Pascal Picq : "Il est l'heure de bâtir un nouvel humanisme"

Paléoanthropologue au Collège de France et spécialiste de l’évolution de la lignée humaine et des grands singes, Pascal Picq célèbre les préceptes de Darwin qui fondent l’entrepreneuriat et l’innovation coévolutionnaires, "seuls à même" de provoquer le sursaut d’une civilisation sommée de s’adapter au monde qu’elle transforme. La condition pour qu’éclose une nouvelle éthique sociale et environnementale, pour que grandissent les nouvelles formes d’économie, pour qu’un nouveau récit, un nouvel imaginaire, une "synthèse créatrice" inédite, nimbent "l’avenir de tous". Alors, pronostique l’auteur d’Un paléoanthropologue dans l’entreprise ; s’adapter et innover pour survivre (Eyrolles), "les moyens de refonder l’humanité seront parvenus à désarmer ceux qui s’emploient aujourd’hui à la détruire", et bâtir aujourd’hui sans condamner demain ne sera plus utopie. "Mais pour cela, nous devons en premier lieu façonner un nouvel humanisme", indique Pascal Picq, au cours de cet entretien exceptionnel publié en deux volets. Il interviendra également au Forum Cnam - La Tribune, le 9 novembre à Paris.
"Toute politique économique qui recherche les équilibres des marchés sans comprendre les dynamiques évolutionnistes des entreprises est vouée à l’échec"

Acteurs de l'économie - La Tribune : "Nous ne vivons pas la fin du monde, mais l'entrée dans un nouvel âge stimulé par les réseaux, les intelligences connectées, et les changements d'environnement", indiquez-vous dans votre préface d'Homo numericus au travail (ouvrage collectif, dirigé par Pierre Bereti et Alain Bloch, Economica 2016). Du haut de la science paléoanthropologue et éthologue, quel moment de la Grande Histoire de l'économie et de l'entreprise traverse-t-on ?

Pascal Picq : Nous sommes aujourd'hui au cœur d'une immense phase évolutive, provoquée par le réchauffement climatique, l'effondrement des biodiversités naturelles et domestiques (le cauchemar de Darwin), l'érosion des diversités culturelles (le cauchemar de Lévi-Strauss), les bouleversements démographiques (le cauchemar de Malthus), une économie et des entreprises confrontées à des décisions politiques et sociétales qui s'évertuent à préserver les acquis d'une société déjà dépassée au risque d'étouffer les innovations nécessaires (le cauchemar de Schumpeter), et tout cela poussé par l'impact des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives, cauchemars d'Ellul) et de l'intelligence artificielle (cauchemar de Dawkins et de Musk), au risque d'en perdre notre humanité (cauchemar de Heidegger).

Nous, les hommes, sommes les acteurs de ces changements. Nous n'en sommes pas toujours conscients, et encore moins de notre responsabilité envers les générations futures. Or nous avons deux leçons à retenir de Darwin : d'une part nous vivons sur des adaptations du passé, d'autre part ce qui a fait notre succès ne suffit pas pour s'adapter au monde que nous avons contribué à bouleverser, et ce que nous faisons aujourd'hui contraint les possibilités des générations futures à édifier leur propre idée du progrès. L'évolution, ce n'est pas "que" le passé, mais la "descendance avec modification". Nous continuons donc, comme les autres espèces, à coévoluer avec les autres organismes vivants, notamment les plus infimes.

À cette coévolution s'en ajoute une autre, propre à l'évolution humaine, depuis l'émergence du genre Homo il y a deux millions d'années en Afrique : la coévolution entre nos innovations techniques et culturelles, et notre biologie, que ce soit pour la sélection de nos gènes et/ou de leurs expressions. Cette deuxième coévolution n'a cessé de s'accélérer, pas de façon continue, mais marquée par des périodes de changements rapides : c'est le concept d'"équilibres ponctués" des théories de l'évolution. Cela signifie que l'évolution ne procède pas de façon régulière et graduelle, mais par la succession de périodes de relative stabilité, voire d'évolution progressive, entrecoupées de périodes de changements rapides.

J'ai identifié une dizaine de telles périodes, qui se rapprochent avec une accélération impressionnante. Il s'écoule presque deux millions d'années entre la première - Homo erectus et le feu - et la seconde - l'expansion de notre espèce Homo sapiens sur toute la planète il y a cent mille ans. Ensuite, quatre-vingt-dix mille ans pour les inventions des agricultures... et aujourd'hui seulement un demi-siècle entre la troisième et la quatrième révolution industrielle. Nous sommes en plein cœur d'une telle période, qui se cherche un nom : second âge des machines, posthumanisme, troisième ou quatrième révolution industrielle, cinquième cycle de Kondratieff/Schumpeter, uberisation...

Pascal Picq interviendra à TUP | FORUM "Une époque formidable" et à Tout changer ! Forum Cnam La Tribune

Ces fameuses NBIC, "qui pénètrent nos corps, des gènes aux neurones en passant par les organes et toutes sortes de prothèses", annoncent-elles une troisième coévolution ?

Absolument. Elle commence seulement à se faire ressentir et porte une nouvelle promesse : le transhumanisme. En comparant ces différentes périodes - Paléolithique supérieur, Néolithique, Antiquité, Renaissance, révolutions industrielles... -, on constate à chaque fois un même faisceau de facteurs : des techniques et des modes de communication inédits, qui entraînent des changements dans le commerce, les monnaies, les moyens de production, les transports, les arts, le statut des femmes, les conceptions du monde, les moyens de procréation, la médecine, les attitudes autour de la mort, les rapports entre les anciens et les nouveaux acteurs sociaux, de nouvelles formes d'expression politique et de gouvernance, l'éducation et, bien sûr, dans la vision de ce qu'est la nature et dans les rapports avec elle (contrat naturel).

Et les manifestations donnent une liste à la Prévert : NBIC, NTIC, crowdfunding, blockchain, mariage pour tous, contrôle sur la procréation et la mort, Mooc, imprimantes 3D, âges de la vie (cinq générations impactées par des environnements technologiques différents vivant ensemble ; BB, X, Y, Z...), reverse mentoring (les jeunes apprennent aux seniors), rôles économique et politique croissant des femmes, et nouvelle conscience de ce que sont la nature et les mondes de demain. Quels sont les nouveaux acteurs de ce monde ? Une poignée d'entrepreneurs de la Silicon Valley ont mis sur le marché des appareils aux usages non limités qui, dans nos mains, modifient notre monde. Nous en sommes les agents !

