"Moi, Abdénour Aïnséba, patron, musulman. Et avant tout républicain"

Abdénour Aïnséba est chef d'entreprise (IT Partner), militant du dialogue social (administrateur de RDS), amoureux de l'Europe (qu'il exprime à la vice-présidence du Ceser), artisan de « l'entrepreneuriat citoyen » (ancien président du CJD Rhône-Alpes). Et musulman. Il est la démonstration qu'islam et France, islam et entreprise, islam et société, islam et laïcité s'entrelacent pour le meilleur lorsqu'ils convergent vers une seule et même autorité : la République. Un témoignage essentiel, quatre mois après l'attentat contre Charlie Hebdo.

Acteurs de l'économie/La Tribune : Depuis les attentats en France de janvier 2015 et, au-delà, depuis que le spectre islamiste s'étend jusque dans l'Hexagone, des interrogations, fondamentales, sont posées sur la place de l'islam, sur son rôle, ses vertus, ses dangers, ou ses possibles incompatibilités avec la République et l'entreprise. Que signifie aujourd'hui être Français, musulman, d'origine algérienne ?

Abdénour Aïnséba : Jusqu'à présent, je ne m'étais jamais exprimé sur le sujet de l'islam, car pour moi le religieux est de l'ordre de l'intime. Mon engagement est avant tout celui d'un patron de PME qui croit en sa responsabilité sociétale. Votre interrogation renvoie chaque Français d'origine immigrée à une zone de fragilité. Ceux de ma génération, nés dans l'Hexagone il y a une cinquantaine d'années, ont été élevés dans le respect des règles d'un pays « qui n'était pas le leur ». Comme tout invité se conforme aux us de son hôte. Nous ne nous « sentions » pas du pays - Portugal, Algérie, Maroc, Tunisie, Italie... - dont nous étions originaires et que nous connaissions mal voire pas du tout, et nous étions brutalement précipités dans la « piscine de la citoyenneté française »... sans avoir appris à nager.

C'est dans ces conditions que chacun de nous apprenait à être Français, et c'est à 16 ans qu'il prenait conscience de ce qu'il l'était véritablement devenu ; à cet âge en effet, à la Préfecture que nous sollicitions pour obtenir notre carte de résident, nous découvrions inopinément notre nouvelle identité. Ma génération est donc celle de jeunes sommés d'apprendre à être Français, de revisiter leur propre histoire personnelle pour comprendre leur identité. Nous sommes passés du statut d'invité à celui de citoyen, selon un processus conscient et actif. Ce contexte tranche d'avec celui des générations ultérieures, tous Français sans se poser la question de l'être...

... D'où les revendications identitaires, culturelles, religieuses d'une jeunesse en quête de comprendre des racines qui lui ont été subtilisées par la force des choses et que votre génération portait en elle ? Cette phase de réappropriation de son origine est-elle indispensable au processus d'appropriation de son identité ?

Aux situations d'injustice et de discrimination qui font écho à notre origine et notre culture, « ma » génération réagissait dans une forme d'acceptation, de résignation. Puisque nous étions invités en France, il n'était pas anormal que notre manière de vivre fasse l'objet d'observations, voire d'une stigmatisation. Et nous devions nous y soumettre, même lorsque frappait l'indicible comme ces panneaux « Interdit aux arabes » placardés sur des devantures de bar. Les générations suivantes, totalement et naturellement françaises, ont vécu ces situations de manière très différente. Et somme toute normale : comment, dans un pays d'égalité, pouvaient-elles accepter d'être traitées distinctement ? Hier nous nous conformions docilement aux videurs nous refusant l'accès aux boîtes de nuit ; mais aujourd'hui, au nom de quoi certains Français n'auraient-ils pas les mêmes droits que les autres ?

Les processus de conscientisation et d'appartenance à une communauté diffèrent sensiblement d'une génération à l'autre mais aussi d'une histoire familiale à l'autre. Et donc les réactions aux événements collent à ces singularités. Deux Français ne vivent pas de la même façon leur religion musulmane et leur origine étrangère, ni, bien sûr, la manière de se positionner intellectuellement, émotionnellement, culturellement dans les débats sur l'identité ou l'intégration qui agitent la société aujourd'hui, et particulièrement depuis ce funeste 7 janvier.

Abdenour Ainseba

Comment avez-vous vécu la mobilisation citoyenne post-attentats ? Vous-même étiez-vous « Charlie » ? Ou, au nom de vos convictions religieuses, à la fois n'étiez-vous pas Charlie et avez-vous manifesté ?

Chacun a exprimé, à sa façon, « d'être » Charlie. Et mille manières ont cohabité. Avec ma femme et mes enfants, nous avons participé à cette formidable mobilisation citoyenne. Jamais je n'avais acheté Charlie Hebdo, et je suis loin de partager ce positionnement éditorial « liberanar » - peu compatible avec les schémas intellectuels propres au dirigeant d'entreprise et capitaliste que je suis - ; mais au nom du droit à la liberté d'expression que ces assassins fanatiques avaient tenté d'abattre, mon devoir était d'être dans la rue. Pour dire qu'absolument rien ne doit jamais menacer la liberté d'écrire et de dessiner, et pour les lecteurs celle d'acheter et de lire. Cette liberté d'expression est un trésor, obtenu après des siècles de luttes mais toujours fragile, comme le démontre son étouffement sous l'Occupation. à la Libération, Stéphane Hessel ne clamait-il pas que la première des utopies du moment était de restaurer les conditions d'une totale liberté d'expression et de débats d'idées producteurs de progrès ?
Cette impressionnante mobilisation citoyenne pour dire « non » à la barbarie et à la pensée unique aura constitué un message d'une force considérable pour solidariser la société, pour affirmer que la civilisation sait résister aux agressions, et pour démontrer que la démocratie, si souvent jugée moribonde, possède d'extraordinaires ressorts « humains et citoyens » de revitalisation. Dans cette foule fraternisaient des citoyens de tous âges, de toutes origines, de toutes conditions sociales, de toutes obédiences et convictions politiques, ils faisaient la preuve que la France est une nation et un pays qui ont pour socle la démocratie et la République, pour la défense desquelles absolument tout doit être entrepris. Cette manifestation fut l'un des moments de communion les plus émouvants de mon existence, car elle mit en lumière la fraternité, cette troisième valeur de la devise républicaine souvent reléguée derrière les deux premières et pourtant si fondamentale.

La faible participation des musulmans aux manifestations a sécrété de pesantes interrogations. Était-il légitime d'attendre des musulmans de France qu'ils fassent la démonstration publique de la condamnation des attentats ? Cette absence répondait-elle aussi d'une protection contre les spectres de la culpabilisation et de la stigmatisation ?

