Manuel Patrouillard : « L'humanitaire converge vers le lucratif »

Son expérience dans le privé, passé par HEC et le groupe Bouygues, Manuel Patrouillard la met désormais au profit d’Handicap International. Nommé directeur de l’ONG en avril, l’entrepreneur lyonnais engagé s’est fixé comme objectif prioritaire de multiplier les ressources de financement de l’association notamment auprès des nouvelles générations et surtout des entreprises, afin de répondre aux nouveaux enjeux mondiaux.
Manuel Patrouillard, directeur d'Handicap International

Acteurs de l'économie : Vous occupez le poste de directeur général de la fédération Handicap International depuis avril. Parallèlement, les équipes ont emménagé, récemment, dans un nouveau siège. Ces deux événements marquent-ils la fin d'un cycle et donc, une évolution de l'association ?

Manuel Patrouillard : Cela résulte surtout de l'ambition portée, depuis quelques années, par le conseil d'administration et l'ensemble des équipes dirigeantes d'imaginer, de définir et construire une nouvelle page pour Handicap International. A l'origine, en 1982, ce sont des médecins qui ont créé l'association, révoltés contre des personnes en situation de handicap non prises en charge sur la frontière cambodgienne. Mais ces médecins, malgré leur compétence, leur volonté, leur énergie et créativité extraordinaire, n'ont jamais été formés à gérer des organisations complexes, et se sont retrouvés devant une équation dont ils n'avaient plus la solution. La question de l'après fondateur s'est posée en 2010. S'en est suivi la construction d'un directoire composé d'un comité exécutif, puis de la recherche d'un profil orienté manager d'entreprise lucrative animé par une dimension sociale.

Vous avez le profil d'un entrepreneur aux antipodes de celui d'une l'ONG puisque vous avez été formé à HEC, et avez longtemps évolué dans le privé, au sein des groupes Bouygues et McKinsey. Avant de prendre la direction intérimaire d'Aide et Action France Europe en 2013. Pour quelle(s) raison(s) est-on venu vous chercher ?

L'association était face à une complexité d'organisation. La fédération Handicap International, telle qu'elle a été construite, regroupe huit associations dans le monde (installées en Belgique, Suisse, Angleterre, France, Hollande, Allemagne, au Canada et aux Etats-Unis, NDLR) de collectes, de plaidoyer et de présence avec pour chacune, une gouvernance propre. Avec la fédération, cela représente neuf gouvernances, autant de conseils d'administration et d'assemblées générales, l'ensemble intégré et aligné dans une stratégie commune. Sans oublier, nos collaborateurs et bénévoles répartis dans 60 pays. Pour le conseil d'administration, il leur fallait donc un profil connaissant et pratiquant cette complexité depuis des années.

Votre feuille de route pour l'association porte, entre autres, sur une stratégie de croissance, et la mobilisation des énergies et des talents. Comment allez-vous la mettre en œuvre ?

Nous avons dépassé pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale le nombre de déplacés dans le monde, avec plus de 50 millions de personnes contre 45 il y a 70 ans. Les besoins ont explosé. Partant de ce constat, notre volonté est de grossir pour pouvoir y répondre. C'est notre mission. Mais grossir implique une recherche de nouveaux financements, des alliances et une organisation différente. Au-delà de la boîte à outils permettant de réaliser cette croissance, le besoin est de faire fonctionner un carnet d'adresses pour trouver des compétences sur des métiers où nous ne sommes pas mais aussi trouver des financements auprès de nouveaux partenaires. C'est l'une de mes missions.

Manuel Patrouillard, directeur handicap international

Le budget annuel d'Handicap International s'élève à 140 millions d'euros dont la moitié provient de la collecte institutionnelle. Le reste relève du privé. Que représente l'apport des entreprises ?

La collecte privée est le résultat, essentiellement, de donateurs individuels mais également, de plus en plus, d'entreprises qui nous financent par le biais de leur fondation notamment. Les fonds recueillis par les entreprises représentent la somme de sept millions d'euros. Un des mes objectifs stratégiques est de trouver des moyens nouveaux pour en mobiliser plus. Pour cela, nous avons un club d'entreprises, appelé Club 1 000, où des PME et ETI apportent la somme de 2 500 euros. L'objectif étant d'en atteindre mille. A dix ans, nous devrons être à un tiers de fonds issus des entreprises. Faut-il encore trouver les modalités de collecte.

Une étude du Crédoc datée de septembre montre que la solidarité n'a plus franchement la cote auprès des Français. Dès lors, comment redonner l'envie de l'engagement, du don et de la solidarité, et par la même occasion, augmenter le volume des donations ?

La proportion des donateurs individuels n'a pas tendance à augmenter, c'est un fait. Nous constatons un changement de paradigme sur la génération Y qui se projette de manière très différente dans la solidarité et le don. Elle a besoin d'être actrice, et ne peut simplement se dire « j'envoie mon chèque ». Elle veut faire fonctionner sa communauté, être valorisée, comprendre et voir ce qu'il se passe, allant probablement sur le terrain. C'est cette mobilisation communautaire et individuelle que nous devons susciter grâce à la révolution digitale. Si l'on regarde plus en détail, la génération Y a envie de contribuer et est plus positive vis-à-vis de la solidarité internationale. A nous de savoir les mobiliser. Tant que nous n'aurons pas répondu à cet enjeu, nous resterons finalement sur un ensemble de donateurs vieillissants et sur les manières traditionnelles de donner (mass marketing, envoi de courrier, prélèvement) voués à disparaître.