Steve Job disait : "I'm going to change the world", mais il n'a jamais dit comment. Ce sont nous, les milliards d'humains qui avons pris en main ces appareils et avons tapé du doigt dessus, qui avons changé ce monde. Nous en sommes les acteurs plus ou moins conscients. Et ça, c'est parfaitement darwinien : un processus de variation/sélection qui n'est inscrit dans aucun projet de société. Comme dans la conception darwinienne la plus orthodoxe de l'évolution, de petites actions - les glissements de nos doigts, ces "petites poucettes" de Michel Serres - donnent de grands changements. On comprend le désarroi du politique et d'une partie des acteurs sociaux sur l'avenir de nos sociétés.

"Les entreprises sont comme des espèces", jugez-vous. Chaque entreprise est une agglomération d'individus, de technologies, de matériaux, de process. Est-elle un "corps vivant" ?

Les entreprises et leurs acteurs peuvent-ils être comparés à des espèces ? Cette interrogation, fondamentale, appelle un triple éclairage historique, épistémologique et scientifique.

D'un point de vue historique. Les théories de l'évolution et les théories économiques sortent du même creuset : celui des Lumières, avec des foyers à Paris (politique), Édimbourg (philosophie) et Sheffield/Birmingham (économie). Les acteurs de cette Lunar Society anglaise sont les fondateurs des grands courants de pensée et d'action sur le changement dans la nature (théorie de l'évolution), dans l'économie (le vrai libéralisme entrepreneurial) et dans la société (les whigs ou le courant de la gauche libérale et sociale anglaise qui milite contre l'esclavagisme et pour l'égale éducation des femmes). La recette du progrès associe une réflexion interdisciplinaire sur les sciences, les techniques, les entreprises, la nature et la société. La désaffection actuelle pour les sciences comme la médiocrité du débat intellectuel qui se revendique philosophique ne sont pas de bon augure.

D'un point de vue épistémologique. L'histoire des théories de l'évolution et celle de l'économie avancent avec les mêmes difficultés conceptuelles et les mêmes problèmes épistémologiques, avec une petite avance pour les théories de l'évolution. C'est le cas pour les concepts d'espèce et d'entreprise. Darwin avait bien compris que la notion d'espèce était un vrai casse-tête. Il préfère le terme de « population ». Depuis presque deux siècles, les évolutionnistes se coltinent un concept nécessaire mais qui ne cesse de poser plus de difficultés qu'il n'en résout. Par exemple, comment comprendre que nous, les Homo sapiens, avons des gènes de neandertalensis alors que nous ne sommes pas de la même espèce ? En économie néoclassique, c'est le concept de l'Homo economicus, ou agent économique rationnel : on sait que c'est faux, mais on n'a pas mieux pour modéliser, même si toutes les expériences en microéconomie, en économie expérimentale et en anthropologie invalident ce concept. Pour éviter cet écueil, les évolutionnistes se sont intéressés à la macroévolution, et les économistes à la macroéconomie. Aujourd'hui, les théories de l'évolution s'attachent aux mécanismes, aux gènes, aux populations, et les espèces ne sont que des épiphénomènes à un moment donné de la dynamique de ces populations.

D'un point de vue scientifique. On ne dispose de définition exacte ni de l'espèce ni de l'entreprise, mais il en va des espèces comme des entreprises, il s'en trouve une très grande diversité. D'ailleurs, de part et d'autre de l'Atlantique, des débats s'emploient à savoir à qui appartient l'entreprise - notamment celle par actions. Comparer une entreprise à une espèce n'a cependant rien d'évident. Se limite-t-on à la métaphore, ou recherche-t-on des analogies formelles, voire fonctionnelles ? Mes recherches s'intéressent aux analogies fonctionnelles, notamment autour de l'innovation. C'est l'enjeu de l'économie évolutionniste, qui a compris qu'en économie, il est préférable de s'intéresser aux mécanismes des changements plutôt qu'à la quête mythique des équilibres. D'un point de vue évolutionniste, comment comprendre qu'une économie puisse arriver à l'équilibre - donc qu'elle a évolué - et y rester ? Voilà un vrai problème de logique, voire une contradiction. Dès lors, une politique économique qui recherche les équilibres des marchés sans comprendre les dynamiques évolutionnistes des entreprises est vouée à l'échec. Une pure utopie, que l'on retrouve aussi dans certaines politiques de conservation des espèces et des sanctuaires naturels qui postulent que, si on les écarte des affaires des hommes, ils resteront dans un bel équilibre.

L'un des premiers à parler d'économie évolutionniste est Joseph Schumpeter, en 1912. Non seulement il définit le couple inventeur/entrepreneur et la différence entre le chef d'entreprise et l'entrepreneur, mais il comprend que ce sont les inventions techniques qui, en se diffusant sur le marché et en devenant des innovations, changent la société. Là aussi, c'est on ne peut plus darwinien.

Pascal Picq

À Jean-Baptiste de Lamarck vous opposez, et surtout préférez, Charles Darwin, dont la conception disruptive, libérée, entreprenante, responsabilisante et humaniste de l'évolution, modélise simultanément l'innovation et l'entreprise darwiniennes. Toutes deux forment-elles l'idéal de l'innovation et de l'entreprise ?

Les grands évolutionnistes sont naturellement déconnectés de nos sociétés actuelles, mais leurs conceptions de la nature et du rapport de l'homme à la nature expriment la philosophie des puissants fondements de l'excellence de nos cultures techniques. En fait, Lamarck (1744-1829) est plus darwinien qu'on ne le pense, et Darwin (1809-1882) plus lamarckien qu'on ne le croit. On touche là à deux conceptions très différentes de l'innovation et de l'adaptation.

Par exemple, Schumpeter se montre très darwinien dans son approche de l'innovation entrepreneuriale, mais se révèle très lamarckien dans sa compréhension de la compétition et de l'innovation. En son temps, il admire de grandes entreprises comme Krupp ou Ford ; il n'avait aucune idée de ce que pouvaient être des startups. Donc, faire une telle analyse requiert de se référer à un contexte historique précis.

La France de la Belle Époque a connu sa période la plus libérale, la plus entrepreneuriale et la plus sociale de son histoire. Le pays disait au monde ce qu'était le progrès. Il était très darwinien. La très grande majorité de nos grandes entreprises, y compris les banques, naissent d'ailleurs à cette époque.