Etre musulman tient de la religion et non de l'ethnie. Je n'ai pas manifesté en tant que musulman mais que Français. La foi ne conditionne pas mes choix politiques, elle ne dicte pas mes réflexions de citoyen, elle s'efface lorsque l'Homme que je suis est dévasté par une barbarie qui frappe aux portes de la cité et menace la République. Avant d'être musulman, comme avant d'être chrétien, juif, athée, agnostique, on est Français.

Il n'existe pas « un » islam mais une multitude d'expressions, par la faute de laquelle d'ailleurs l'immense majorité des victimes des islamistes de Daech sont des musulmans. Cette absence d'unité, qui distingue l'organisation de l'islam de celle du catholicisme, est préjudiciable, particulièrement dans les pays d'accueil des populations immigrées. Ainsi en France, les musulmans peuvent être livrés à eux-mêmes, vivant leur religion individuellement en résonance avec leurs origines culturelles mais sans l'autorité religieuse utile au respect des fondamentaux. Cet éparpillement participe à la non représentation officielle de l'islam dans les rues, mais nullement on ne peut s'interroger sur la détermination des musulmans de France à condamner la barbarie. Poser la question, c'est dresser les Français entre eux.

Reste que les débats se multiplient et s'enflamment, qui interrogent la responsabilité et le comportement que les musulmans individuellement et leurs instances représentatives sont appelés à exercer. Que vous inspire cette exhortation ? N'est-elle pas, antinomiquement, à la fois légitime et propice à durcir le climat islamophobe ?

L'islamophobie est « aussi » le résultat de l'incapacité des musulmans à montrer un visage d'ouverture. L'identification des culpabilités n'est jamais manichéenne, et en l'occurrence les musulmans doivent s'interroger sur leur part de responsabilité. Pourquoi ne s'organisent-ils pas pour faire naître un islam de France ? Pourquoi laissent-ils la doctrine wahhabite infecter la formation des imams, les prêches puis les consciences ? Parce que l'Arabie saoudite - mais aussi le Qatar, de son côté proche des Frères musulmans - est l'un des principaux contributeurs financiers des mosquées ? Or l'on sait que le choix de l'imam et la coloration des sermons sont dictés par la main qui finance les édifices.

Abdenour Ainseba

La soumission à cette radicalité est une catastrophe, et forme un obstacle à la parfaite assimilation des musulmans aux principes républicains. Les graves dérapages dont certains musulmans se rendent coupables notamment dans les espaces publics démontrent l'urgence de constituer un véritable islam de France, qui notamment confie à des penseurs, exégètes, théologiens français le soin de former les imams. C'est la condition pour que l'islam ne bascule pas dans les ténèbres obscurantistes auxquelles les doctrines radicales, fondamentalistes et sectaires le destinent. Hier, au Maghreb, personne ne s'offusquait qu'une femme découvre son sein afin d'allaiter son bébé sans se cacher, aujourd'hui sous l'égide de l'allié saoudien elle ne serait même plus autorisée, en France, à serrer la main d'un homme.

Qu'est-ce qui réunit les musulmans de France ? Leur appartenance à la République. C'est leur seul lien, car l'interprétation des textes sacrés révèle de tels écarts - parfois même antithétiques - que la pratique de la foi est davantage source de dissensions et d'isolement que de rassemblement. Il n'y a pas « une » communauté musulmane, pas plus qu'il n'y a « une » communauté chrétienne ; il existe « une » communauté française, dont l'une des composantes regroupe des musulmans de strates sociales, intellectuelles, originelles, et culturelles extrêmement disparates. Le plus efficace rempart à l'islamophobie, c'est donc de faire en sorte que les musulmans de France se sentent - et le prouvent au quotidien - citoyens français, attachés aux valeurs de la République et de la démocratie.

Quels écueils d'ordre sociétal, social, économique, font concrètement obstacle à l'édification de ce rempart ? Quelles actions la suprématie de l'attachement à la France sur celui à la religion réclame-t-elle, notamment des institutions ?

Le premier des obstacles, ce sont les inégalités sociales. Il n'est pas compliqué d'être musulman et se sentir parfaitement Français lorsqu'on est chef d'entreprise, habitant un quartier cossu, scolarisant ses enfants dans de bons établissements, et au cœur d'un riche réseau professionnel et amical. Dans ces conditions, on ne peut que célébrer les valeurs de la République. Mais lorsqu'on grandit dans un ghetto et que le monde « extérieur » renvoie l'image de l'ostracisme, alors le sentiment d'appartenance n'est plus à la République mais au territoire dans lequel on est emmuré, et les perspectives d'avenir sont réduites à ce que l'on y trouve : délinquance et religion. Les inégalités sociales constituent in fine un formidable réservoir pour la radicalisation sous toutes ses formes, et notamment l'islamisme mais pas uniquement.

Dans ces mêmes colonnes en février, le philosophe Roger-Pol Droit invitait à « dire » la vérité, en d'autres termes à mettre des mots concrets et vrais sur des situations qu'au nom du politiquement correct mais aussi d'une autocensure nécessaire au maintien du dialogue, il fut longtemps décidé de maquiller, de dissimuler. Et même de taire. Du polémiste Eric Zemmour estimant que « la plupart des trafiquants sont noirs et arabes » à Roger Cukierman, président du Crif, jugeant que « la totalité des méfaits antisémites sont perpétrés par de jeunes musulmans », les voix se délient. Quelles vertus et quels dangers, pour la salubrité de la société et les délicats équilibres du vivre-ensemble, cette libéralisation de la parole - initiée par Nicolas Sarkozy du temps de son mandat présidentiel -, diffuse-t-elle ?

Rajouter l'opprobre à la misère, c'est condamner les cibles et leur retirer les rares opportunités de s'en sortir. Parler et dire librement est essentiel ; mais savoir se taire l'est également, ainsi que l'école et ma famille me l'ont enseigné. Le silence fait partie de la parole, ou plus exactement de l'expression de la conscience. L'étude d'un texte de Baudelaire exige, pour honorer les extraordinaires images qu'il suscite, des silences. Illustration que l'« on » se construit « aussi » avec et dans le silence, et que l'« on » bâtit la société selon les mêmes règles.

Tout ne doit pas être dit, notamment lorsque la parole a pour dessein de déclencher une polémique inutile, délétère ou fallacieuse. Les Arabes et les Noirs concentreraient la quasi-totalité des délits ? Mais ils concentrent surtout la quasi-totalité des classes sociales les plus défavorisées... Et qui peut croire que les délits antisémites sont « tous le fait de musulmans » ? Ou de Noirs et d'Arabes ? C'est ignorer que l'on peut être noir et athée, arabe et non musulman. Bref, c'est la preuve que tout amalgame est extrêmement dangereux. D'ailleurs quels desseins sert-on à vouloir réduire une partie de la population française à son appartenance religieuse ?

Le déterminisme social est donc un fait fondamental...

Absolument. La religion relève d'un choix individuel et ne résulte pas d'une règle génétique. Surtout l'islam ! Contrairement au catholicisme qui « s'impose » par le baptême sur les nouveau-nés et est sacralisé, l'islam résulte d'une seule adhésion volontaire, que les musulmans manifestent ou éconduisent en toute conscience.