Le secteur humanitaire, non lucratif, utilise désormais les dispositifs du privé pour multiplier ses ressources. En parallèle, l'entreprise intègre davantage les questions sociétales en interne. Peut-on dire que ces deux mondes se rejoignent et s'écoutent enfin ?

En France, nous avons toujours tendance à opposer lucratif et non lucratif. Entre-temps est apparu l'entrepreneuriat social venu s'imposer comme un troisième monde. Pourtant, on se rend compte du véritable continuum entre ces mondes-là. L'entreprise va chercher de plus en plus de sens, de la mobilisation de ses forces vives, va essayer de travailler sur des thématiques de valeurs et d'éthique de manière à pouvoir se projeter le plus possible. En parallèle, les associations sont en recherche de financement face à des besoins qui augmentent. Donc aujourd'hui, le monde humanitaire a besoin de se professionnaliser, de trouver des ressources supplémentaires, et de converger vers le monde lucratif pour récupérer des ressources. Tous sont alors amenés à se parler et finissent pas devenir complémentaires. Nous sommes typiquement dans des problématiques qu'elles éprouvent et devons utiliser leurs outils pour augmenter la notoriété, la crédibilité de l'association et donc le taux de transformation de nos donateurs.

Manuel Patrouillard, directeur handicap international

Vous vous êtes fixé une règle à votre arrivée, en vous rendant sur le terrain chaque trimestre, au contact de vos équipes. Des équipes composées à la fois de bénévoles et de salariés. Deux publics différents mais au final pas si éloignés.

La tendance est de confondre salariés et bénévoles avec amateurs et professionnels. J'estime que l'on peut être bénévole et professionnel. Ici, nous disons aux bénévoles que nous avons des missions à hautes valeurs ajoutées sur lesquelles nous recherchons des compétences et un professionnalisme. Je pense qu'il est donc essentiel de passer par cette case, avant de prétendre pouvoir postuler à un poste. Si l'appétence est réelle, les opportunités d'embauches s'ouvriront. Et chez Handicap International, il y en a un certain nombre puisque nous recrutons en permanence des personnes pour des missions de terrain. Par exemple, nous accélérons celle au Kurdistan, et sommes passés d'une équipe d'une quinzaine de personnes à plus de 70. A ce jour, 300 bénévoles forment le noyau d'Handicap International France mais nous pouvons monter jusqu'à 1 000 pour des opérations exceptionnelles. De plus, nous comptons 3 200 salariés dans le monde.

Les zones de conflits dans le monde sont encore très nombreuses aujourd'hui et les guerres de plus en plus technologiques. Dans ces conditions, est-il plus difficile d'intervenir auprès des populations qu'il y a trente ans ?

On observe qu'au quotidien la sécurité est devenue un enjeu majeur. Une problématique que nous avons toujours su appréhender se traduisant par une gestion très fine des personnels sur place, amenant parfois à des retraits, à des nationalités qu'il ne faut pas positionner sur certains territoires, et surtout à une grande confidentialité. Mais les derniers événements nous amènent à renforcer davantage notre politique et nos dispositifs. Par ailleurs, les zones d'intervention sont plus complexes. Si l'on prend le théâtre palestinien, c'est une guerre qui a duré deux mois contrairement aux projections. Nous pensions que les cessez-le-feu sur le terrain seraient de 48 heures finalement, ils ont duré quatre heures. Il a donc été très compliqué de venir en aide aux populations.

Handicap international sur le terrain

Face à la raréfaction de l'argent public, l'association a-t-elle vocation à pallier au retrait des Etats dans certaines zones dans lesquelles vous intervenez ?

Nous ne sommes jamais positionné comme tel et nous ne le ferons jamais. Notre objectif est de construire des capacités et une réponse gouvernementale. Nous n'avons pas à réaliser le travail des Etats, qui doivent prendre leurs responsabilités. Parfois, ils le font très bien. La vocation d'Handicap International n'est pas de rester sur les théâtres d'opérations mais, la réalité fait que nous y restons plus longtemps puisque nous choisissons des pays compliqués avec un indice de développement bas, et des causes les moins communes. Nous devons donc nous projeter dans la durée bien que l'objectif reste la construction de compétences. On essaye de proposer des solutions suffisamment larges dans le pays dans lequel nous intervenons pour qu'à un moment donné, nous puissions en partir en ayant résolu un problème de fond.

Vous succédez à Jean-Baptiste Richardier, cofondateur et directeur de l'association pendant trente ans. Il ne quitte pas la maison puisqu'il prend la direction de la nouvelle Fondation Handicap International. Comment, dès lors composer votre rôle de directeur avec votre prédécesseur ?

Je compte sur son aide ainsi que sur l'ensemble des autres fondateurs, en fonction des besoins. Nous avons réfléchi à cette succession dans cet état d'esprit en mettant en œuvre des garanties pour que cela fonctionne parfaitement. Et l'une des garanties c'était qu'il n'y ait aucun doute sur la responsabilité et sur l'autorité qui m'incombe. S'il y a un problème c'est collectivement que nous devons le résoudre. Plus on est nombreux, plus la réponse sera riche. Cependant, la décision finale m'appartient.

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