
Acteurs de l'économie - La Tribune : "Nous ne vivons pas la fin du monde, mais l'entrée dans un nouvel âge stimulé par les réseaux, les intelligences connectées, et les changements d'environnement", indiquez-vous dans votre préface d'Homo numericus au travail (ouvrage collectif, dirigé par Pierre Bereti et Alain Bloch, Economica 2016). Du haut de la science paléoanthropologue et éthologue, quel moment de la Grande Histoire de l'économie et de l'entreprise traverse-t-on ?
Pascal Picq : Nous sommes aujourd'hui au cœur d'une immense phase évolutive, provoquée par le réchauffement climatique, l'effondrement des biodiversités naturelles et domestiques (le cauchemar de Darwin), l'érosion des diversités culturelles (le cauchemar de Lévi-Strauss), les bouleversements démographiques (le cauchemar de Malthus), une économie et des entreprises confrontées à des décisions politiques et sociétales qui s'évertuent à préserver les acquis d'une société déjà dépassée au risque d'étouffer les innovations nécessaires (le cauchemar de Schumpeter), et tout cela poussé par l'impact des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives, cauchemars d'Ellul) et de l'intelligence artificielle (cauchemar de Dawkins et de Musk), au risque d'en perdre notre humanité (cauchemar de Heidegger).
Nous, les hommes, sommes les acteurs de ces changements. Nous n'en sommes pas toujours conscients, et encore moins de notre responsabilité envers les générations futures. Or nous avons deux leçons à retenir de Darwin : d'une part nous vivons sur des adaptations du passé, d'autre part ce qui a fait notre succès ne suffit pas pour s'adapter au monde que nous avons contribué à bouleverser, et ce que nous faisons aujourd'hui contraint les possibilités des générations futures à édifier leur propre idée du progrès. L'évolution, ce n'est pas "que" le passé, mais la "descendance avec modification". Nous continuons donc, comme les autres espèces, à coévoluer avec les autres organismes vivants, notamment les plus infimes.
À cette coévolution s'en ajoute une autre, propre à l'évolution humaine, depuis l'émergence du genre Homo il y a deux millions d'années en Afrique : la coévolution entre nos innovations techniques et culturelles, et notre biologie, que ce soit pour la sélection de nos gènes et/ou de leurs expressions. Cette deuxième coévolution n'a cessé de s'accélérer, pas de façon continue, mais marquée par des périodes de changements rapides : c'est le concept d'"équilibres ponctués" des théories de l'évolution. Cela signifie que l'évolution ne procède pas de façon régulière et graduelle, mais par la succession de périodes de relative stabilité, voire d'évolution progressive, entrecoupées de périodes de changements rapides.
J'ai identifié une dizaine de telles périodes, qui se rapprochent avec une accélération impressionnante. Il s'écoule presque deux millions d'années entre la première - Homo erectus et le feu - et la seconde - l'expansion de notre espèce Homo sapiens sur toute la planète il y a cent mille ans. Ensuite, quatre-vingt-dix mille ans pour les inventions des agricultures... et aujourd'hui seulement un demi-siècle entre la troisième et la quatrième révolution industrielle. Nous sommes en plein cœur d'une telle période, qui se cherche un nom : second âge des machines, posthumanisme, troisième ou quatrième révolution industrielle, cinquième cycle de Kondratieff/Schumpeter, uberisation...
Pascal Picq interviendra à TUP | FORUM "Une époque formidable" et à Tout changer ! Forum Cnam La Tribune
Ces fameuses NBIC, "qui pénètrent nos corps, des gènes aux neurones en passant par les organes et toutes sortes de prothèses", annoncent-elles une troisième coévolution ?
Absolument. Elle commence seulement à se faire ressentir et porte une nouvelle promesse : le transhumanisme. En comparant ces différentes périodes - Paléolithique supérieur, Néolithique, Antiquité, Renaissance, révolutions industrielles... -, on constate à chaque fois un même faisceau de facteurs : des techniques et des modes de communication inédits, qui entraînent des changements dans le commerce, les monnaies, les moyens de production, les transports, les arts, le statut des femmes, les conceptions du monde, les moyens de procréation, la médecine, les attitudes autour de la mort, les rapports entre les anciens et les nouveaux acteurs sociaux, de nouvelles formes d'expression politique et de gouvernance, l'éducation et, bien sûr, dans la vision de ce qu'est la nature et dans les rapports avec elle (contrat naturel).
Et les manifestations donnent une liste à la Prévert : NBIC, NTIC, crowdfunding, blockchain, mariage pour tous, contrôle sur la procréation et la mort, Mooc, imprimantes 3D, âges de la vie (cinq générations impactées par des environnements technologiques différents vivant ensemble ; BB, X, Y, Z...), reverse mentoring (les jeunes apprennent aux seniors), rôles économique et politique croissant des femmes, et nouvelle conscience de ce que sont la nature et les mondes de demain. Quels sont les nouveaux acteurs de ce monde ? Une poignée d'entrepreneurs de la Silicon Valley ont mis sur le marché des appareils aux usages non limités qui, dans nos mains, modifient notre monde. Nous en sommes les agents !