Abdenour Ainseba

« Pourquoi être chrétien serait-il plus en adéquation avec notre citoyenneté qu'être juif, bouddhiste ou musulman ? », vous interrogez-vous dans une tribune publiée en janvier sur acteursdeleconomie.com. Mais les vagues d'immigration polonaises, portugaises, italiennes, arméniennes, se sont conclues par une intégration, dont la réussite a pour socle le corpus chrétien commun à ces nationalités. La complexe intégration des populations d'origine arabe tient-elle notamment à une foi religieuse qui s'avèrerait difficilement compatible avec le terreau judéo-chrétien mais aussi laïc propres pour le premier à l'histoire de France pour le second à la République ?

La France a été, durant sa période coloniale, un des plus grands empires musulmans de l'histoire. Quant à cette immigration, elle est la seule du XXe siècle qui provienne de pays anciennement colonisés. À quand l'arrivée de l'islam en métropole française remonte-t-elle ? Aux années 1960 ? Une partie de la garde impériale de Napoléon III était composée de Maghrébins, et au XVIIe siècle, les échanges commerciaux, diplomatiques, économiques, tout simplement : humains, entre la métropole et les pays musulmans prospéraient. Voilà la réalité.

Autre particularisme contextuel : la colonisation, par la faute de laquelle pendant un siècle la plupart des intellectuels, penseurs, chercheurs de l'islam furent écartés, muselés. Ou pire. Résultat, les musulmans qui émigrèrent vers la France ces dernières décennies exerçaient un islam traditionnel, figé dans l'histoire et peu moderne. Souvent analphabètes, mais non dénués de sagesse ni de spiritualité, ne connaissant de la religion que la pratique, ces populations élevées sous le joug colonial, cultivaient, de plus, un complexe profond d'infériorité vis-à-vis de ces maîtres qu'ils rejoignaient sur leur terre natale pour y vivre. Savoir que leurs enfants allaient bénéficier de l'école républicaine, constituait une fierté et un espoir immenses, et concomitamment les dégageait de leurs devoirs éducationnels. L'école allait apprendre à leur progéniture tout ce qu'eux-mêmes étaient incapables de leur enseigner. Naïve et coupable croyance, dont les conséquences se sont révélées désastreuses.

Peut-on bien toujours reporter sur les seules défaillances de la République et de l'État, jugées incapables d'honorer leurs devoirs, de juguler les ségrégations et d'endiguer les inégalités sociales, la responsabilité d'une intégration malheureuse ?

Personne ne peut nier le lien de consubstantialité entre les inégalités sociales et l'échec d'intégration. Pour autant, tout individu dans son humanité est le premier responsable de ses choix, de ses arbitrages, des conditions de son indépendance, de son avenir. Les immigrés non harkis insuffisamment heureux en France et qui ont décidé de retourner au bled, n'ont-ils pas, à leur manière, accompli avec courage et sens aigu de la responsabilité, la voie de l'autonomie et la maîtrise de leur destinée ? D'autres ont fait le choix de changer de milieu de vie, de profession...

Bien entendu, tous n'en sont pas capables et il ne s'agit pas de jeter la pierre à quiconque. La responsabilité a plusieurs origines : celle de l'individu, celle des pouvoirs publics et de l'Éducation nationale, celle aussi des familles qui ont pu faillir, celle des musulmans qui n'ont pas su se délier de leur apport culturel d'origine créant par là-même un islam hors sol, sans racine. Si l'islam se veut universel et faire communauté comme bon nombre de religions d'ailleurs, la réalité est toute autre. Cette communauté immigrée est extraordinairement disparate, jusqu'au sein même des pays dont ses membres sont originaires. Faut-il rappeler que les frontières du Maghreb ont été artificiellement dessinées à grand coups de traits droits, faisant fi des singularités historiques, tribales, ethniques ? Cette fragmentation se retrouve mécaniquement dans l'hétérogénéité des communautés installées dans l'Hexagone et donc dans leur incapacité à s'unifier.

Comment jugez-vous, ces vingt dernières années, la manière dont le cénacle politique traite la double problématique de la diversité et de l'intégration des populations (d'origine) immigrées ? Assimilation, dilution, communautarisation, ghettoïsation : pour quelles raisons, selon vous qui l'avez « vécu de l'intérieur », le modèle français a-t-il échoué ?

L'exemple de ma famille et de bon nombre d'autres, qu'on oublie pour des raisons que j'ignore, démontre qu'il fonctionne en partie. Mais très insuffisamment. La principale responsabilité réside dans la manipulation dont l'enjeu a été l'otage. Et le premier des coupables est le pouvoir socialiste de l'époque Mitterrand, qui, dans le sillage de la Marche des Beurs ou du mouvement Touche pas à mon pote, a instrumentalisé la jeunesse et lui a laissé croire qu'une forme d'égalité citoyenne prenait racine. La promesse n'a bien sûr pas été tenue, et les désillusions ont prospéré. Et c'est à un gouvernement de droite que l'on devra, bien plus tard, de nommer des ministres d'origine maghrébine - quand bien même je ne suis pas dupe des motivations sous-jacentes et des risques, là encore, de manipulation. Dans les années 1980 et 1990, la jeunesse (d'origine) immigrée croyait naturellement que le gouvernement socialiste constituait son plus solide allié, son réceptacle politique le plus compréhensif. La chute n'en fut que plus lourde.

Abdenour Ainseba

Lutte contre les discriminations, discrimination positive, actions et affichage en faveur de la diversité, respect des pratiques cultuelles : l'entreprise cristallise les problématiques sociétales issues de l'immigration. être soi-même de la population qui concentre ces enjeux confère-t-il une attention et une responsabilité particulières ?

Etre patron, c'est être tout entier dans la conscience que l'entreprise doit constituer le premier lieu d'intégration et un levier d'égalité. Comment pouvons-nous nous permettre de ne pas intégrer des talents au sein de nos équipes sous prétexte que de jeunes femmes tomberont enceintes, des séniors seraient moins productifs, des personnes porteuses de handicap changeraient nos process internes... L'entreprise est un espace laïc, et cette laïcité, qui conditionne le vivre-ensemble, doit être sanctuarisée. Et c'est au patron d'assurer cette règle. Une entreprise doit être naturellement représentative de toute la diversité - ethnique, générationnelle, géographique, etc. - du territoire dans lequel elle exerce, sans jamais que les spécificités liées à cette diversité occupent d'autre place que celle de la neutralité. Dès lors, la dimension cultuelle comme d'ailleurs l'expression politique n'y ont pas leur place.

Vous avez fait le choix de ne pas vous impliquer dans les initiatives de diversité. Votre engagement d'Homme, de patron, et de citoyen, est d'être considéré pour ce que vous êtes intrinsèquement et de manière strictement indépendante de votre identité originelle et religieuse. Comment manœuvre-t-on entre ce que l'on aspire viscéralement à faire et ce qui vous rattrape ou s'impose à vous ?

