, les pollutions étant devenues les premières causes de mortalité.

L'espérance de vie baisse à nouveau ! C'est très sensible chez nous, mais dramatique en Russie et dans trop de pays. Car, in fine, quid d'une chance d'éternité dans des environnements de plus en plus invivables ? Nous pouvons faire confiance à la vie, et en particulier aux micro-organismes, pour voir émerger des agents indésirables - à moins d'aseptiser toute la terre, ce qui serait la mort de toute la vie. Donc, ces projets transhumanistes comportent une part utopique et une part élitiste, ou humanisme évolutionniste. C'est ce que les anthropologues nomment un fardeau de l'évolution : le sacrifice nécessaire d'une partie de la population pour que l'espèce continue à évoluer. Mais ce n'est pas de l'évolution, et encore moins de l'humanisme.

Manuel Valls et Emmanuel Macron - ici à Lyon en juin 2016 - plaident pour un développement des entreprises et sont accusés de mener une politique de droite alors que la droite traditionnelle n'adhère pas davantage aux vrais fondements du libéralisme. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

 Dans son essai La Révolution transhumaniste (Plon), Luc Ferry met en perspective les desseins "de la technomédecine et l'uberisation du monde". Vous-même, qui participez à l'Observatoire de l'uberisation, anticipez-vous les effets de cette dernière sur les transformations de nos sociétés ? Jamais, peut-être, la problématique éthique ne s'est trouvée à ce point questionnée...

La technomédecine est déjà là. Il suffit de penser aux robots pour assister les opérations - comme celles, si spectaculaires, au centre du cerveau pour pallier les effets de la maladie de Parkinson -, mais aussi à l'imagerie, aux télé-opérations, au cœur artificiel, aux prothèses externes activées par captation des ondes cérébrales, aux exosquelettes... Des objets connectés permettent de donner des informations sur notre santé, nos activités physiques, de suivre nos traitements - c'est la télémédecine. Ces données permettent de développer les méthodes de l'épidémiologie, et de faire des prédictions et des alertes sanitaires - c'est le big data, ou données massives, avec ses 3 V : variété, volume, vitesse.

Les avancées technologiques en arrivent, comme aux États-Unis, à la "Precision Medecine" : prédictive, personnalisée, participative, préventive. Cette médecine repose sur l'accès au séquençage du génome individuel et aux connaissances sur les origines ethniques et culturelles des personnes. C'est la médecine évolutionniste, qui prend en considération notre passé et notre coévolution avec les maladies et les agents pathogènes. Cela pose évidemment des questions d'éthique et de préservation des données personnelles. Il existe des sites sur lesquels des individus peuvent donner - anonymement - leurs données personnelles et médicales, comme à une époque on donnait son corps à la science. Nous n'en sommes qu'au début et cela va évoluer très vite.

L'uberisation dans ce domaine peut prendre plusieurs aspects. Côté positif, la capacité des patients et des associations de patients à participer aux avancées thérapeutiques et aux connaissances sur leurs maladies. Mais ces données peuvent faire l'objet de détournements et de commercialisations non éthiques, si ce n'est illégales. Quelle serait la préservation de la vie privée avec la possibilité pour les assurances de moduler les primes en fonction des comportements ?

Récemment, l'agence de la recherche médicale américaine - le National Institutes of Health, NIH - a donné accès à des centaines de milliers de dossiers médicaux à Google. Sans difficulté, ils ont été capables d'identifier dix personnes. Il suffit aux algorithmes de connaître quatre à cinq de ses déplacements habituels pour identifier toute personne avec une fiabilité de 95 %. Nous faisons donc face à une urgence éthique, dont nous discutons au sein de l'Institut de la Souveraineté numérique.

Les robots plus ou moins humanoïdes interviennent couramment dans les hôpitaux japonais et coréens pour l'assistance médicale. Les Asiatiques n'ont pas de difficulté dans ce genre de relation, car ils sont animistes. Cela pourrait être plus compliqué en France par la faute de l'archaïsme cartésien.

À cela s'ajoute l'intelligence artificielle. Alors, les blouses blanches seront-elles de plus en plus portées par des robots toujours plus collaboratifs ? Ce sera le cas. Vont-ils prendre la place des personnels médicaux ? C'est tout le débat entre l'intelligence artificielle et l'intelligence augmentée. Ces machines peuvent faire agir de façon plus efficace, précise et rapide. Mais elles resteront des auxiliaires, même si elles sont capables de détecter une partie de nos intentions avant même que nous n'en ayons conscience. Dès lors, cela devient plus délicat. Une personne peut susciter des réactions de la machine sans avoir agi, ou, comme dans l'excellent film Her, celle-ci peut être capable d'anticiper les désirs. Si l'uberisation au sens strict concerne les changements dans les existences consécutifs aux usages de smartphones et d'applications, cela touche plus largement à tout ce qui vient d'être évoqué.

