Fusion Auvergne et Rhône-Alpes : "Le nain peut apporter beaucoup au géant"

L'Auvergne, ce n'est pas « que » les volcans, les vaches et l'ASM, Michelin ou Limagrain auxquels les Rhônalpins la réduisent communément, défend Maxime Maury, directeur régional Auvergne de la Banque de France et professeur associé à l'Université Clermont 1. Un secteur agricole, des filières industrielles, une activité R&D, un pôle d'enseignement supérieur, une épargne, un foncier, et un capitalisme familial féconds dotent la région d'arguments significatifs au moment de se marier. Pour autant, suffiront-ils pour dépasser ses handicaps (poids économique, transports, export, démographie, emplois, attractivité) et lui assurer « d'exister » dans un nouvel ensemble promis à aspirer vers Lyon les centres décisionnels ?

Acteurs de l'économie-La Tribune : Les conseils régionaux Rhône-Alpes et Auvergne préparent leur mariage. Mais les acteurs économiques desdits territoires se connaissent encore mal, et l'indifférence, l'ignorance, et les préjugés dominent en Rhône-Alpes. Quelles sont les grandes caractéristiques du tissu socio-économique auvergnat ?

Maxime Maury : L'Auvergne est certes une région agricole, notamment d'élevage de races à viande et de fabrication de fromages, elle est certes riche d'extraordinaires espaces naturels. Mais elle est aussi - et cela de manière méconnue - la première région industrielle de France une fois les indicateurs Banque de France indexés à sa taille. Bien sûr, un acteur domine : Michelin et ses 108 000 salariés dans le monde, mais on recense aussi quelques géants comme Limagrain (8 000 collaborateurs, 1er en Europe et n°4 mondial dans le domaine des semences). En valeur absolue, sa dynamique industrielle, tirée par un certain nombre de filières (agroalimentaire, aéronautique, santé, métaux, plasturgie), un réseau de PME bien capitalisées, un foncier attractif, un réseau autoroutier dense et une épargne abondante, place la région dans le premier tiers national. L'Auvergne, ce n'est donc pas "que" du vert, des volcans et des vaches !

Les deux régions ont en commun une double force de frappe : celle d'un capitalisme familial et celle d'une culture entrepreneuriale puissants. Quels leviers peuvent-ils être envisagés qui permettront d'en tirer profit ?

L'Auvergne se distingue effectivement par la vitalité de son tissu entrepreneurial, très enraciné dans le territoire, c'est-à-dire "aussi" au service de ce territoire dont il se sent responsable. Les particularismes familiaux singularisent cet entrepreneuriat industriel, et bien sûr Michelin l'incarne grandeur nature : actionnariat à dominante patrimoniale, logique de capitalisation des résultats, esprit de développement, souci élevé pour le corps social, équilibre des enjeux financiers et industriels... La décision du gérant Jean-Dominique Sénard d'installer à Clermont-Ferrand le futur centre de recherche mondial de Michelin en est une belle illustration. Et les deux régions ont également en commun de disposer d'importants centres de décision, notamment dans les secteurs de l'industrie. De quoi bâtir d'intéressantes synergies entre les entrepreneurs des deux régions.

Le géant Michelin reste la locomotive industrielle de l'Auvergne. (Crédit photo : Reuters)

Depuis plusieurs années, un certain nombre de regroupements des directions régionales Rhône-Alpes et Auvergne d'entreprises ou d'institutions nationales a été opéré. Anticipez-vous une accélération du mouvement ? L'immense majorité de ces sièges étant en Rhône-Alpes, l'appauvrissement des centres décisionnels en Auvergne n'est-il pas inéluctable ?

Sujet complexe, politique... et sensible. De toutes celles programmées d'ici la fin de l'année en France, l'union de l'Auvergne et de Rhône-Alpes est la plus déséquilibrée ; c'est celle du "nain et du géant". Reste que l'engouement des élites d'Auvergne pour la constitution de cette grande région et pour l'exploitation des nouvelles opportunités est incontestable. Ces décideurs aiment employer la métaphore du "trimaran" : une coque centrale (Lyon) et deux coques latérales, Clermont et Grenoble. Mais deux coques latérales de puissances inégales - la première est une conurbation qui, étendue à Vichy, dénombre 400 000 habitants, la seconde est une véritable métropole presque deux fois plus peuplée. Ces deux flotteurs ne sont pas de même poids et donc inévitablement font pencher le bateau vers l'est - surtout si, comme nombre d'observateurs l'affirment, Genève peut être considérée comme la 3e ville de Rhône-Alpes. Bref, le risque de déséquilibre et de déplacement du centre de gravité vers l'est est réel, et il appartient aux responsables politiques de le corriger.