Après la Seconde Guerre mondiale, les exigences de la reconstruction s'appuient sur les grandes entreprises et les grandes écoles. Ce sont les Trente Glorieuses, révolues depuis le début des années 1980. C'est au cours de cette décennie que revient le mauvais darwinisme. Les dérégulations des années 1980 et le néolibéralisme sont contraires à l'exigence d'un projet social. D'ailleurs, est-ce un hasard si c'est au cours de ces années-là que domine la théorie du "gène égoïste" et que la pensée économique libérale dominante est celle de Hayek, en partie inspirée de Darwin, mais dans sa dérive spencérienne du darwinisme social ?

Pour comprendre la dérive de ces concepts, il suffit de se rappeler la réponse de Lloyd Blankfein, l'ancien CEO de Goldman Sachs, devant la commission du Sénat américain à propos de la crise des subprimes : "I was doing the job of God and Darwin" (j'accomplissais la mission de Dieu et de Darwin). Outre le fait de rapprocher Dieu et Darwin dans le cadre du néolibéralisme reaganien porté par la révolution conservatrice antidarwinienne, on constate une dérive monstrueuse de la théorie de Darwin comme du message évangélique. Il faut toujours se méfier des gens qui disent : "Je vais faire votre bonheur", et encore plus de ceux qui prétendent se conformer à des lois divines ou naturelles.

Les années de reconstruction de l'après-guerre ont été très lamarckiennes, reposant sur l'excellence des universités et des grandes écoles, ce qui a produit une évolution économique, politique, sociale et sanitaire comme jamais dans l'histoire de l'humanité. D'ailleurs, cela fonctionne indépendamment des systèmes politiques jusqu'aux années 1970, qu'il s'agisse du libéralisme américain, du communisme soviétique, de l'ordo-libéralisme allemand, ou de notre économie planifiée, avec le Commissariat au Plan.

Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de limites pour l'accès aux ressources énergétiques et aux matières premières. Puis arrivent l'avertissement du Club de Rome, "Halte à la croissance", et le premier choc pétrolier. Là aussi, on perçoit toute la différence entre une analyse darwinienne et une analyse plus politique.

"Les cultures, les philosophies, les idéologies et les archaïsmes s'insinuent dans les pratiques managériales", jugez-vous. Ces dernières, par ailleurs confrontées aux injonctions d'une rentabilité, d'une performance, d'une rapidité d'exécution et de résultats, d'une mondialisation inédite, cristallisent l'enjeu clé des entreprises : la faculté d'adaptation et d'évolution. Quels en sont les ressorts majeurs ? Quel management (de l'innovation) doivent-elles adopter qui stimule "le désordre créatif darwinien" (recherche fondamentale) et déploie "l'excellence lamarckienne" (recherche appliquée) ?

Les modes managériales autour du management humain, de l'entreprise libérée, ou encore toutes ces quêtes de sens et de bonheur sont agaçantes. De véritables concepts se trouvent galvaudés par des effets de mode. Si ces approches se conçoivent comme des posologies de l'âme consistant à mieux supporter en soi les stress d'une entreprise, cela ira un temps, mais le vrai enjeu n'est-il pas de changer les modes de management plutôt que de susciter les ressources pour prendre sur soi ? S'agit-il de trouver les ressources en soi pour supporter ce qu'impose le monde ou pour le changer ?

L'innovation darwinienne procède en trois temps : celui de la variation, celui de la sélection et celui du développement. Comment aménager le temps de l'émergence des idées ? Il ne suffit pas de "libérer". Cela s'organise, et cela se fait dans les "Darwin-labs". Des personnes issues de différents secteurs de l'entreprise - diversité -, se réunissent et tentent de faire sortir des idées. Ensuite, il faut les sélectionner, puis les développer ; c'est là que l'on retrouve Lamarck. Jusqu'à il y a peu, beaucoup de grandes entreprises souffraient d'une R&D trop centrée sur elle-même, avec des personnes aux profils très semblables (homogamie et manque de diversité).

À l'opposé, les startups et les petites entreprises sont d'emblée darwiniennes, mais leur problème est de franchir le seuil pour s'inscrire dans le développement lamarckien. Or, depuis quelques années et avec une formidable accélération, de plus en plus de grandes entreprises et d'ETI développent de vraies stratégies coévolutives avec les startups et les petites entreprises. On voit émerger, pour les grandes entreprises et les ETI, la mise en œuvre de stratégies dites ambidextres : lamarckiennes sur leurs points forts, et darwiniennes sur leur R&D et sur l'innovation.

Cela demande une vraie réflexion stratégique, car les modes opératoires sont radicalement différents. C'est l'exemple des "tiers-lieux", à la fois internes et externes aux entreprises, où se rencontrent des compétences internes et/ou externes jusque-là séparées. L'entreprise libérée est celle qui favorise l'expression de ces différents talents ; et c'est une vraie question de culture. Ce qui pose de grandes questions managériales puisque les obligations d'objectifs imposent une productivité qui ne permet pas de trouver les temps du Darwin-labs.

À l'heure où l'exercice managérial et la fonction RH - déliquescente - souffrent des diktats chiffrés, normés, uniformisés, rationalisés, stimuler une culture de l'innovation darwinienne est-il compliqué ?

Sans aucun doute. L'évolution des RH est particulièrement significative. Au cours de la première révolution industrielle, les personnes sans qualification venant des campagnes étaient au service des machines. Puis, au cours du XXe siècle, pour alimenter les métiers plus diversifiés des entreprises, les enseignements se sont multipliés. Après la Seconde Guerre mondiale, le niveau d'éducation s'élève considérablement pour former des personnes de plus en plus spécialisées.

Le culte du diplôme et les fonctions RH se sont développés pour apporter les compétences les plus performantes pour les besoins des entreprises, optimisant les missions, les métiers et les outils. Cette approche gestionnaire finit par se heurter au mur de l'innovation : à force d'optimiser les compétences, il n'y a plus de possibilité de proposition et on arrive à un déficit de créativité. Depuis quelques années, on demande aux personnes d'apporter de la créativité. Formidable ! Sauf qu'à force "d'avoir le nez de plus en plus dans le guidon", impossible de lever le regard pour susciter la créativité. Alors que "manager" devrait s'appuyer sur son étymologie qui signifie "augmenter", on a optimisé au prix de l'innovation.