La paléoanthropologie et l'éthologie enseignent une maîtrise particulièrement pointue de l'item "crise". "Économique", "sociale", "civilisationnelle", "spirituelle", "de valeurs", "environnementale"..., "la" crise semble être le point cardinal de notre époque. Cet emploi est-il justifié ? Ignore-t-on trop que la crise peut concentrer un formidable gisement de progrès ?

Beaucoup de personnes perçoivent l'actualité comme une crise, un désordre anormal par rapport à un état antérieur. Par définition, une crise se traduit par un dysfonctionnement. Il suffit de la traiter, et cela repartira comme auparavant. Or il ne s'agit nullement de cela : nous changeons de monde, et une grande partie de nos repères, de nos habitudes, de nos activités, de nos vies sociales, et même de nos valeurs, change. Progrès ou non ? Cela dépendra des nouvelles valeurs éthiques à venir, par exemple autour des formes de procréation et des techniques accompagnant la fin de la vie.

Vous souvenez-vous d'un monde avant le smartphone ? Cela fait à peine cinq ans. Or les usages et leurs conséquences ne répondent pas à des impératifs imposés par les entreprises ou les réseaux. Sans nier toutes les formes de pressions sociales et d'incitations commerciales, c'est bien par nos actions répétées et quotidiennes que nous élargissons l'espace digital darwinien et que nous modifions toutes nos actions les plus habituelles ; c'est de l'uberisation active, si ce n'est consentie.

Une partie des applications améliore les prestations et les services classiques : trouver des places de parking, se faire livrer des repas, partager des heures de garde des enfants, trouver un rendez-vous rapide chez un médecin... L'application la plus représentative de ces nouvelles facilités est BlaBlaCar. Ou "l'économie des interstices", qui fluidifie les demandes. Des prestations peu chères, qui rendent de grands services, dont l'économie profite aux détenteurs des plateformes et qui créent assez peu d'emplois.

Il y a aussi Uber, perçu comme le "grand méchant loup." Sa réussite dans le domaine des transports en voiture avec chauffeur se comprend par ce qu'étaient l'état archaïque et les mauvais services des taxis. Du point de vue du système ancien, il est perçu comme une concurrence déloyale et une menace de destruction. En réalité, grâce à lui, les services des taxis se sont considérablement améliorés et plusieurs milliers d'emplois de chauffeurs, en majorité tenus par de jeunes hommes de banlieue issus de la diversité et restés longtemps sans travail, ont vu le jour. Le marché s'est étendu, captant de nouveaux clients qui avaient renoncé au taxi. "Le gâteau s'est agrandi."

Actuellement, des gouvernements, en Californie, en France et en Allemagne notamment, agissent pour que le statut de ces nouveaux travailleurs et les cotisations sociales soient définis et respectés. Ce n'est là que la partie visible de l'uberisation. Les changements sont considérables dans les entreprises et dans les nouvelles façons de travailler. La société, fondée sur un pacte et des cotisations sociales liés au salariat, se trouve fortement affectée. Des robots, des algorithmes, des applications, ébranlent le travail tel que nous l'avons connu jusque-là. Va-t-on passer d'une société qui s'épuise à retrouver le plein emploi à une société dans laquelle les gains de productivité et les richesses permettront de distribuer une allocation universelle ? On l'évoque dans un nombre de plus en plus élevé de pays.

L'anthropologie indique que toute société humaine tient sa cohérence d'un récit ou d'un imaginaire partagé. Quel sera celui de demain ? Quant à l'éthologie, elle enseigne que les sociétés d'hommes et de singes les plus aptes à innover s'appuient sur des hiérarchies tolérantes et une liberté de tester et de contester les idées. Nous allons en avoir besoin.

"Ces" crises sont-elles en premier celles de "l'homme" ?

La plupart des crises sont le fait des hommes ; mais on ne nous a pas enseigné l'histoire de cette façon. La philosophie dominante consiste à rechercher des causes externes aux chutes des civilisations. Ce catastrophisme externaliste s'attache à mettre en évidence des causes naturelles ou des envahisseurs considérés comme des barbares. Les causes naturelles ne font que précipiter un état de déliquescence interne : disparition des grandes cités du Gange au Néolithique par la faute d'une grande sécheresse, issue identique pour les Mayas, fin de la civilisation minéenne et éruption du Santorin, éruptions des volcans islandais dans les années 1770 et chute de l'Ancien Régime ; éruption du Tambori et fin de l'Empire à Waterloo... Aussi dramatique qu'ait été l'anéantissement de Pompéi, cela n'a pas ébranlé l'Empire romain au faîte de sa puissance.

