M. Chapoutier : "Le monde du vin doit faire attention de ne pas se ghettoïser dans un snobisme suicidaire"

Depuis 25 ans, Michel Chapoutier est à la tête du domaine viticole éponyme, implanté à Tain-l'Hermitage (Drôme). Il revient sur ses premières années, le changement de style Chapoutier et se projette dans l'avenir : les possibles évolutions de la viticulture mais aussi les actions qui seront mises en place à Inter-Rhône, interprofession dont il est le président depuis novembre dernier.

Acteurs de l'économie/La Tribune : Cette année, cela fait 25 ans que vous êtes à la tête de la maison Chapoutier. Pourquoi avoir choisi cette voie ?

Michel Chapoutier : Je suis un bon vivant, un hédoniste. Mais pas un épicurien. L'école d'Épicure, c'est la recherche de l'intensité du plaisir par sa privation. Pour moi, c'était soit la cuisine, soit le vin. J'ai eu l'opportunité de vivre ma passion dans le métier du vin. Je l'ai vraiment découvert dans les pays du Nouveau monde, aux États-Unis. À la fin des années 1980, la maison Chapoutier était en difficulté, je n'aimais pas le style de ses vins. La force de la France est d'avoir découvert et compris, puis fait vivre l'expression du terroir (le terroir étant la conjonction du sol, du climat et de l'humain).

À cette époque, nombreuses maisons avaient des styles de vins où le goût maison prenait le dessus sur le terroir. Alors, mon rêve et mon ambition étaient de créer des vins qui étaient la photo du terroir, des vins où l'humain devenait timide et le sol, redevenant vivant s'exprimait mieux. Il fallait donc passer dans la logique vivante de l'agriculture biodynamique.

De quelle(s) manière(s) êtes-vous parvenu à redresser cette maison ?

Nous avons modifié les méthodes de vinification pour des méthodes non interventionnistes. Investi dans des futs en chêne, les anciens étaient en châtaignier. Nous voulions ces évolutions afin que chaque vin garde sa personnalité. La création de vins de terroir, c'est comme l'apprentissage du vélo pour un enfant. On est derrière, on ne tient pas l'enfant, on est juste là au cas où. Le vinificateur n'est pas là pour intervenir, il est là pour accompagner la fermentation et la surveiller.

Les appellations datent de 1935 mais restent avant-gardistes. Leurs règles sont pérennes et là, nous ne sommes pas dans le marketing de la demande mais celui de l'offre. Le vigneron prend la photo fidèle du terroir et le sommelier ou le commercial l'explique à l'amateur.

Cela a mis du temps pour redresser cette maison. Le chiffre d'affaires avait baissé avant que nous la reprenions. Il fallait refinancer les stocks des importateurs, ceux-ci souhaitant la nouvelle qualité Chapoutier. Le chiffre d'affaires progressait mais la marge moins. De plus, financer la croissance coûtait cher. Aujourd'hui, le chiffre d'affaires a été multiplié par 25 en 25 ans, pour s'établir à 50 millions d'euros. L'entreprise produit neuf millions de bouteilles chaque année et emploie près de 130 personnes.

Quelle image possède la maison Chapoutier ?

C'est l'image d'une maison qui sait faire cohabiter élitisme, humanisme et démocratisation du haut de gamme, une expertise au service du plaisir. Il faut se méfier du snobisme dangereux dans le monde du vin. On vend du plaisir, pas de la connaissance. Quand j'entends des personnes dire : « J'aime bien le vin mais je ne m'y connais pas », je crains que le snobisme de la connaissance inhibe la recherche du plaisir. Le monde du vin doit faire attention de ne pas se ghettoïser dans un snobisme suicidaire.

C'est-à-dire ?

Il y a deux choses dangereuses : le snobisme et croire un sujet trop important à en oublier l'aspect ludique. On peut être passionné sans être dogmatique. Le vin est ludique et culturel mais ne fait pas partie des choses essentielles de l'équilibre de notre société comme la santé, l'alimentation et l'éducation. Les chefs d'œuvres du haut de gamme doivent nous amener à aussi faire de la haute qualité à prix abordable et ce, au service des jeunes générations, et des revenus plus modestes. La gastronomie des années 1960 était autour de denrées rares et chères. Elle s'est trouvée en difficulté dans les années 1970 puis a trouvé un second souffle avec l'aide de la bistronomie. Une démocratisation qui avait le courage de garder la même éthique qualitative.