Tout processus de regroupement a pour but de dégager des économies. Celui des conseils régionaux et, au-delà, la réforme territoriale suivent la même logique. Or qui peut croire que ces desseins résisteront aux pressions des institutions, en l'occurrence d'Auvergne et de Rhône-Alpes ? L'inauguration en 2014 du nouveau siège, flamboyant et donc déjà inutile, de la Région Auvergne l'illustre...

Vous mettez le doigt là où ça fait mal... La réforme territoriale est au cœur du processus de dynamisation. La croissance de Rhône-Alpes a été deux fois plus élevée que celle d'Auvergne depuis 10 ans, et cela résulte du poids de la métropolisation. En effet, la croissance est un écosystème, qui donne le meilleur de lui-même lorsqu'il atteint une masse critique. Celle-ci crée en effet les conditions pour qu'entrepreneurs, main-d'œuvre, organismes de formation, centres de recherche, enseignement supérieur, se "rencontrent", coopèrent, et bâtissent. Pour cette raison, la fusion des régions me rend optimiste pour l'Auvergne, car ce territoire en faible croissance mais doté d'un tissu entrepreneurial dynamique peut tirer profit de la forte métropolisation caractéristique de Rhône-Alpes.

Mais Clermont-Ferrand n'a pas opté pour une franche métropolisation de son organisation. Est-ce un écueil dans le schéma que vous décrivez ?

Elle approche de la métropolisation, mais très doucement... Le maire de Clermont-Ferrand (Olivier Bianchi, PS, NDLR) cherche à construire une communauté urbaine derrière laquelle pourrait se profiler la création d'un ensemble métropolitain baptisé Clermont - Val d'Allier. Reste que ce projet est lent, et qu'un Grand Clermont ne rassemblera jamais plus de 500 000 habitants.

La Banque de France donnera-t-elle l'exemple de fusion ?

La Banque de France emploie 160 personnes en Auvergne - près de 600 en Rhône-Alpes, NDLR -, et dans le cadre de son Plan de réorganisation Réseau 2020 précédant la réforme territoriale, nous avons décidé de transférer en douceur d'ici 2020 vers Lyon certaines activités de support qui ne pourraient plus être traitées ici au regard des ressources humaines dont nous disposerions. À terme, c'est donc bien un regroupement des supports qui sera effectué. Ceci étant, l'Auvergne continuera d'être un terrain privilégié de la Banque de France : nous construisons à Vic-le-Comte le premier centre de papier-monnaie européen en collaboration avec quatre autres banques centrales. Dans ce cadre, une étude sur le transfert de l'imprimerie actuellement à Chamalières est lancée.

Les deux "locomotives" Michelin et Limagrain totalisent 115 000 emplois dans le monde et 5 000 chercheurs. Et particulièrement la première "tire" économiquement et socialement le territoire, y compris dans le réseau de sous-traitance. C'est une force considérable. Mais la dépendance à ces deux géants constitue "aussi" une peur permanente. Le mariage des régions peut-il contribuer à éloigner un peu ce spectre ?

Certainement. Toutes les élites de Clermont-Ferrand, et bien sûr celles de Michelin, ont très tôt privilégié ce mariage à la création d'une grande région "Massif central". Elles ont compris que l'attractivité du territoire est déterminante pour séduire les meilleurs profils, et le rattachement à Rhône-Alpes est à ce titre une belle opportunité. Surtout lorsqu'une ligne ferroviaire digne de ce nom reliera Clermont à Lyon en moins de deux heures.

La LGV dédoublant la ligne Paris Lyon, n'est pas envisagée avant 2030. (Crédit photo : Reuters)

Enclavement ferroviaire et aérien, résilience industrielle médiocre depuis 2008, faible croissance tendancielle, difficulté d'exporter, démographie déséquilibrée : sont-ce là les principales insuffisances de l'Auvergne ? Comment notamment l'agglomération de Clermont-Ferrand espère-t-elle "exister" dans le futur périmètre régional et juguler le risque d'isolement ?