Jared Diamond et d'autres ont montré que les crises qui anéantissent les civilisations proviennent de leur incapacité à repenser ce qui a fait leur succès, et, surtout, à comprendre les premiers indicateurs de leur effondrement annoncé. Tout commence par la détérioration des facteurs de l'environnement : sécheresse, salinisation des sols, espèces invasives, déforestation, perte de biodiversité... Alors, ces civilisations recherchent des ressources de plus en plus loin sans tenter de résoudre les problèmes. La deuxième phase conduit à des tensions sociales de plus en plus vives et à une sclérose du système politique avec des castes de plus en plus endogamiques et coupées du reste de la société et de l'environnement. Là aussi, c'est un constat anthropologique universel, qui touche les populations les plus traditionnelles comme les civilisations, quand les élites se distancient de la nature à un tel point qu'elles refusent même de se reproduire.

Aujourd'hui, les urbanistes ont compris que la cité moderne ne s'isole plus de la nature et acceptent d'y faire entrer la nature, les biodiversités végétales et animales. C'est un changement total de paradigme - pas encore le paradis -, qu'il faut étendre à l'ensemble de la planète puisque les deux tiers de l'humanité seront urbanisés d'ici au milieu de ce siècle.

Et si Uber n'était pas "le grand méchant loup" ?

 "Cessons de croire que l'État et les politiques détiennent à titre principal les clés de l'avenir. Nous devons nous engager dans la transformation et accompagner les forces du renouveau", estimez-vous. Comment, dans le contexte de "crise", de déficit de "culture entrepreneuriale", de suprématie lamarckienne, et donc de transformation radicale, la "chose" politique et la démocratie prennent-elles place ? Quelle responsabilité doivent-elles poursuivre ?

Sur le plan politique, un constat pétrifie : aucun ministre issu de "la société civile" depuis un quart de siècle (le dernier significatif ayant été Hubert Curien) ! Les scientifiques et les entrepreneurs ne tiennent pas longtemps dans cette fonction (Francis Mer, Thierry Breton). Pourquoi ? Parce qu'un scientifique ou un entrepreneur sont confrontés à ce qu'est le monde - la nature ou le marché -, et n'agissent pas selon ce que devrait être le monde.

Quelle est l'essence d'une démocratie qui ne peut plus admettre des personnes de la société civile ? Les gouvernements et les instances représentatives sont devenus des systèmes de plus en plus byzantins qui n'arrivent pas à produire un "choc de simplification". Leur survie réside dans la complexification, qui ne peut bénéficier qu'à une caste de plus en plus coupée des réalités du monde. Hier, la noblesse de robe sous l'Ancien Régime ; aujourd'hui, l'énarchie et ses métastases.

Les errements du capitalisme financiarisé ont fait oublier que les racines de l'économie se trouvent dans le champ de la philosophie morale, ce qui convoque tous les aspects culturels, psychologiques et cognitifs de l'agent économique (rationnel). Voilà une autre grande question de philosophie : existe-t-il de la morale dans l'évolution ou dans l'économie ? Une tradition "humaniste" très large - aussi bien religieuse que politique - considère que seules les sociétés humaines peuvent et doivent instaurer des règles morales. Pour d'autres, il y a des fondements moraux dans la nature comme dans l'économie. Le néolibéralisme n'a rien de moral, même s'il affiche clairement que ce n'est pas sa préoccupation.

Ces remarques permettent d'éclairer la situation politique actuelle. Comme dans les théories macroéconomiques, les entreprises sont les grandes absentes des débats et des enjeux politiques. Et la majorité des partis de gouvernement, de droite comme de gauche, ne voit que les grandes entreprises (quand ils s'y intéressent). Et on constate de fortes divergences entre les différentes organisations patronales et entrepreneuriales.

Les gouvernements de gauche ont souvent été plus favorables aux entreprises que ceux de droite. Toute l'écologie des TPE aux ETI en passant par le tissu des PME/PMI se retrouve bornée, d'un côté par les superbes grandes entreprises, de l'autre par la plus grande des entreprises : l'artisanat. Le secteur entrepreneurial le plus dynamique, le plus innovant, le plus créateur d'emplois et le plus actif à l'exportation est le moins représenté dans les débats alors qu'il préside aux changements actuels.

Là encore, Manuel Valls et Emmanuel Macron, ex-ministre de l'Économie, cherchent à paver une voie à la fois libérale et sociale, que leurs contempteurs "de" gauche et "d'une grande partie de" la droite s'emploient idéologiquement à discréditer. Une vision entrepreneurialement libérale et socialement responsable ainsi fustigée par "leur" opposition est-elle infondée, utopique, voire antagoniste ?