Finalement, c'est le même principe que la haute couture qui vit avec et grâce au prêt-à-porter. Le marketing des très grands vins apprend ainsi à se remettre en question. On nous a beaucoup critiqués lorsque nous avons vendu nos vins sur le site Ventes-Privées, nous étions les premiers. L'idée était de les faire découvrir et ce fut largement gagnant. Nous ne bradons pas le produit, puisque nous revendique le vrai prix. Ce sont en quelque sorte des échantillons payants. Bien sûr le numérique est un secteur important, à potentiel. Chacun son métier, nous travaillons avec des sociétés spécialisées.

Michel Chapoutier

Comment la viticulture peut-elle évoluer ?

Les vins français ont divisé par deux leurs parts de marché à l'export en 30 ans, c'est finalement peu glorieux. Ses voisins européens comme l'Espagne et l'Italie ne sont pas en régression, ils ont même de belles croissances à l'exportation.

Cela peut s'expliquer par une politique de gestion de filières unique en France. Seuls en France, la vigne, le vin et sa commercialisation sont gérés de manière unilatérale par la production. Cette dernière invite dans certaines instances, pas toutes, les experts de la commercialisation qui peuvent proposer mais qui n'ont aucun pouvoir. Ainsi, l'expertise de l'aval et de la distribution est souvent subordonnée à d'autres logiques et priorités. Il faut veiller que certaines d'entre elles, entre autres, celle du corporatisme et celle du patrimonial ne prennent pas le dessus sur la logique de filière et de croissance à l'international.

Quelle vision portez-vous sur les vins français ?

La France sait faire quelques-uns des plus grands vins au monde. Mais notre savoir-faire et notre notoriété au niveau des AOC ne devraient pas nous faire oublier les autres segments : comme les vins de France (les anciens vins de table). Nous importons six millions d'hectolitres de vin. Ces segments plus industriels font moins rêver mais ils ne devraient pas être ainsi marginalisés. Il y a aussi une place pour ces vins avec de nouveaux modes de cultures adaptés. Une demande croissante à l'exportation qui devrait permettre de garantir le revenu des jeunes vignerons de manière pérenne... Nous parlons ici de créations d'emplois et d'exportation que nous nous interdisons. Le monde des AOC ne devrait pas s'opposer à leur développement, le marché mondial se développe dans tous les segments.

Le réchauffement climatique peut-il influer sur le vin ?

Chez nous, le global warming est probablement synonyme de la perte d'influence du courant chaud Golf Stream par sa dilution. Le paradoxe est que le réchauffement de la planète pourrait refroidir la France. En Hermitage nous sommes, comme à Bordeaux, sur le 45ème parallèle et comme à Montréal. C'est-à-dire que sans le Golf Stream nous aurions le climat de Montréal !

D'autres questions peuvent se poser au niveau du bilan carbone : dans une logique de respect de celui-ci, pour certains vins, nous devrions encourager la mise en bouteille dans le pays de consommation plutôt que dans la région de production... c'est du bon sens écologique.

Comme se porte aujourd'hui la maison Chapoutier ?

Les vins de la maison Chapoutier sont aujourd'hui exportés vers 110 pays. Et en premier lieu vers les États-Unis, le Canada et le Japon.

La Chine progresse régulièrement mais il faut se méfier des marchés nouveaux. Il faut faire la différence entre les amateurs et les spéculateurs. Les vins achetés par spéculation ressortent très souvent en période de crise et font des désastres sur les marchés. Nous, nous souhaitons qu'on nous achète du vin afin qu'ils soient distribués dans les restaurants. Il y a des marchés historiques en Asie dont au Japon, Singapour ou encore en Corée du Sud. La middle class chinoise est intéressante car elle veut découvrir la culture du vin sans arrière-pensées spéculatives.

Quelle est la vision de l'entreprise chez Chapoutier ?

Notre entreprise a le dessein de faire des produits d'excellence avec une équipe d'excellence. Ce que l'on comprend parfaitement dans la recherche d'excellence en sport devrait s'appliquer au monde de l'entreprise et compris comme tel. Pour l'atteindre, il faut de l'exigence et de l'opiniâtreté. L'excellence est humaine et donc toute la richesse est dans l'équipe et sa passion pour son projet. Chacun doit être passionné par ce qu'il donne et par le projet : il n'y a pas de place pour l'emploi alimentaire pur. Chez nous, on ne vit pas d'un travail mais d'un métier.

Chapoutier

Historiquement, la maison Chapoutier est implantée à Tain-l'Hermitage. Pourquoi avoir acheté des terres en Roussillon, Alsace, Australie, au Portugal. Et également dans une maison de négoces en Beaujolais ?