De tous ces points de fragilité, l'absence de ligne TGV vers Paris est la plus pénalisante. Le chantier du dédoublement de la ligne Paris-Lyon est névralgique. Quelle en sera l'issue ? Nous l'ignorons. Une ligne ferroviaire à grande vitesse, promise mais pas encore établie, entre Lyon et Clermont permettra d'éviter le risque d'isolement. À condition que le gain de temps soit décisif. L'autoroute reliant Clermont à Lyon a réduit significativement le temps de trajet. L'avenir de l'aéroport, quant à lui, fait l'objet d'un débat.

Donc désenclaver son réseau de communication et de déplacements et s'arrimer à une région déjà visible en Europe, mais aussi amarrer ses PME à celles de Rhône-Alpes déjà fortement exportatrices : les opportunités pour l'Auvergne sont consistantes...

Les crédits aux PME et micro-entreprises croissent significativement, au point d'être deux fois supérieurs à la moyenne nationale. Idem pour les cotations Banque de France, qui démontrent que le risque de défaillance des PME et des entreprises moyennes d'Auvergne est sensiblement meilleur. Ce qui prouve la santé de ces entreprises, fortement capitalisées et concentrées sur des secteurs d'excellence et plutôt acycliques - agroalimentaire, pharmacie santé, aéronautique, tourisme, logistique. Par ailleurs, et c'est là encore une vertueuse singularité, 70 % des crédits aux entreprises sont apportés par des établissements bancaires locaux, par définition très impliqués dans le territoire. Enfin, au classement de l'épargne par habitant, l'Auvergne figure en tête des régions de France. Les dépôts collectés représentent plus de 20 % de ceux réunis en Rhône-Alpes. Or dans le secteur marchand, le rapport des deux régions est de 1 à 7.

Mais alors comment explique-t-on que la croissance du territoire soit inférieure à celle de Rhône-Alpes depuis une dizaine d'années ?

La principale raison réside dans le déficit à l'export. Bien que très présent et dynamique, le secteur industriel est caractérisé par une détérioration plus élevée qu'au niveau national, par des entreprises de taille modeste, et par des gouvernances plutôt âgées. Or la petite taille est un obstacle pour exporter, particulièrement pour être référencé dans les circuits de distribution à l'étranger. De ce point de vue là aussi le rapprochement avec Lyon est prometteur, d'une part car la région Rhône-Alpes a mis en place des dispositifs d'accompagnement performants, d'autre part car des opportunités d'adossement dans certains secteurs - plasturgie, bois, pharmacie, agroalimentaire, etc. - permettraient d'atteindre les tailles critiques suffisantes.

Emploi, croissance, investissements : les perspectives 2015 de la région Auvergne telles qu'elles ont été établies par votre établissement auprès de 861 entreprises (représentant un total de 56 000 salariés et 11 milliards d'euros de chiffre d'affaires) semblent décrocher de celles moyennes de la France...

En matière de création d'emplois marchands, la perte de vitesse se confirme : les secteurs industrie, services, construction programment un recul des recrutements (intérim compris) respectivement de 0,1 %, 0,6 % et 3 %. La croissance de l'activité devrait être davantage soutenue dans l'industrie (+ 3,3 %) mais continuer de plonger dans la filière construction (- 3,2 %). Quant à l'investissement, les dirigeants manquent de visibilité pour assurer son redressement - en 2014, le taux d'utilisation des capacités de production dans l'industrie a été de 8 points inférieur à la moyenne de longue période et les flux d'investissements se sont tassés - et les investissements corporels devraient de nouveau reculer (de 1,8 %). Pour autant, ne versons pas dans la caricature, et la réalité est bien plus nuancée que les chiffres laissent supposer.

Les spécificités démographiques du territoire participent-elles à expliquer l'évolution de l'activité économique ?

Absolument. Démographie et croissance sont fortement imbriquées, et en l'occurrence l'Auvergne, vieillissante, ne peut pas vraiment tirer profit de l'évolution de sa population pour dynamiser l'activité. La croissance endogène est faible et la croissance d'ensemble est tirée par le solde extérieur.

Le caractère contradictoire des évaluations établies dans votre étude est exacerbé par un autre repère : l'ICA (Indicateur du climat des affaires) dans le secteur industriel est sensiblement inférieur à la moyenne nationale...