Mon rejet des initiatives et autres associations de diversité a pour origine une conviction : elles nourrissent bien davantage quelques grappes de profiteurs qui font carrière dans cet humus, qu'elles ne permettent de réduire les injustices et les inégalités. Et puis, je suis choqué par le fait que ces « hiérarques » de la diversité soient dans leur grande majorité originaires du Maghreb. Or ce ne sont pas les Maghrébins qui subissent la plus grande ségrégation en France. Il n'y a qu'à observer les titulaires des postes de responsabilité en entreprise : la proportion de Français d'origine maghrébine est bien plus élevée que celle des Noirs, et traduit un racisme pour les premiers nettement moins aigu que pour les seconds.

Il est l'heure de tordre le cou au misérabilisme et à l'autoflagellation. Il est temps de cesser de toujours reporter la responsabilité sur les autres. Je me souviens d'une rencontre à la Préfecture, réunissant une trentaine de décideurs d'origine immigrée - d'ailleurs tous d'Afrique du nord - qui avaient « réussi ». Que n'ai-je pas entendu comme inepties... ! Parmi elles et symptomatique du « climat », celle du parent d'un supposé « major de promotion à l'Essec » qui ne trouvait pas de travail soi-disant par la faute de son patronyme ou de son faciès. Mais qui peut croire ça ? La France n'est pas les états-Unis des années 1930 ! Et à un autre qui confiait avoir accueilli la fille d'un de ses amis en stage parce que, là encore et en dépit de son parcours étudiant, son origine lui barrait les opportunités, j'ai répondu : « Moi aussi, je viens d'aider la fille d'une de mes relations à trouver un stage. Trois mois qu'elle cherchait et ne trouvait pas. La profession de son père ? Notaire. Sa peau ? Bien blanche. Et son patronyme ? Bien français ». Voilà la réalité. Il ne s'agit pas de nier l'existence de discriminations, mais simplement d'en relativiser l'étendue et de ne pas succomber au piège de la victimisation.

Car après tout, chacun peut revendiquer un complexe, cause, à ses yeux, de son échec : être petit, venir de la campagne, s'exprimer avec un accent du terroir, etc. Les décideurs issus de l'immigration et qui ont réussi professionnellement, ont un triple devoir : affirmer leur identité française, démontrer qu'ils sont respectés et lutter contre ces bien-pensants qui, par mégarde, enferment des jeunes dans une spirale de l'échec, persuadés qu'ils sont de ne jamais pouvoir s'en sortir.

Quelle discipline faut-il s'imposer pour se protéger du danger de récupération, pour ne pas être la « justification » publique et médiatique d'une réussite qui aussitôt rend coupables de leur sort tous ceux qui sont en échec ? Ne rien entreprendre en faveur de la diversité est-il aussi le moyen de ne pas être réduit à « l'Arabe de service », à « l'emblème » de « l'intégration accomplie » ?

Un chef d'entreprise est un guide, il est le promoteur de la co-construction de la stratégie, il innerve une vision partagée, il fait grandir ses collaborateurs ; et dans un contexte de déliquescence de l'État et des pouvoirs publics, cette responsabilité citoyenne doit déborder du strict périmètre de l'entreprise pour explorer celui du territoire. Cette discipline exige d'être porteur de convictions, et d'inscrire ces convictions dans un cheminement et dans un engagement entrepreneurial résolument et exclusivement citoyen, c'est-à-dire affranchis de tout rapport à une quelconque singularité personnelle.

Abdénour Ainseba

Au sein du Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), vous fûtes successivement président Rhône-Alpes et candidat favori mais battu à la présidence nationale. Votre origine et votre identité dans le premier cas vous ont-ils servi et dans le second vous ont-ils puni ? Le plus difficile lorsqu'on incarne même malgré soi « l'immigration réussie » n'est-il pas d'être toujours dans le doute sur la « contribution » de sa singularité identitaire à ses succès et échecs ?

La notion de victimisation ne fait pas partie de mon éducation. À la présidence lyonnaise puis rhônalpine, ceux qui ont voté pour moi parce que j'incarnais la diversité et ceux qui, pour les mêmes raisons, se sont détournés de moi, étaient dans les mêmes proportions. Je m'attache donc aux 80 % restants, qui ont vu dans ma candidature exclusivement un homme et un projet, totalement distincts de son origine, notamment parce que jamais - ni dans son cheminement CJD ni lors de la campagne - il n'était affiché « différent ». « Je suis exactement comme les autres, et seulement un patron de PME ni meilleur ni pire » : voilà la réalité. Au scrutin national, il est exact que je suis arrivé en tête au premier tour. Parmi les quelques deux cents votants « grands électeurs », les mêmes règles et dans les mêmes proportions qu'à l'échelon territorial, ont prévalu. J'ai perdu car je n'ai sans doute pas été bon, voilà tout.

Le patronat chrétien regroupe des dirigeants qui cherchent - et parfois réussissent - à mettre en adéquation des fondements de leur foi et l'exercice de leurs responsabilités. Surtout, et c'est là que résident l'essentiel et l'intérêt de leurs « combats » éthiques, leur foi les place en tension et en débat permanents, comme lorsqu'il s'agit d'appliquer la doctrine sociale de l'Église. être musulman dicte-t-il une « certaine manière » d'entreprendre, de gouverner, de manager ?

Le patronat chrétien possède, avec les EDC (Entrepreneurs et dirigeants chrétiens), une organisation représentative ; l'équivalent chez les musulmans n'existe malheureusement pas, or il faut le regretter tant les sujets de convergence sont nombreux. L'extraordinaire rencontre, orchestrée par le CJD de Lyon que je présidais alors, qui avait réuni en juin 2009 l'archevêque de Lyon, un rabbin, un pasteur, un philosophe athée et un soufi musulman débattant des « courants de pensée face à l'homme au travail », avait révélé une incroyable communion de réflexions et de convictions. Et objectivement, qu'est-ce qui distingue un patron humaniste athée d'un alter ego chrétien ou musulman dans la manière de colorer l'exercice de leurs responsabilités et de leur management ? Peut-être peut-on simplement observer chez ce dernier une propension plus naturelle à être « moins cadré » et à « lâcher prise », c'est-à-dire à accepter ce qui doit être.

En effet, chez les musulmans deux notions de volonté interagissent : la volonté divine et la volonté humaine. La première définit un champ de liberté et la deuxième permet de se déplacer dans ce champ de liberté. Particulièrement vivace dans la pensée mystique soufie, on met en harmonie ces volontés autour de deux principes : on est totalement dans l'action, mais on reconnaît l'existence de limites à cette action au-delà desquelles on accepte de renoncer. Ce cheminement spirituel est précieux au patron que je suis, car il permet de se distancier de la trajectoire de l'entreprise : la réussite de l'entreprise n'est pas ma réussite, l'échec de l'entreprise n'est pas l'échec de ma personne, je ne suis pas la mais une partie prenante, et je dois composer avec des facteurs exogènes, favorables ou hostiles, que je ne peux pas contrôler.