Aujourd'hui, il faut recruter des personnes aux compétences encore non exprimées pour des métiers en pleine mutation, notamment avec l'impact du numérique et des réseaux, et apprendre à travailler avec des machines intelligentes et collaboratives.

Les fonctions RH, devenues de plus en plus techniques, ne sont pas vraiment pertinentes pour coller aux nouvelles fonctions des entreprises darwiniennes. On prétend "gérer les talents", alors qu'il faudrait les laisser s'exprimer pour apporter des idées innovantes. On ne manage pas les talents de la même façon dans les trois temps de l'innovation darwinienne. On recrute de moins en moins en fonction du diplôme et de l'expérience des personnes, et de plus en plus en fonction de potentialités non encore mises en œuvre dans un contexte à venir que personne ne connaît. Cela s'appelle l'adaptabilité, et c'est un défi déjà au cœur des nouveaux enjeux de l'enseignement. D'un point de vue anthropologique, les diplômes fonctionnent comme des rites d'initiation, ce qui est plutôt archaïque et fige à la fois les fonctions RH et l'enseignement.

Les fonctions RH doivent continuer à améliorer leurs compétences (Lamarck), mais elles doivent aussi inventer de nouveaux outils pour susciter, évaluer et reconnaître des compétences qui, jusque-là, n'étaient pas bien comprises ou mises en œuvre (Darwin). Et n'oublions pas l'esprit d'ouverture. Dans les entreprises et les sociétés en pleine mutation, il faut en même temps comprendre les mutations des métiers. Comment faire ? S'ouvrir à la culture. Il faut être ambidextre. Dans l'évolution, ce sont les espèces les plus spécialisées qui disparaissent en premier quand l'environnement change, car elles ont perdu trop d'adaptabilité.

Au "darwinisme social" sont souvent associés les principes de sélection naturelle, "la loi du plus fort, le refus de toute solidarité, une justification pseudo-naturelle d'éliminer les plus faibles". Comment l'entreprise darwinienne peut-elle imposer ses "valeurs" au spectre du darwinisme social ?

En France, on ne voit Darwin que par la sinistre lunette du darwinisme social, importé par la traduction déformante de Herbert Spencer, son fondateur. On ne s'affranchit pas facilement des ingérences idéologiques dans les sciences, et tout particulièrement dans celles de l'évolution. La tradition anglo-saxonne a largement influencé une partie des théories, notamment celle du gène égoïste, en pleine poussée ultralibérale et individualiste des années 1980. Un siècle sera passé, après l'engouement des Russes pour Darwin, pour que les études d'éthologie, et tout particulièrement de primatologie, fassent admettre qu'il existe de l'entraide, de l'empathie et de la réconciliation chez de nombreuses espèces, et même entre espèces. Donc, la loi du plus fort et l'élimination des faibles ne peuvent justifier, en tant que "lois naturelles", la ségrégation ou les inégalités sociales - encore moins l'eugénisme.

L'entreprise darwinienne, en interne, favorise la diversité - c'est la variation -, puis fait interférer ces diversités de différentes façons - c'est l'organisation. En externe, elle est sensible aux clients et à tous les partenaires, car, comme une espèce, l'entreprise coévolue avec les nombreux facteurs de son environnement. Enfin, elle est responsable de ses externalités, elle ne se repose pas sur la collectivité pour les assumer et, mieux encore, en fait des sources d'innovation. Toutes les nouvelles formes d'économies dites circulaire, de fonctionnalité, de partage, de solidarité, collaborative, verte ou grise, socialement responsables..., sont autant de nouvelles approches entrepreneuriales inspirées par des besoins de la société. De nouveaux types d'entreprises voient le jour aux États-Unis avec, clairement affichées dans leur business model, de véritables démarches entrepreneuriales touchant à différents aspects de la RSE. Et les exemples vont croissant en France, comme en témoignent les initiatives autour du MENE (Mouvement des entreprises de la nouvelle économie). La société est de plus en plus entrepreneuriale et responsable.

L'individu comme source de variation, de proposition et d'action est au cœur de la pensée darwinienne et doit le devenir dans les entreprises.

TUP 2014 Conférence du 19/11

S'il doit être considéré qu'il n'y a pas de vie sans but, d'évolution sans finalisme, de progrès sans utilité, de création sans sens, de science sans éthique, la philosophie darwinienne de l'économie, de l'entreprise, de l'innovation, et finalement de l'humanité, interpelle d'une part l'existence même de Dieu, d'autre part, dans ce sillage, le rapport que l'homme décide d'établir à la nature... Créationnisme (Dieu a créé des ressources sur la terre pour que les hommes en jouissent à leur convenance), anthropocentrisme (la nature est considérée hostile et le génie de l'homme lui permet de s'en libérer)... : le principe même de croyance fait-il potentiellement menace pour l'espèce humaine ?

Préférons à la croyance, l'imaginaire, la capacité à s'inscrire dans un récit sur le monde et à participer à son devenir. Notre espèce aime les histoires, elle a même un besoin viscéral d'histoires. Longtemps on a cru que c'était une caractéristique de notre espèce Homo sapiens.

Trois conceptions fondamentales du monde cohabitent : fixiste, transformiste et évolutionniste. La première croit dans un monde créé tel qu'il est, la seconde admet les transformations du monde par l'action des hommes, la troisième comprend que le monde change, contraint par son passé et par le jeu des interactions complexes entre tous ses acteurs, dont l'homme. Ces conceptions ontologiques touchent à toutes les parties des sociétés, comme leur économie, et même leurs humanismes respectifs.

Les sociétés fixistes, qui pensent que le monde est advenu grâce à un Créateur tout-puissant, postulent que les richesses disponibles sur terre ont été disposées à dessein et que l'on peut y puiser sans limites. On retrouve là la Bible Belt des États-Unis, avec le pétrole et les gaz de schiste, le Canada de l'ex-Premier ministre Stephen Harper pour les sables bitumineux de l'Alberta, le wahhâbisme de la péninsule Arabique, le chiisme du golfe Persique, l'orthodoxie des Russes... Ces sociétés se caractérisent par des économies basées sur l'exploitation des matières premières. Elles récusent les théories de l'évolution, et, d'une manière générale, détestent les sciences en raison de leurs fondements matérialistes (mais adoptent les technologies qui en viennent pour l'exploitation des ressources). Elles contestent le réchauffement climatique, refusent la liberté des femmes pour la procréation, et plaident pour un pouvoir machiste fort.