Steve Job disait : "I'm going to change the world", mais il n'a jamais dit comment. Ce sont nous, les milliards d'humains qui avons pris en main ces appareils et avons tapé du doigt dessus, qui avons changé ce monde. Nous en sommes les acteurs plus ou moins conscients. Et ça, c'est parfaitement darwinien : un processus de variation/sélection qui n'est inscrit dans aucun projet de société. Comme dans la conception darwinienne la plus orthodoxe de l'évolution, de petites actions - les glissements de nos doigts, ces "petites poucettes" de Michel Serres - donnent de grands changements. On comprend le désarroi du politique et d'une partie des acteurs sociaux sur l'avenir de nos sociétés.
"Les entreprises sont comme des espèces", jugez-vous. Chaque entreprise est une agglomération d'individus, de technologies, de matériaux, de process. Est-elle un "corps vivant" ?
Les entreprises et leurs acteurs peuvent-ils être comparés à des espèces ? Cette interrogation, fondamentale, appelle un triple éclairage historique, épistémologique et scientifique.
D'un point de vue historique. Les théories de l'évolution et les théories économiques sortent du même creuset : celui des Lumières, avec des foyers à Paris (politique), Édimbourg (philosophie) et Sheffield/Birmingham (économie). Les acteurs de cette Lunar Society anglaise sont les fondateurs des grands courants de pensée et d'action sur le changement dans la nature (théorie de l'évolution), dans l'économie (le vrai libéralisme entrepreneurial) et dans la société (les whigs ou le courant de la gauche libérale et sociale anglaise qui milite contre l'esclavagisme et pour l'égale éducation des femmes). La recette du progrès associe une réflexion interdisciplinaire sur les sciences, les techniques, les entreprises, la nature et la société. La désaffection actuelle pour les sciences comme la médiocrité du débat intellectuel qui se revendique philosophique ne sont pas de bon augure.
D'un point de vue épistémologique. L'histoire des théories de l'évolution et celle de l'économie avancent avec les mêmes difficultés conceptuelles et les mêmes problèmes épistémologiques, avec une petite avance pour les théories de l'évolution. C'est le cas pour les concepts d'espèce et d'entreprise. Darwin avait bien compris que la notion d'espèce était un vrai casse-tête. Il préfère le terme de « population ». Depuis presque deux siècles, les évolutionnistes se coltinent un concept nécessaire mais qui ne cesse de poser plus de difficultés qu'il n'en résout. Par exemple, comment comprendre que nous, les Homo sapiens, avons des gènes de neandertalensis alors que nous ne sommes pas de la même espèce ? En économie néoclassique, c'est le concept de l'Homo economicus, ou agent économique rationnel : on sait que c'est faux, mais on n'a pas mieux pour modéliser, même si toutes les expériences en microéconomie, en économie expérimentale et en anthropologie invalident ce concept. Pour éviter cet écueil, les évolutionnistes se sont intéressés à la macroévolution, et les économistes à la macroéconomie. Aujourd'hui, les théories de l'évolution s'attachent aux mécanismes, aux gènes, aux populations, et les espèces ne sont que des épiphénomènes à un moment donné de la dynamique de ces populations.
D'un point de vue scientifique. On ne dispose de définition exacte ni de l'espèce ni de l'entreprise, mais il en va des espèces comme des entreprises, il s'en trouve une très grande diversité. D'ailleurs, de part et d'autre de l'Atlantique, des débats s'emploient à savoir à qui appartient l'entreprise - notamment celle par actions. Comparer une entreprise à une espèce n'a cependant rien d'évident. Se limite-t-on à la métaphore, ou recherche-t-on des analogies formelles, voire fonctionnelles ? Mes recherches s'intéressent aux analogies fonctionnelles, notamment autour de l'innovation. C'est l'enjeu de l'économie évolutionniste, qui a compris qu'en économie, il est préférable de s'intéresser aux mécanismes des changements plutôt qu'à la quête mythique des équilibres. D'un point de vue évolutionniste, comment comprendre qu'une économie puisse arriver à l'équilibre - donc qu'elle a évolué - et y rester ? Voilà un vrai problème de logique, voire une contradiction. Dès lors, une politique économique qui recherche les équilibres des marchés sans comprendre les dynamiques évolutionnistes des entreprises est vouée à l'échec. Une pure utopie, que l'on retrouve aussi dans certaines politiques de conservation des espèces et des sanctuaires naturels qui postulent que, si on les écarte des affaires des hommes,...
Nous voyons bien que la société doit être changé mais que ceux qui la détiennent ne veulent surtout pas que cela change nous menant directement vers le chaos, la misère et la mort.
Je retiendrais une citation remarquable de cet entretien, tellement éloquente de Einstein:"On ne résout pas un problème avec le système qui l'a fait émerger."
CQFD
Alors comment résoudre des problèmes liés à l'utilisation de la monnaie, sans remettre en cause cette utilisation de l'outil monnaie (outil d'échange mais aussi et obligatoirement, outil d'exclusion, quels que soient ceux qui dirigent cet outil).
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