« Ni au cœur ni en dehors de la société » : ainsi l'écrivain Marek Halter appelle à « situer » la religion dans la société. Cette aspiration vaut-elle pour l'entreprise, qui doit être, selon vous, « le premier lieu d'intégration » ? Quelles conditions fixez-vous au respect simultané et substantiellement conflictuel de la « liberté de vivre sa religion » et des « fondements de la laïcité » ?

L'arbitre suprême a pour nom « laïcité ». C'est elle et elle seule qui permet aux différences d'être respectées et rassemblées, c'est grâce à elle et à elle seule que des individus tous, par définition, singuliers, vivent ensemble au nom de valeurs communes, au premier rang desquelles dominent celles de la République.

Mais quelle conduite faut-il tenir qui tout à la fois sanctuarise l'exercice laïc et n'approche pas le péril laïciste ?

La nécessité d'opérer cette distinction exige, peut-être, de reconsidérer les textes de la loi de 1905, tout en conservant l'esprit qui les a animés, et d'ouvrir des débats publics afin de revisiter les fondements de la laïcité à l'aune d'une société française qui, un siècle plus tard, a considérablement muté. Démographie, immigration, mondialisation des échanges, émergence de nouveaux continents économiques, irruption du numérique, nouvelles technologies... ont bouleversé les conditions du vivre-ensemble et la nature même des rapports humains. Et réclament une adaptation des textes afin de continuer d'honorer la vocation même de toute société : préserver l'harmonie du groupe grâce à la construction de valeurs partagées. L'intelligence de l'homme est de faire preuve d'adaptabilité aux situations ; cela vaut dans la société comme dans l'entreprise. Le laïcisme c'est l'idée que ce qui a été défini par nos pères ne doit pas être touché. Étant scientifique de formation, je sais que tout est mouvement. Seule la mort fige.

Abdénour Ainseba

« La spiritualité n'est pas l'apanage des religions. Il en est de même de l'humanisme », estimez-vous. L'entreprise peut-elle vraiment être terreau de spiritualité et d'humanisme ?

L'entreprise ne peut en aucune manière être un lieu d'expression des religions. Lieux de culte et lieux de laïcité ne se confondent pas. Les valeurs, républicaines, de l'entreprise s'imposent à toutes les autres - ce qui bien sûr n'empêche nullement un salarié, à ses seuls moments de pause, de psalmodier. Y compris parfois au strict texte juridique. Ainsi dans ma société je ne tolère pas des écarts vestimentaires que je juge contraires à l'image de l'établissement. La ligne de démarcation est ténue...

Que demandé-je à mes collaborateurs ? D'être citoyens de l'entreprise, qui elle-même se doit d'être citoyenne. Et l'un des piliers de cette citoyenneté, dont le dirigeant est le garant, c'est l'égalité entre tous. La création de valeurs, la foi peut aider chaque individu dans sa stricte intimité à l'enrichir, puisqu'elle est censée faire progresser. En revanche, l'appartenance affichée à une religion génère un niveau de complexité supplémentaire, présente un risque et peut provoquer la cassure, la stigmatisation et l'incompréhension, elle affecte le dialogue et la coopération, bref elle nuit à la performance collective. Aucun signe ostentatoire n'a sa place dans l'entreprise. Ni foulard, ni kippa.

En revanche, l'entreprise peut et même doit être la scène d'épanouissement de la spiritualité, dès lors qu'à celle-ci sont associés l'empathie, l'attachement à l'autre, la solidarité, la volonté de co-construire ou celle de partager, etc. Pour en créer les conditions, l'entreprise doit être en cohérence avec ses principes. « La production de biens et de services n'a de valeur qu'au regard du bien-être créé dans la société », édictait en 1941 le fondateur du CJD, Jean Mersch. Sous le joug du dogme mercantile, cet idéal est devenu trop souvent une chimère, mais il demeure un formidable projet d'entreprise à même de fertiliser la spiritualité, et il a le mérite de rééquilibrer les rapports de force en propulsant au sommet des enjeux celui de la compétence plutôt que celui de la finance.

Or, la compétence, ce n'est pas qu'un support de performance pour l'entreprise, c'est aussi, pour les collaborateurs, une meilleure employabilité et simultanément l'accès à une plus grande liberté. Pour un patron, armer les salariés pour qu'ils aient un jour la possibilité d'exaucer une nouvelle opportunité, c'est s'assurer qu'ils sont, à ses côtés, au plus fort de leur engagement. Et c'est la première responsabilité sociale de l'entreprise.

La liberté est l'une des principales composantes de la responsabilité...

Autre ferment, effectivement, de cette spiritualité : placer les collaborateurs dans les conditions d'être réellement co-constructeurs de la stratégie et co-partageurs de la vision, et ainsi non seulement de participer à leur élaboration ou à leur mise en œuvre mais également de grandir dans leur professionnalisme... et dans leur humanité. Or c'est en donnant des possibilités de liberté que l'entreprise élève le sens des responsabilités, éveille celui de citoyenneté, sanctuarise la balance des droits et des devoirs, et ainsi est dans son rôle citoyen et humain. À condition, bien sûr, qu'au sommet de l'organisation décisionnelle ni l'exigence, ni l'exemplarité, ni la préoccupation de justice ne puissent jamais être contestées. Et pour cela, il existe quelques règles de base. En premier lieu l'éventail des salaires. Il est plus aisé d'être audible dans son aspiration humaniste lorsque cet éventail est dans des proportions de un à sept que de un à cent cinquante...

Enfin, et cela contribue à cuirasser l'exemplarité, il est déterminant pour le patron de considérer l'humanité de « l'autre », quel qu'il soit, égale à la sienne. Dans l'entreprise domine bien sûr une hiérarchie du pouvoir et de la décision ; en revanche, l'humanité ne peut faire l'objet d'aucune gradation. C'est là encore le principe d'égalité propre à la République et que trop de patrons, infatués, mégalomanes, narcissiques, négligent. Or un patron n'est rien, il n'existe même pas sans la somme des collaborations que créent son entreprise.

« Si l'exclusion peut expliquer la désillusion et la volonté de radicalisation religieuse, elle ne peut justifier ni la barbarie ni l'inexplicable. Si nous ne pouvons comprendre le pourquoi, nous devons nous pencher sur le comment. Comment en sommes-nous arriver là ? Comment en sortons-nous ? Comment éviter qu'une génération de nos jeunes ne se sacrifie pour une cause qui n'est pas la sienne ? Comment le lui expliquer ? Comment expliquer que leur Dieu n'est en rien une divinité païenne assoiffée d'un sang humain purificateur ? Que leur Dieu est Amour et paix ? », considérez-vous. Comment l'entreprise peut-elle prendre part à cette responsabilité ? Et, par des comportements discriminants, la violence des rapports sociaux, la précarité des emplois, n'a-t-elle pas elle-même contribué à cette marginalisation et cette exclusion ?