Les sociétés transformistes se caractérisent par de grandes cultures techniques et commerciales. Leur conviction repose sur la créativité, dont les innovations contribuent à l'amélioration de la société ; leur credo est le progrès pour et par les hommes. Elles acceptent l'évolution, mais dans un récit qui vénère l'homme, qui s'en est sorti par la connaissance et l'outil. Cependant, elles considèrent trop souvent que la nature n'est pas leur alliée, qu'elle est parfois hostile, et que les dégâts qu'on lui inflige sont le prix à payer - une externalité globale. On rencontre l'idée du développement durable raisonné ou soft : certes, on consomme des matières premières non renouvelables, mais les progrès des techniques permettent de trouver des solutions plus efficaces et économes. Ce sont là les pays d'Europe occidentale, la côte Est et le nord des États-Unis, et le Japon (et plus récemment la Chine). Leurs économies se divisent en grands secteurs et possèdent une excellence dans la R&D d'application des sciences et l'innovation incrémentale.

Le formidable succès du modèle transformiste depuis la Seconde Guerre mondiale, fondé sur une économie de la demande portée par des progrès inédits dans tous les aspects de la société (éducation, santé, espérance de vie...), prépare mal à considérer un avenir différent. Pour les entreprises, le slogan devrait être : "Vous mourrez de vos points forts", Kodak étant le cas le plus paradigmatique. Einstein disait : "On ne résout pas un problème avec le système qui l'a fait émerger." Il faut donc bel et bien changer de paradigme.

Quant aux sociétés évolutionnistes, celles qui sont capables de s'adapter ou auto-adaptables, elles sont très rares. Trop rares...

Elles comprennent que le monde évolue dans un jeu d'interactions complexes entre l'environnement, les espèces et les activités des sociétés humaines. De telles sociétés sont effectivement peu nombreuses, et correspondent le plus souvent à des périodes flamboyantes de l'histoire. Elles se caractérisent par une activité entrepreneuriale innovante, un commerce actif explorant de nouvelles voies géographiques ou techniques, le goût de l'aventure et du risque, une culture de l'échec et de l'erreur. Elles fonctionnent sur un mode coévolutionnaire, c'est-à-dire qu'elles agissent de façon modulaire, en associant des expériences et des compétences par projets.

Ce sont des sociétés fondamentalement démocratiques qui jouent sur les diversités. Leur motivation est l'entrepreneuriat et l'innovation, sans s'inscrire dans un projet, et encore moins dans un programme prédéfini. Elles produisent du changement, et les sociétés doivent s'adapter dans tous les domaines, notamment la gouvernance ; c'est l'inverse des précédentes, dans lesquelles les innovations s'inscrivent dans un projet de société prédéfini. Elles nourrissent des préoccupations authentiques pour tout ce qui concerne les environnements sociaux et naturels, qui ne sont plus considérés comme des externalités mais comme des sources d'innovation et des enjeux éthiques.

Actuellement, c'est la Californie, mais ce fut aussi la Lunar Society à la fin du XVIIIe siècle, la Renaissance italienne, la Belle Époque... Cette grille de lecture s'applique aussi à des niveaux plus locaux, notamment pour les régions françaises innovantes.

Ni véritablement fixiste, transformiste et évolutionniste, la société que nous traversons au XXIe siècle est-elle définissable ?

Les entreprises sont sensibles à l'état d'esprit dominant, selon ces trois grandes catégories. Seulement, personne ne sait dans quelle société nouvelle nous sommes déjà. On parle d' "espace digital darwinien" : une nouvelle écologie numérique édifiée par nos actions, mais dans un tissu de rétroactions qui fait que nous devons, selon la devise de la Reine Rouge de Lewis Carroll, courir le plus vite possible pour tenter de rester dans la course.

Mais personne n'est capable de définir ce monde. Nous sommes en plein cœur d'une période darwinienne. Personne ne sait ce que donnera ce que l'on baptise l'algorithme darwien, qui procède par variation et sélection. C'est là que surgissent les utopies transhumanistes.

La culture entrepreneuriale d'une société se mesure à la "démarche entrepreneuriale que ladite société fait le choix d'inclure dans ses valeurs, ses représentations, son enseignement, et ses enjeux d'avenir", estimez-vous. Comment qualifiez-vous les caractéristiques entrepreneuriales de la civilisation contemporaine et de la société française ? Celle-ci, que vous jugez profondément larmackienne, c'est-à-dire sclérosée, verticalisée, figée, peureuse, rongée par l'endogamie, le conformisme, l'exiguïté et la "normalisation sociétale" de ses élites, freinée par l'administration bureaucratique, inadaptée au monde multipolaire, rétive au risque, à l'essai-erreur, à l'échec, aux diversités et même à la "différence" qu'elle assimile à une "anomalie", est-elle condamnée à produire des entreprises et des entrepreneurs du même ordre ? Quelles pourraient être les fondations d'une "écologie entrepreneuriale" ?

La société française est fondamentalement entrepreneuriale. Et pourtant, trop de signes le contestent. Il suffirait de relâcher tous les freins administratifs et fiscaux pour stimuler cette appétence, comme en témoigne l'intensité de l'artisanat, des autoentrepreneurs et de l'uberisation.

Depuis la fin des Trente Glorieuses, nous sommes entrés dans une phase de l'évolution des sociétés, modélisée par Schumpeter. Elle se caractérise par la redistribution des richesses et la réduction des inégalités, ce qu'aucun libéral au vrai sens du terme ne conteste, mais elle est également dominée par des philosophies et des politiques qui finissent par étouffer l'esprit d'entreprendre, et par un accroissement ubuesque des réglementations. Le Code du travail en est le plus bel exemple. Cela se caractérise aussi par une contestation des sciences avec, de la part des « intellectuels médiatisés », une affirmation franche de leur mépris et de leur incompréhension.

Cela change, malgré tout. Notre ADN est toujours là ! Longtemps, la majorité des étudiants des grandes écoles d'ingénieurs et de commerce ne désiraient qu'entrer dans un grand groupe et y faire carrière. Tous les obstacles allant à l'encontre d'une vraie culture entrepreneuriale découlent de cette conception transformiste, avec une dérive pour la recherche d'un statut plutôt que d'une fonction. Aujourd'hui, la majorité de ces jeunes se lance dans l'aventure entrepreneuriale avec une volonté créatrice de participer aux changements en cours. Même si personne ne sait ce que sera le monde d'ici 2020, ils le façonnent, et là, en matière de processus, c'est totalement darwinien. Et ils sont la preuve d'une absolue conviction démontrée au quotidien : notre époque est pleine de ressources.