Absolument pas. Bien au contraire, d'ailleurs. Si l'on veut une société figée, il suffit de tuer l'invention en réduisant les politiques de recherche (les inventeurs) et en contraignant les entrepreneurs (les innovateurs). À de rares exceptions près, les gouvernements successifs depuis trois décennies s'y sont employés ; et encore récemment à propos du mouvement des "pigeons" pour défendre les entreprises ou encore la réaction des chercheurs pour éviter une coupe suicidaire des crédits de recherche. Les exemples les plus dramatiques étant les sociétés antientrepreneuriales, telles celles qui sont fondées sur les idéologies communistes, fascistes ou fondamentalistes religieuses.

C'est cela, le cauchemar de Schumpeter. Chaque nouvelle période de l'histoire commence par une nouvelle société portée par un dynamisme scientifique, culturel, entrepreneurial et social ; puis arrive le temps des politiques de redistribution et de réduction des inégalités, mais avec un taux de redistribution qui finit par réduire la croissance et, à terme, par favoriser le retour des vieux démons. On n'en est pas loin. Réduire les inégalités, oui ; mais à condition de distinguer celle des rentes et celles de l'innovation.

L'homme est devenu un loup pour l'homme, il est prédateur et fossoyeur dans des dimensions et avec des armes qui le menacent d'une "sixième extermination". "La véritable entreprise de l'homme est de se réinventer lui-même", estime Fernando Savater en riposte à ce spectre. Elle est en effet, complétez-vous, de "réimaginer" l'inconnu, ce qui signifie réinventer ses rapports à l'autre, aux autres. Et, devrait-on conclure, en premier lieu "à soi"...

Notre époque est sans rêve. L'arrivée sur la Lune de quelques cosmonautes, en 1969, évoquait l'espoir d'un avenir meilleur pour nos sociétés ; or, même si les exploits des missions spatiales, comme celui de la sonde Rosetta en 2014, ont soulevé un magnifique enthousiasme, la joie est vite retombée sur terre. Les technologies ne sont pas seules porteuses de l'avenir, que ce soit pour l'espace ou le transhumanisme.

Le monde va connaître des bouleversements économiques, politiques et démographiques considérables, bien avant la conquête de Mars. Il faut donc revenir "à soi", reprendre confiance dans nos capacités à inventer et à nous adapter. Nous n'avons jamais eu autant de moyens de nous détruire comme de refonder l'humanité pour demain. Une condition nécessaire à cela : écarter le fléau de l'anthropocentrisme et se fonder sur la paléoanthropologie, qui affirme notre unité d'origine et notre communauté de destin. Là aussi, tout n'est pas à inventer, mais reste à faire, comme pour l'après COP21. Une vraie réflexion écologique et politique à l'échelle de l'humanité est "la voie" pour une nouvelle "politique de civilisation" si chère à Edgar Morin.

L'entreprise, l'entrepreneuriat, l'innovation : un triptyque au service de l'humanisation de l'humanité. Y croire est donc possible ?

C'est même un impératif catégoriel pour l'homme. Il n'existe pas de grande entreprise humaine sans imaginaire collectif ; un "grand récit" au sens de Michel Serres. C'est ce supplément d'imaginaire qui a fait que seul l'Homo sapiens est parvenu à coloniser tous les écosystèmes de la terre. Chaque grande période de l'histoire de l'humanité est portée par un nouvel imaginaire mêlant les savoirs, les innovations, les techniques et leurs représentations idéelles, à la fois dans leurs rapports à l'autre et au cosmos ; autrement dit, à l'évolution.

Il faut donc non seulement y croire mais le mettre en œuvre, au risque d'être frappé par le "syndrome de la Planète des singes". Car la vraie raison qui fait que les grands singes viennent à supplanter les hommes dans la nouvelle de Pierre Boulle, c'est que les humains avaient cessé d'être actifs physiquement et intellectuellement ; ils avaient cessé d'être de grands singes entrepreneuriaux. Notre époque se cherche un rêve et elle est formidable. Formidable parce qu'elle est celle de tous les possibles. En fait, cette exigence ontologique n'est pas nouvelle, de la Cité de Dieu de saint Augustin à la noosphère de Teilhard de Chardin. Mais ni l'un ni l'autre n'avaient imaginé une humanité connectée par-delà Dieu. Les conditions matérialistes sont réunies et il nous reste tout simplement à bâtir un nouvel humanisme.

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Commentaires 2
à écrit le 25/10/2016 à 11:28
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Après votre dernier interview de Joël de Rosnay titré "Nous sommes à la veille d'une mutation de l'espèce humaine", ce nouvel article de Pascal Picq est d'une intelligence rare et son analyse est pointue, juste et brillante. Donc un immense bravo à l...

à écrit le 20/10/2016 à 15:14
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"Le néolibéralisme des années 1980 avec son cortège de dérégulations et le cancer de la financiarisation a lourdement affecté le tissu social des sociétés. Ils se prévalaient de la loi naturelle de Darwin de l'élimination des plus faibles en en appel...

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