Cet indicateur, qui en synthétise 14 autres dits "de conjoncture", couvre un panel extrêmement vaste, qui inclut des sous-secteurs - sous-traitance automobile, fabrication des matériels de transport - ou des spécificités locales - reconversions dans l'Allier, etc. - particulièrement en souffrance. Je préfère retenir une progression du chiffre d'affaires industriel qui en 2015 s'annonce supérieure à celle de Rhône-Alpes et que confirme le profil industriel de la région.

Centre Léon Bérard Labo

La cancérologie est un modèle de coopération entre Rhône-Alpes et Auvergne au sein du Clara. (Crédit photo : Laurent Cerino/ADE)

Les champs de la recherche et de l'enseignement supérieur semblent constituer une opportunité de coopération naturelle entre les deux territoires...

Clermont-Ferrand est une ville de recherche, aussi bien dans le privé (Michelin, Limagrain, etc.) que dans le public. Pour preuve l'excellent rang obtenu par l'université de Clermont - forte d'une fondation commune, pionnière en France, et qui a programmé la fusion de ses établissements pour 2017 - dans le classement de Shanghai. L'agglomération compte des écoles d'ingénieurs aussi reconnues que l'IFMA (Institut français de mécanique avancée), et plusieurs masters spécialisés réputés au plan national sont enseignés ici. C'est le cas par exemple du diplômé de gestion de patrimoine délivré par Clermont 1.

Cours de l'euro propice à redynamiser l'exportation, chute du cours du pétrole, coût du crédit qui, sous l'effet des mesures de la Banque Centrale Européenne, demeureront très bas : ce contexte devrait raffermir la croissance française en 2015. Fait-il particulièrement écho aux caractéristiques de l'économie auvergnate ?

Ce climat davantage favorable, auquel il faut ajouter le redressement des marges des entreprises et la dynamique de croissance de nos partenaires européens, devrait servir concrètement l'activité en Auvergne. Pour preuve, d'après notre étude, le chiffre d'affaires consolidé de l'industrie régionale devrait progresser de 3,3 % grâce aux marchés export (+ 8,3 %) - contre 1,4 % en 2014. Cette projection favorable est toutefois amoindrie par une sombre prévision d'investissements dans le secteur de la construction (- 31 %).

Rhône-Alpes est le fruit d'une construction géographique artificielle et hétérogène qui lui retire toute identité, toute culture communes. L'Auvergne est-elle moins factice ?

En ma qualité d'économiste, cette interrogation, fondamentale, fait sens lorsqu'on associe le développement territorial à la logique de métropolisation. Et si la réforme présentée par le Président de la République a du sens, c'est bien parce qu'elle marie des régions "à faible métropolisation" avec des régions "à grande métropolisation". D'autre part, ouvrir un grand espace à l'ouest de Lyon où se concentrent de colossales réserves foncières, naturelles, immobilières, est aussi très opportun. Y compris à Clermont-Ferrand, le prix de l'immobilier est très attractif. Autre similitude pleine d'espérances en matière touristique : ce sont deux régions de montagnes, mais dont les positionnements sportifs et de gamme sont très complémentaires.
Certes le Cantal semble bien loin des préoccupations rhônalpines - 5 h 30 séparent Aurillac d'Annecy -, et à l'exception de Vichy, l'Allier ou "Bourbonnais" se sent peu concerné. Mais la région correspond à une réalité historique mêlant haute et basse Auvergne. Le Velay, bien qu'il soit tourné à la fois vers Montpellier et surtout vers Lyon, fait corps avec le territoire. Et la Haute-Loire est très proche de Saint-Étienne. In fine, l'Auvergne est peut-être une construction moins artificielle que Rhône-Alpes.

Au final, les raisons que les décideurs économiques auvergnats ont d'espérer dominent-elles celles d'être inquiets ?

Chacun l'aura compris, le tableau des forces et des faiblesses, des opportunités et des risques, est nuancé. Mais si l'on s'en tient au principal secteur d'activité : l'industrie, le mariage des deux régions est vraiment riche d'intérêts pour les deux territoires. Et l'Auvergne apporte dans l'escarcelle de Rhône-Alpes, outre deux leaders mondiaux (Michelin et Limagrain), une épargne abondante et un espace précieux. De quoi, il faut l'espérer, réussir les bans. Je suis optimiste.

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Commentaire 1
à écrit le 18/06/2015 à 18:08
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La métaphore du trimaran à 2 coques est aussi imagée que pertinente. Lyon centrale. Grenoble à l'est que l'on doit effectivement relier à Genève. Clermont à l'ouest indissociable de Saint Etienne évidemment...

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