Cependant, un tiers des jeunes diplômés créent leurs entreprises à l'étranger. Une partie du dynamisme économique de Londres, du Québec et même de la Silicon Valley - sans oublier quelques pays d'Indonésie et l'Australie - provient du dynamisme d'entrepreneuses et d'entrepreneurs français. Les grands groupes américains viennent faire leur marché dans l'Hexagone dès qu'ils doivent mettre en place un projet de recherche innovant ; ils capturent nos talents.

Le foyer d'innovation ne tarit pas, une formidable énergie est mise au service d'inventions accouchant de start-up, voire de PME-PMI, mais après c'est le mur : trop de contraintes administratives et fiscales altèrent cet ADN, qui peine à se développer à l'intérieur de nos frontières, d'où le défaut criant, dans l'écologie entrepreneuriale domestique, d'ETI. Alors, les jeunes entrepreneurs préfèrent vendre avant cinq années d'activité en moyenne, et créent une autre entreprise ; ce sont des serial entrepreneurs obligés. Le problème se situe bien dans le passage de l'invention à l'innovation selon l'articulation schumpetérienne. Un problème de culture entrepreneuriale, mais pas d'entrepreneurs.

Les causes du délitement de cette culture entrepreneuriale sont exogènes, et ce sont les entrepreneurs eux-mêmes qui, parce qu'ils en sont les principales victimes, détiennent le pouvoir, et ont le devoir, de la revitaliser, c'est-à-dire de la bousculer disruptivement et de la redimensionner...

Absolument. Les personnes décisionnaires dans les arcanes des administrations françaises et européennes ont, dans leur immense majorité, une culture lamarckienne : leurs décisions reposent sur le développement de marchés ou de filières déjà existants. Elles s'avèrent inaptes à comprendre ce qui est émergent. Elles sont compétentes pour incrémenter un monde déjà existant, pas pour favoriser les ruptures.

Heureusement, des changements considérables se manifestent dans le monde entrepreneurial depuis à peine deux ans. De vraies écologies entrepreneuriales voient le jour. Au lieu de figer dans des cases les startups, les PME/PMI, les ETI et les grands groupes selon des critères plus ou moins arbitraires et avec des effets de seuil administratifs et fiscaux produisant leurs effets de plafond de verre rédhibitoires, on voit apparaître un tissu collaboratif, qui associe la faculté intrinsèque à l'innovation de rupture des petites structures et les capacités de développement des grands groupes. Cantines, lieux de coworking, Darwin-labs, fablabs, paillasses, tiers-lieux au sein des grandes entreprises, entre celles-ci et les plus petites, et entre ces dernières, constituent une vraie révolution : la coévolution.

En effet, quand, dans un écosystème, des entités se rendent un ensemble de services mutuels, et parfois gratuits, la biodiversité de ces acteurs décuple, le système devient plus résilient et résiste mieux aux intrus. Parmi les mammifères, le seul groupe qui a toujours dominé dans le monde des forêts est celui des primates et des singes, dont la lignée humaine. Pourquoi ? Parce que nous sommes les mammifères les plus intelligents, et nous le sommes devenus de plus en plus grâce à nos aptitudes à coévoluer avec les autres organismes comme les arbres et les insectes. Il devient urgent d'enseigner la primatologie et l'anthropologie évolutionniste dans tous les cursus, surtout les filières administratives et les sciences politiques.

Pascal Picq

Depuis le milieu du XXe siècle, les entreprises européennes "excellent sur des marchés déjà structurés mais arrivent difficilement à inventer de nouveaux marchés, comme les entreprises américaines". Ce constat, qu'indique-t-il sur la culture entrepreneuriale et d'innovation en Europe ? Que permet-il d'interpréter des particularismes (historiques, philosophiques, politiques, culturels) d'une "Terre Europe" ?

À partir des années 1970, l'Europe est toute accaparée par le magnifique projet de la construction de la Communauté européenne. L'Europe n'est pas exempte de défauts, mais elle offre une grande qualité d'infrastructures à l'échelle d'un demi-continent : routes, autoroutes, réseaux ferroviaires et numériques, canaux... Elle dispose des meilleurs systèmes de protection sociale, des meilleures politiques écologiques et environnementales, des meilleurs hôpitaux, des meilleurs systèmes éducatifs.

Les meilleures grandes entreprises rayonnent dans tous les domaines de l'économie dite classique : trains, automobile, aviation, aérospatiale, bateaux, BTP, énergie, eau, chimie... et comptent parmi les leaders mondiaux. Dans ces domaines, et ramené à notre taille, nous sommes même meilleurs que les Américains. Mais voilà, on a manqué le développement d'une industrie de l'informatique, puis du numérique.

Cette soudaine défaillance a-t-elle une explication ? Notamment la suprématie de la pensée lamarckienne quand un tel bouleversement convoque la logique darwinienne ?

Le continent européen a poussé au maximum son excellence lamarckienne issue d'une économie de la demande après-guerre. Après la chute du mur de Berlin et surtout l'effondrement de l'Union soviétique, le même modèle s'est appliqué à l'Allemagne de l'Est, puis aux pays d'Europe de l'Est. Mais l'essence même d'une économie de l'offre de type darwinien a été oubliée : l'introduction de nouveaux objets techniques et de leurs usages. Les tensions actuelles entre les Europe occidentale et centrale se trouvent là : un renouvellement darwinien vital à l'Ouest face à une nécessité lamarckienne à l'Est.

Puis, dans le cadre de la mondialisation des années 1990, les "pays émergents" ont rattrapé leur retard selon le même modèle. D'un point de vue européen, c'est une politique industrielle qui se construit essentiellement en collaboration avec les plus grandes entreprises, qui, par ailleurs ont aussi des enjeux internationaux. Résultat : une chute impressionnante de la part industrielle du PIB, la plus vertigineuse étant pour la France. Certains gourous égarés ont même affirmé que le temps des usines était terminé. On n'a jamais détruit autant d'emplois dans les industries en si peu de temps, allant en cela à rebours en regard de l'histoire moderne de l'Europe et de sa place dominante dans le monde jusqu'au milieu du XXe siècle. Comment, dans les années 1980, a-t-on pu apporter autant de crédit aux dérives d'un Serge Tchuruk, d'un Jean-Marie Messier, d'un Bernard Tapie... et à la financiarisation de l'économie casino ?