Tout de ce que l'entreprise doit accomplir est dans l'intention, le faire et la manière de faire. Et certes la situation financière conditionne les actes, mais elle est totalement indépendante de cette manière de faire. Ainsi l'entreprise peut congédier un collaborateur, mais elle a pour exigence, quels que soient son contexte économique et les fameux indicateurs - transformés en objectifs par la dictature de la financiarisation -, de le faire avec humanité, responsabilité, accompagnement. Et justice. Le « bien vivre ensemble » dans l'entreprise, c'est aussi la façon dont celle-ci pilote les séparations.
La création de valeurs, qui est le propre de toute entreprise, ne se limite bien sûr pas aux valeurs pécuniaires ! Et parmi ces valeurs, celle de servir les enjeux du territoire est au moins aussi essentielle. Car c'est dans ce territoire que vivent les familles des collaborateurs, et cet attachement géographique et de proximité, qui s'exprime dans et au-dehors de l'entreprise et confère à cette dernière sa véritable dimension sociétale, nourrit le sens non seulement de l'entreprise elle-même mais aussi celle de l'entrepreneur.

Nombre d'entrepreneurs ont éprouvé la responsabilité de ne pas se rémunérer pour assurer la paye de leurs salariés, pour maintenir en vie le corps social et ses compétences, pour sauvegarder des savoir-faire. Et cela, autant par pragmatisme que par humanisme. Imagine-t-on un manager du CAC 40 procéder de la sorte ? Cette problématique des « valeurs à créer » ramène d'ailleurs à un imbroglio fondamental : il n'existe pas de « droit des entreprises » - à distinguer de celui des sociétés -, et les « parties prenantes », pourtant parfaitement identifiées, ne font l'objet d'aucune traduction juridique. Ce qui est fort préjudiciable à la compréhension de ce qu'est l'entreprise. C'est ce qui fait dire à bon nombre que son seul objectif est de faire des bénéfices. Ce qui est totalement faux ! Ces bénéfices sont un indicateur, un moyen et non une finalité. Tout comme nous respirons pour vivre et ne vivons pas pour respirer, l'entreprise a besoin de résultats pour se renforcer et se pérenniser. Pour autant, il ne s'agit pas de confondre humanisme et niaiserie. Le monde de l'entreprise a ses règles qui ne sont pas de même nature que l'angélisme.

Abdénour Ainseba

La démocratie française est malade, le cénacle politique français est moribond, les citoyens sont désarçonnés voire abandonnés à eux-mêmes. Et l'entreprise est un terrain d'expression, d'exercice et même d'incarnation politiques - au sens de la Res publica. Dans ce contexte, quelles responsabilités l'entreprise (en tant que corps social) et l'entrepreneur doivent-ils accepter d'endosser ? Sous quelles formes - et dans quelles limites - ces responsabilités doivent-elles être instaurées ?

L'entreprise a un rôle politique à exercer parce qu'elle évolue dans une société occidentale et capitaliste fondée sur l'économie marchande. Or qui d'autre que l'entreprise constitue le cœur de cette dernière ? Le XXe siècle s'est laissé envahir par une certitude qui en réalité s'est révélée fallacieuse : la somme des intérêts individuels assurerait l'intérêt collectif, l'État étant chargé d'orchestrer ce dernier. Finalement, la responsabilité de création de valeur a été déléguée à l'entreprise, et donc celle de la mise en œuvre de cette création de valeurs aux chefs d'entreprise eux-mêmes, en symbiose avec l'État et les pouvoirs publics. Charge à eux d'accepter ou non ladite responsabilité. Voilà la dimension « politique » de l'entreprise, dès lors qu'on souscrit à un libéralisme éclairé, c'est-à-dire « cadré » afin de garantir les principes républicains d'égalité, de justice, et de vivre-ensemble.

Et cette dimension politique emprunte de nombreuses voies. En premier lieu celle de payer « normalement » ses impôts, grâce auxquels elle bénéficie d'un cadre - transports, services, formation, prise en charge médicale, etc. - d'exercice envié dans le monde entier, et dans le prisme desquels elle donne l'exemple et le sens auprès de ses salariés. Or à quoi assistons-nous ? Dans des grandes entreprises, à des montages et des dépaysements fiscaux qui leur permettent de ramener leur taux d'imposition en moyenne à 6 %. N'est-ce pas un scandale, venant d'entreprises qui clament haut et fort leur engagement citoyen et sociétal ?

Comment peut-on exploiter les richesses d'un territoire sans rendre à ce dernier ce qu'on lui doit ? De quel droit vampirise-t-on les ressources dont on tire de très substantiels profits ? Faut-il alors s'étonner de l'image, déplorable, des patrons au sein de l'opinion publique ? Les patrons « responsables », notamment de PME, ont le devoir de faire connaître les actions, souvent extraordinaires, qu'ils déploient et qui donnent tout leur sens aux mots politique, humanité, utilité.

La frontière distinguant « les » expressions de la politique - citoyenne, sociétale, idéologique, partisane - est ténue. Au sein même de l'entreprise, les « nobles » exercices - principes, management, stratégie - nourrissent, même indirectement, des convictions intellectuelles et morales qui elles-mêmes trouvent un réceptacle idéologique et partisan. Est-ce le cas de l'action que vous déployez au sein de votre société et dans le cadre de vos responsabilités associatives ? Vous sentez-vous investi, par exemple, d'œuvrer à faire barrage à la crédibilisation de l'idéologie Front national qui, statistiquement, fait écho chez un quart voire un tiers de vos salariés ?

Oui, cette préoccupation fait partie de mon engagement. Le vote des extrêmes a pour moteur la méconnaissance et la peur de l'autre, et si le dirigeant développe dans son entreprise un comportement et un management propres à désamorcer ce réflexe et à favoriser un certain bien-être, il est aussi dans sa responsabilité spiritualiste et humaniste - et cela est d'une autre valeur que de s'impliquer dans des associations de diversité et, en parallèle, d'échouer à appliquer « chez soi » ces principes de base. Attention toutefois à strictement protéger cette noble exigence de toute ambition, nuisible, d'être aimé de ses collaborateurs.

Œuvrer à distiller auprès de ses collaborateurs le sens de « s'engager » - c'est-à-dire à être responsables, audacieux, mobilisés... et reconnus - dans leur travail, c'est aussi, et dans les mêmes dimensions, les encourager à « s'engager » dans la vie publique. À l'époque des absentions électorales records, c'est déjà une petite victoire...