En apprenant à décoder les terroirs avec l'aide de la biodynamie, nous avons naturellement eu envie d'aller découvrir d'autres terroirs. Si nous considérons que l'amortissement du foncier peut coûter entre 25 et 50 % du prix de revient d'un vin, notre challenge était de trouver des terroirs à très fort potentiel dont le prix du foncier est modéré. Une de nos vocations étant de démocratiser les grands vins sans aucun compromis sur l'excellence et la qualité ; il est donc difficile de mettre en place ce processus sur de l'Hermitage dont les terres valent plus d'un million d'euros l'hectare. Par contre, on peut trouver des terroirs de légendes  dans des régions nouvelles ou anciennes, où le foncier peut vous offrir pour moins de 40 000 euros l'hectare quelques-uns des plus grands potentiels qualitatifs du monde. Le Beaujolais lui, c'est un symbole, c'est le porte-drapeau et l'allégorie du vin festif, c'est le vin décomplexé où la convivialité évince le snobisme, et ce, sur certains des plus beaux granits que l'on peut trouver.

Vos enfants prendront-ils votre suite ?

Une entreprise, c'est créer de la richesse et des emplois par la richesse de l'humain. Mes enfants sont compétents et très travailleurs, mais comme beaucoup de collaborateurs dans notre entreprise. Ils ne prendront jamais la place d'une personne. Nous sommes d'accord sur la règle : pour rejoindre l'équipe, ils doivent apporter leurs propres projets et les construire en équipe.

Chapoutier

Vous êtes président de l'interprofession Inter-Rhône depuis novembre dernier. Quelles sont les actions que vous allez mettre en place ?

Il faut sensibiliser les futurs vignerons : les inciter à voyager et parler anglais. En France, nous sommes mauvais pour les langues, mais que peuvent faire les professeurs de langues avec trois petites heures par semaine. L'esperanto existe : c'est l'anglais.

Nous voulons également développer d'outils économiques pour faire de la prospective à long terme. On a énormément de retard sur cette approche. Dans le monde du vin l'unité de temps est de 10 ans : planter une vigne, préparer le sol à l'élevage, les autorisations etc.

Par ailleurs, nous avons constaté, dans les années 2000, une concentration des importateurs. Depuis quelques années la tendance s'est inversée, il y a une multiplication de création de nouveaux importateurs. Ceci crée une logique d'essaimage. Des commerciaux s'émancipent de leur entreprise pour monter leur propre société d'importation ou de distribution. Il y a donc une fenêtre de tir pour aider les jeunes vignerons à se développer à l'exportation. L'Inter-Rhône propose un encadrement et un volet formation. L'exportation a un coût, il faut l'intégrer dans les prix de revient. Un produit bon doit se vendre à son juste prix. Pour défendre ce prix qui inclue une marge au-dessus du prix de revient, il faut défendre ses convictions, défendre la qualité en l'expliquant, c'est l'acte de commerce. Vendre n'est pas négocier un prix mais vendre est valoriser un produit issu d'un métier.

Il faut également développer l'œnotourisme. C'est extrêmement important. Les caveaux et gites se développent. Il s'agit d'une activité rémunératrice et complémentaire. Mais il y a une éthique. L'œnotourisme doit se professionnaliser, l'époque du petit caveau pour le petit revenu complémentaire non déclaré est terminée. Tous les caveaux doivent obligatoirement accepter la carte de crédit. Ce professionnalisme est le respect que l'on doit au touriste, à l'amateur, au client.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 3
à écrit le 27/01/2016 à 12:06
Signaler
Article très intéressant et de très belles photos ! À ce titre, est-il possible d'obtenir, dans son format original, la photo prise depuis le haut des vignes donnant sur la ville ? J'aimerais en faire un agrandissement pour mon salon. En vous remerc...

à écrit le 10/09/2015 à 18:23
Signaler
Beaucoup d'idées intéressantes dans cette interview, qui pointe notamment un certain snobisme toujours nuisible, et qui insiste sur l'ouverture au monde, l'apprentissage des langues (peut-être pas seulement l'anglais ?..), le respect du touriste, etc...

à écrit le 10/09/2015 à 17:05
Signaler
Article intéressant. Je voyage beaucoup, et je vois quand même sur les étalages des vins français de très mauvaise qualité qui doivent nuire à l'ensemble de la profession et à la réputation de la France en la matière. Je vois, entres autres, beaucoup...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.