L'époque contemporaine et notamment ses attributs entrepreneuriaux est-elle de nature à consolider ou à lézarder la civilisation européenne ?

L'Europe occidentale est le creuset de la révolution industrielle, de la démocratie, de l'humanisme... Sa culture est fondamentalement libérale et sociale, avec des nuances selon les nations, les cultures et les traditions politiques, comme pour la laïcité. Nous nous sommes égarés en croyant être arrivés à la fin de l'histoire, selon l'expression de Francis Fukuyama (La fin de l'histoire et le dernier homme, Flammarion) avec la chute de l'Empire soviétique et l'expansion du modèle libéral et démocratique voguant avec la mondialisation.

L'Europe (occidentale) humaniste a pensé que ce qu'elle avait réalisé dans le cadre de son union allait s'étendre à l'échelle du monde. Internet promettait le meilleur des mondes et le village mondial, et, excepté quelques régions du monde encore en retard, le rêve de Teilhard de Chardin d'une noosphère reliant toutes les intelligences allait être exaucé. En plus, les Américains fournissaient les réseaux et, en tant qu'hyperpuissance mondiale, assuraient notre sécurité. Ainsi, nous Européens nous inscrivions dans l'héritage et la concrétisation du projet universel des Lumières. C'est là une particularité de la "Terre Europe", une civilisation qui, intrinsèquement, se pense universelle et agit en tant que telle. Si les grands empires de l'histoire du monde se sont étendus selon leurs logiques expansionnistes, ce ne fut jamais en prétendant imposer leurs valeurs.

C'est même la caractéristique des empires : leur aptitude à maintenir la pluralité des peuples, des cultures et des croyances - celles-ci étant soumises à une autorité centrale dominante, et rendant un culte de soumission à cette autorité impériale déifiée -, mais sans éliminer les communautarismes. Notre «"Terre Europe" se fonde sur l'héritage chrétien et missionnaire, ce que Rudyard Kipling appelait le "fardeau de l'Occident". Le dernier avatar de cette dynamique européenne a été la mondialisation et ses promesses de démocratisation du monde, qui, on le sait, se sont effondrées avec les Twin Towers, 2001 étant le vrai an 1 du XXIe siècle.

Actuellement, nous commençons seulement à payer l'inconséquence de notre volonté d'ingérence pour imposer la démocratie, notamment au Moyen-Orient. Pourquoi cela ? Simplement parce que nos philosophies de la modernité et de la liberté ont cru que l'homme moderne pouvait s'affranchir facilement de sa dimension anthropologique ; il suffit pour en prendre conscience de se référer aux travaux d'Emmanuel Todd sur la France.

Plus qu'un choc de civilisations selon la thèse de Samuel Huntington (Le choc des civilisations, Odile Jacob), nous sommes confrontés à des conflits aux racines anthropologiques profondes. Il a fallu plus d'un siècle pour que la démocratie s'instaure de façon pérenne en France, elle a toujours été menacée, et elle l'est encore. La transition de la "Terre Europe" à la "Terre Patrie" passera par d'autres chemins de l'histoire, esquissés par Edgar Morin et par d'autres.

Notre "Terre Europe" est un modèle exemplaire de coopération et de paix alors que nos conflits de jadis ont embrasé le reste du monde au XXe siècle. Aujourd'hui encore, si la France, l'Angleterre et l'Allemagne se disputent, le reste du monde s'inquiète. L'Europe est le seul continent qui a réussi son union sans passer par la force. Même les Américains regardent avec intérêt notre aptitude politique à maintenir un système de protection sociale. Aux États-Unis, la Californie se montre au niveau de nos valeurs européennes : salaire horaire minimum, lois sur la pollution, actions sur les prestations sociales dans le cadre de l'uberisation, mariage pour tous... Mais ce n'est qu'en Californie. Au Canada et au Québec aussi, dans certaines régions. Mais ce n'est pas à l'échelle du continent nord-américain. Ce peut être là une des faiblesses du fédéralisme.

Si nous avons manqué la révolution informatique - son développement, pas son invention - et celle des réseaux, le dynamisme entrepreneurial qui anime nos jeunes générations nous permettra, je l'espère, d'avancer vers cette "Terre Patrie". Mais on ne peut pas le faire sans moyens, et la naïveté, si ce n'est l' "erreur humanistique", a été de croire que l'on pouvait se passer du renouveau de notre puissance industrielle et même militaire. Autrement dit, si la réalisation de la Communauté européenne s'appuie sur une véritable approche humaniste de la part de ses pères fondateurs, on a oublié que si les idées prévalent, cela ne peut se faire ni se perpétuer sans les moyens plus prosaïques nécessaires - rappelons les fondements chrétiens humanistes des pères de l'Europe et le fait que le bleu du drapeau européen est celui de la robe de la Vierge Marie.

Les événements récents dans les pays arabes montrent, une fois de plus et depuis les aventures de Napoléon Bonaparte jusqu'à celle des présidents américains récents, que l'on ne peut pas instaurer la démocratie par les armes. Peut-on espérer faire l'histoire par les idées si l'on est vulnérable aux yeux des autres ?

Le Brexit - décision, le 23 juin 2016, des citoyens anglais de divorcer de l'Union européenne - traduit-il un rejet de la "Terre Europe" ou plutôt celui du système et de l'organisation politiques censés donner à cette Europe sa justification, sa raison d'être, son sens ? Ce séisme, que dit-il sur la salubrité de la démocratie européenne, sur l'articulation des démocraties représentative et participative, surtout sur l'avenir même de LA démocratie et celui de l'Europe ? Ce continent n'a-t-il jamais aussi bien justifié son adjectif "vieux" ?

Pascal Picq. Ce référendum illustre toutes les déshérences de nos démocraties. Un coup politique manœuvrier de James Cameron qui se termine par un revers cinglant. Toute la campagne et ses protagonistes se sont vautrés dans les fausses déclarations, les fausses promesses, les fausses conséquences... Quand les politiques en arrivent à douter de leurs convictions jusqu'à s'en remettre à des référendums, comme pour l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, cela en dit long sur leur leadership, leur sens de la responsabilité et leur capacité à prendre des risques.