Le « cas » Front national me met mal à l'aise. Soit on le considère antirépublicain et alors hors la loi, soit il est totalement intégré dans le paysage politique et donc, de facto, républicain... Le premier des échecs politiques aujourd'hui, c'est l'abstention. Or s'abstenir dans le débat public et s'abstenir dans l'exercice de son emploi ont bien des points communs.

Au sein d'IT Partner, nous appliquons le principe de « performance globale », qui considère que l'accomplissement de l'entreprise est un subtil équilibre des performances financière, économique, sociale, sociétale, environnementale et territoriale. L'implication de l'entreprise dans des actions altruistes - Sport dans la ville, Foyer Notre-Dame des sans-abri, l'Adapt (Association pour l'insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées) et d'autres pour l'équivalent annuel d'environ 1 % du chiffre d'affaires sanctuarisé dans un récent accord d'intéressement - peut insuffler, dans le quotidien de leur emploi, un petit supplément d'âme aux collaborateurs qui y sont sensibles, car ils prennent conscience que des valeurs peuvent être communes à l'entreprise et au salarié, à l'entreprise et à la société. Et cette création de valeurs communes occupe, dans la hiérarchie des priorités de l'entreprise, une place très élevée.

L'entreprise n'est pas « que » objet de rémunération, elle doit être aussi terrain de « construction humaine » et d'accomplissement de soi, y compris - et surtout ? - vis-à-vis de ce qui « fait » société. Lorsqu'elle fut l'une des premières à transformer sa flotte automobile en véhicules électriques puis à installer des bornes de recharge et à alimenter ces dernières par l'emploi d'énergie verte renouvelable, quelle ambition l'entreprise poursuivait-elle ? Certainement pas des gains financiers, car le retour sur investissement prendra quelques décennies ! Non, elle voulait, à son modeste niveau, « donner l'exemple », principalement en interne. Voilà, nous faisons « peu », mais nous essayons de faire, et surtout « ensemble ».

Vous êtes administrateur de Réalités du dialogue social (RDS) et vice-président du Ceser en charge de la Commission Europe. Dialogue social et Europe : avez-vous délibérément choisi deux des enjeux les plus discrédités et les plus appauvris en France ? Comment l'un comme l'autre peuvent-ils régénérer ce qui déserte pour le premier l'entreprise, pour le second le citoyen : le sens ?

Il est fondamental, pour la performance même des entreprises, que le dialogue social fasse l'objet d'une refonte en profondeur et qui n'ignore aucun tabou. Représentativité bien sûr, conditions de légitimité des syndicats évidemment, mais aussi financement. La classe politique est parvenue à clarifier les modes de financement public des partis, indexées sur les résultats aux élections. Pourquoi ne fait-on preuve d'aucune imagination dans le domaine du dialogue social ? Il est capital de sortir des traditionnelles méthodes absconses voire moralement délictueuses, et d'opter pour des systèmes de calculs transparents, logiques et compréhensibles de tous.

Par exemple, comme c'est le cas pour les partis politiques, proportionnés à l'ampleur des victoires ? Nous nous heurtons à des guerres de position et à des gabegies qui entretiennent le statu quo le plus opaque. Et disposons-nous bien des « bons » représentants pour négocier ce crucial virage et pour créer les conditions d'un dialogue social « équitable », fruit de débats contradictoires et de divergences qui savent se rassembler pour mettre en œuvre une vision partagée de l'entreprise ? Pierre Gattaz n'est pas un porte-parole représentatif des 230 000 dirigeants de PME, et sa conception quelque peu étriquée du monde patronal, des composantes du dialogue social, et de la vocation même de l'entreprise, n'est pas propice.

L'attention conférée au dialogue social dans le monde de l'entreprise est finalement symptomatique de la place accordée plus largement au dialogue dans la société...

Il est caractéristique que rien de ce qui constitue le ferment du dialogue social : le management de la communauté de travail, ne soit jamais enseigné dans les études supérieures - il devrait l'être même dès le secondaire - ou pris en compte lorsqu'on crée une entreprise. Les investisseurs et banquiers sont focalisés sur des business plans et des plans de trésorerie à trois ans que tout le monde sait illusoires, mais personne ne prend en considération les compétences de management et de gestion du dialogue social. Or ce dialogue social, sait-on tous que son déficit pèse pour 40 milliards d'euros chaque année dans l'économie française ?

Quant à l'Europe, existe-t-il idée plus extraordinaire que de voir des peuples qui se sont entretués pendant des siècles décider de créer un destin commun ? Simplement, l'heure est au franchissement de nouvelles étapes, aussi sensibles que décisives, pour formaliser ce destin. Les 50 États d'Amérique ont donné l'exemple, de 1787 à 1959, de l'enjeu, crucial, du regroupement ; l'Europe est bien davantage que notre « avenir » à long terme : loin d'être un problème, elle est l'opportunité, elle est notre « solution » à court et moyen termes. Il n'est plus tolérable que la politique étrangère, la défense, le droit social, la fiscalité soient traités isolément. Comment bâtir un destin commun à coups de dumping social, de paradis fiscaux, et de cacophonie ou d'illisibilité diplomatiques ? Les fruits de cette harmonisation auraient d'ailleurs pour intérêt collatéral de légitimer les raisons de défendre quelques précieux périmètres de souveraineté, comme ceux de la langue ou de la culture, sans jamais s'approcher du spectre nationaliste qui a pris la Hongrie au piège ou qu'entretiennent les partis d'extrême-droite.

Harmoniser donc, mais aussi simplifier et clarifier, et enfin, pour les élus, cesser d'instrumentaliser les instances européennes lorsque cela permet de maquiller l'échec de leur propre politique domestique. L'immense majorité des lois et des règlements provient de l'Europe, et ce sont les plus hauts représentants politiques - présidents de la République ou du conseil, chanceliers, premiers ministres, etc. - qui font vivre le Conseil de l'Europe : il est temps de l'assumer, et ainsi de répandre au sein des populations le respect et le goût de l'Europe. A-t-on d'autre choix que de raisonner « demi-milliard d'individus » et donc marché véritablement commun - le premier au monde - si l'on veut exister face à la déferlante asiatique ? Ce n'est que collectivement que nous pouvons nous mesurer équitablement à nos partenaires d'extrême-orient ou d'Amérique du Nord, qui d'ailleurs redoutent plus que tout l'accomplissement réel de l'union. Même l'Allemagne, seule, ne peut rien. Nous avons tous un besoin viscéral les uns des autres. Y compris de la Grèce, dont l'histoire, la culture, le patrimoine sont constitutifs de l'identité judéo-chrétienne de l'Europe. L'Europe est notre avenir. Elle est même notre seul avenir.

De l'éducation à l'enseignement, de l'action des pouvoirs publics à celle des autres institutions - politiques, religieuses, associatives, etc. -, quels chantiers majeurs faut-il ouvrir qui revitalisent un « vivre-ensemble » aujourd'hui déliquescent ? A quelle idéologie politico-économique, à l'accomplissement de quel idéal d'entreprise et de société, l'entrepreneur, le citoyen, le père, et le fils d'immigré que vous êtes aimeraient-ils finalement contribuer, qui exauce l'exigence de responsabilité, de sens et d'utilité ?