Emmanuel Todd a anticipé cette fin de la démocratie et décrit, avec Hervé Le Bras, le retour aux réflexes anthropologiques des communautarismes et des nationalismes. Quand nos politiciens nationaux délèguent les décisions importantes à Bruxelles ou à des référendums locaux, ils tuent leur légitimité. Quant aux décisions de Bruxelles, aussi pertinentes qu'elles puissent être, elles sont exercées par des personnes non élues. Et que dire de tous ces lobbyings peu démocratiques, aussi justifiés qu'ils puissent être.

Les politiques, avec leur manie des sondages et des référendums n'agissent ou, plus pertinemment, ne réagissent que de façon immédiate. Certes, il en est de même pour toutes les espèces. Mais ne serait-ce pas le propre de l'homme, cet animal politique au sens d'Aristote, que d'agir avant tout selon des causes fondamentales, en accord avec un vrai projet politique, même si cela déplaît dans l'immédiat ?

Au-delà, la Grande Histoire aide-t-elle à dessiner la géographie mondiale contemporaine de l'innovation et de l'entrepreneuriat ? Et quelles mesures faut-il engager qui favorisent l'épanouissement de "toute cette nouvelle génération d'entrepreneurs innovants qui ne s'inscrit dans aucun schéma existant" et (se) construit (dans) la dynamique de la "coévolution" ?

Il faut bien distinguer les concepts d'invention, d'innovation et de synthèse créatrice. Quels sont les traits anthropologiques et culturels qui font que des sociétés innovent ou pas ?

Selon Lévi-Strauss, les sociétés froides disposent de représentations du monde et de règles qui visent à maintenir l'équilibre au sein de la société et avec l'environnement naturel. Elles sont réticentes au déséquilibre, au désordre, à l'entropie... Elles décident de maintenir une période de stase, et toute activité individuelle qui tend à altérer cet équilibre est atténuée, sinon réprimée, par la société et sa « sagesse ». Dans notre culture, c'est tout l'héritage postrousseauiste, représenté par l'écologie politique naïve, une partie de la gauche de la gauche qui déteste les inégalités de fait provoquées par les activités entrepreneuriales et le conservatisme chrétien de droite qui abhorre le désordre libéral-entrepreneurial.

Les sociétés chaudes, quant à elles, s'inscrivent dans une dynamique entraînée par les conséquences innovatrices des activités individuelles, et produisent inévitablement des inégalités et des destructions écologiques.

Alors, faut-il espérer des sociétés tièdes ? Elles n'ont jamais existé. Les cycles économiques et civilisationnels de Schumpeter sont en fait de longues périodes de sociétés froides entrecoupées de courtes périodes de sociétés chaudes...

... Par quelle température entrepreneuriale et créatrice notre contemporanéité est-elle caractérisée ?

Nous sommes dans une phase chaude, avec une fièvre entrepreneuriale à l'échelle mondiale, mais répartie très inégalement. Et l'on ne peut affirmer qu'une partie du monde se montre intrinsèquement plus innovante qu'une autre. L'Europe n'assure sa domination sur le reste du monde grâce aux sciences, aux techniques, aux armes et au capitalisme qu'au cours du XIXe siècle, tandis qu'auparavant elle faisait jeu égal avec les grands empires asiatiques. D'un point de vue anthropologique, toutes les populations humaines se montrent aptes à inventer, qu'il s'agisse de techniques, de connaissances, de croyances, de faits sociaux... Quand elles transforment ces inventions en innovations qui changent la société, c'est la phase chaude. La condition nécessaire d'une phase chaude ne repose pas que sur les inventions, mais dans les aptitudes à en faire des innovations dans une nouvelle conception du monde, ce que l'on appelle une synthèse créatrice.

De telles périodes restent assez rares dans l'histoire de l'humanité. Et les grands foyers d'innovation de l'époque moderne ne se trouvent pas dans des régions disposant de matières premières ; c'est même tout le contraire. Quelles étaient les ressources premières de l'Athènes de Périclès ? De Rome ? Des Midlands de la Lunar Society ? De la Silicon Valley ? En réalité, tout est question d'hommes, d'intelligence et de collaboration. Cela vaut aussi pour la France, où les foyers actuels d'innovation les plus dynamiques se trouvent en Vendée, en Bretagne, en Anjou, en Franche-Comté, et pas seulement dans des grandes régions traditionnellement entrepreneuriales comme Lille, Lyon, Grenoble, Toulouse, etc.

>> Retrouvez dès la semaine prochaine le deuxième volet de l'entretien exceptionnel de Pascal Picq.

>> Pascal Picq interviendra à TUP | FORUM "Une époque formidable" et à Tout changer ! Forum Cnam La Tribune

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Commentaires 6
à écrit le 14/10/2016 à 22:06
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Il existe une relation directe entre le choix d'un coeur économique consensuel et une volonté d'expansion démographique d'un continent ayant laissé toutes ses forces durant des guerres fratricides. Elle crée une distorsion entre la nécessité d'un ma...

à écrit le 14/10/2016 à 18:55
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On lira aussi avec grand intérêt "Le livre de Jean-Paul Baqiast: Le paradoxe du Sapiens où l'auteur introduit le concept de "systèmes anthropothechnique, il parle même de symbiose entre les technologies inventées par l'homme et l'évolution de nos soc...

à écrit le 13/10/2016 à 18:08
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L AVENIR DE L HOMME S IL VEUT CONTINUEZ SONT EVOLUTION C EST DE TROUVE D AUTRE PLANETES SUSEPTIBLE DE NOUS FOURNIR DES MATIERES PREMIERES SINON IL FAUDRAS LIMITE NOTRE DEMOGRAPHIE GALOPANTE ?CAR TOT OU TARD CE QUI NE PROFITE PAS DE CETTE EVOLUTION ...

à écrit le 13/10/2016 à 13:25
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Il est dommage que Pascal Picq n'aborde pas le role de l'énergie dans le développement de l'économie. C'est pourtant l'usage de l'énergie qui a permis le développement de l'économie, c'est à dire la création de richesses,

à écrit le 13/10/2016 à 13:09
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Merci beaucoup pour cet entretien, quand on voit l'obscurantisme néolibéral et ses inquisiteurs se déchainer contre tout ceux qui ne pensent pas comme eux et donc comme les tenants de notre économie moribonde actuelle, ces articles progressistes sont...

le 14/10/2016 à 15:21
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Vous citez "Einstein:"On ne résout pas un problème avec le système qui l'a fait émerger." " Alors comment résoudre des problèmes liés à l'utilisation de la monnaie, sans remettre en cause cette utilisation de l'outil monnaie (outil d'échange mais ...

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