Je suis un homme d'entreprise. Mon idéal, c'est la République. Chaque fois que, dans mon parcours personnel et professionnel, j'ai été amené à mettre en doute des situations de liberté, d'égalité, ou de fraternité, la République m'a apporté les réponses. Et aussi bien la famille où l'on éduque, l'école où l'on enseigne, l'entreprise où l'on travaille, que la société où l'on s'exprime, doivent être des terrains fondamentalement républicains, qui donnent à la liberté, à l'égalité et à la fraternité les conditions d'être concrétisées. Sous le vernis de la civilisation, la barbarie couve et se tient en embuscade. Souvenons-nous de ce qui a amené à la « Solution finale ».
Chaque citoyen a le devoir d'être un garant, mieux : un militant et même un révolutionnaire de la liberté et de l'égalité, mais aussi de cette si précieuse fraternité que les millions de Français réunis les 9 et 10 janvier ont illuminée au-delà de tout ce que nous pouvions imaginer. L'utopie d'hier est la réalité d'aujourd'hui. La mienne est que les entreprises - et à travers elles non seulement les patrons mais aussi l'ensemble des parties prenantes - s'inscrivent dans cette exigence. Oui, l'entreprise est libre de déterminer sa stratégie, son management, sa culture, ses valeurs et même ses clients ; oui, elle a le choix d'exiger en interne et vis-à-vis de son écosystème, d'être égale, oui elle peut tout mettre en œuvre pour que la fraternité ne soit pas un vain principe. À condition de raisonner ensemble plutôt qu'isolément, de cultiver toutes les formes possible d'alliance du niveau le plus local à l'échelon européen, de favoriser le formidable esprit d'entreprendre propre aux Français. Mon rêve est que tout citoyen puisse vivre de son travail. La situation de millions de Français travailleurs pauvres démontre que notre système est en échec et que la promesse de la république n'a pas été tenue.

Ce qu'« est » aujourd'hui la nation - ethnique, sociale, politique, identitaire, entrepreneuriale - française vous donne-t-il les raisons d'espérer accomplir ce vœu ?

De même que mon entourage me qualifie de Français épris d'Europe, de chef d'entreprise engagé selon la tradition du patronat humaniste lyonnais, de rugbyman ou de motard... mais rarement de musulman, les médias et politiques doivent objectiver leur regard. Le peuple français est un, et sa riche spécificité est d'être une mosaïque de couleurs et d'histoires. Cette unicité, toute personne qui cherche à la fragiliser et à la fracturer doit être bannie. Personne n'a le droit de diviser le peuple français autour de problématiques sociales, générationnelles, culturelles, sexuelles, de genre ou de handicap. Rien ne doit porter atteinte à la fierté d'être Français, et pour cela ce qui relève de la sphère privée - religion, etc. - doit y demeurer et se subordonner aux lois de la République. Œuvrons à ce qui nous lie plutôt qu'à ce qui est susceptible de nous éloigner les uns des autres ! Bien vivre ensemble, avoir conscience que l'on a besoin de chaque « autre », est à cette condition.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 13
à écrit le 19/05/2015 à 14:57
Signaler
Merci à Acteurs de l'économie pour cette belle interview d'Abdenour Ainseba La fraternité inscrite en notre République, en troisième place dans notre devise après la liberté et l'égalité, doit aujourd'hui prendre la première place. C'est la conditi...

à écrit le 14/05/2015 à 1:45
Signaler
je partage entièrement le point de vue de cirta du 7 mai. Comment ce monsieur peut il ostraciser des français en l'occurence les harkis. Ces derniers sont français par le sang versé il ferait bien se rappeler que le mouvement des Beurs démarré à Lyon...

le 19/05/2015 à 22:34
Signaler
Bonjour Honoré, Nous n'avons pas la même interprétation de cet article sur plusieurs points : - Il n'y a pas de stigmatisation des Harkis, simplement un rappel que leur statut particulier les obligent à ne pas avoir la même attitude quant à la...

à écrit le 13/05/2015 à 18:04
Signaler
J'ai l'impression de lire l'actualisation d'une pièce de théâtre moyenâgeuse mais par une autre troupe qui s'attache à une lecture passéiste d'une certaine spiritualité au lieu de l'interroger. Prise de recul où es-tu? Un article si long devra...

à écrit le 12/05/2015 à 9:53
Signaler
Un article très profond. Je vais l'imprimer et le lire attentivement. Merci Jean-Marie

à écrit le 08/05/2015 à 20:13
Signaler
@ ChLem: le catholicisme aussi était politique; jusqu'en 1905 (en France). Les curés avaient la haute main sur le comportement de leurs fidèles, ils raisonnaient suivant le Nouveau Testament et les Paraboles... On fait mieux maintenant, on raisonne s...

à écrit le 07/05/2015 à 13:45
Signaler
L'islam est politique et est en contradiction totale avec la république et les règles républicaines même si on aurait souhaité le contraire. Dire que l'on peut exercer l'islam que à la maison, comme ce monsieur, est complètement faux et utopique. Le ...

à écrit le 07/05/2015 à 12:27
Signaler
Bravo pour l article. Ca change. Dommage qu il n y ait pas plus de gens comme lui (et pas que parmi les immigres). C est bien dommage qu il ne soit pas plus connu et que la reference pour un "arabe qui a reussit" soit un amuseur type djamel Debousse ...

à écrit le 07/05/2015 à 12:10
Signaler
Les journalistes de la presse "tout va bien en France" arrivent à dénicher des exemples comme celui de ce monsieur, c'est à peine croyable. Dans mon quotidien, les propos et le paysage qu'on voit et entend c'est tout une autre paire de manche, bien p...

à écrit le 07/05/2015 à 11:49
Signaler
Article remarquable, Abdénour Aïnsema est une personnalité exceptionnelle. J'ai apprécié sa défiance envers les opportunistes qui se sont engouffrés dans les "métiers" issus du concept mal stabilisé de "promotion de la diversité". 2 réserves tout...

à écrit le 07/05/2015 à 11:48
Signaler
On rappellera à la personne qui fait un distingo discriminatoire pour les harkis..D'une part en etant Français en arrivant,ils n'etaient pas des immigrés...D'autre part il y a les bons immigrés et les harkis..Il est vrai que tous ceux qui ont voulu r...

à écrit le 07/05/2015 à 11:41
Signaler
M. Abdénour Aïnséba est musulman comme je suis catholique !! Cet homme au discours tolérant n'a certainement pas lu le Coran et les hadiths qui sont les fondements de l'Islam ! Dommage sinon il dirait qu'il est républicains mais pas musulmen !

à écrit le 07/05/2015 à 9:58
Signaler
un seul mot Merci .Pour les questions et la profondeur des reponses

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.