La leçon de Sam Braun

La force de pardon de Sam Braun est incontestable. Dans son ouvrage Personne ne m'aurait cru, alors je me suis tu, l'auteur retrace son histoire de la Shoah. Une vraie leçon.

Il y avait Si c'est un homme puis La trêve, de Primo Levi, Etre sans destin d'Imre Kertész, Le Grand Voyage de Jorge Semprun, Le pianiste de Wladyslaw Szpilman, Au sanctuaire des œuvres fondamentales s'est jointe cette confession de Sam Braun. Essentielle. Capitale. Moins - même si chaque douleur est unique - pour la narration de la déportation, bien sûr bouleversante et édifiante mais abondamment traitée dès 1947 et la publication, alors confidentielle, de l'œuvre maîtresse de l'écrivain transalpin, que pour le « travail de mémoire » entrepris par l'auteur. Un « travail de mémoire » au nom duquel cette mémoire se mue en projet et œuvre pour le futur, préféré au « devoir de mémoire », immobile, volontiers sclérosant et inhibiteur. Ce travail, Sam Braun l'a d'abord fécondé dans le mutisme et l'emmurement des affres subies, puis l'a fait germer dans la révélation à ses proches, enfin l'a fertilisé dans le témoignage, répandu auprès de dizaines de milliers de collégiens et lycéens. Personne ne m'aurait cru, alors je me suis tu (Albin Michel) forme une impressionnante concentration d'enseignements, aux plantureuses ramifications qui se répandent dans les sillons de chaque conscience. Elles interrogent et bousculent. Comme la Bible y parvient chez les croyants.

Les premiers enseignements portent sur la nature de l'homme, ici révélé dans les extrémités les plus improbables de ses dispositions. Coupable de la barbarie ultime : l'acte de déshumanisation, fondé sur le déni de l'existence de l'autre, sur son affiliation à la caste de sous-homme (Untermensch), sur la dépersonnalisation. Pire : sur son absence. Son vide.
« Nous n'étions pas considérés par les Nazis comme des animaux. Car les animaux ont un statut, celui de l'espèce à laquelle ils appartiennent. Un chat est un chat. Nous, nous n'étions rien ». Y compris aux yeux des miliciens français lorsqu'ils cloîtrèrent, vivante dans son appartement, sa grand-mère. Capable du pire, mais aussi du courage le plus inouï, « éclairant alors les nuits » de l'auteur. Ainsi ces Tchèques, debouts sur un pont enjambant une voie de chemin de fer, qui, malgré le mitraillage des gardiens allemands, jetaient du pain dans le convoi des prisonniers décharnés, des fantômes « qui bougeaient encore ». « On avait l'impression que le pain venait du ciel, et que la terre était un tombeau ». Et de confier qu'un tel événement l'aurait réconcilié avec les êtres humains s'il avait désespéré d'eux.
L'entretien, conduit avec sagacité par Stéphane Guinoiseau, explore dans ses plus subtiles anfractuosités les ressorts de l'homme. Le ferment et l'expression de la peur ; l'impossibilité, pour celui enterré dans la pire des inhumanités, d'être « en » solidarité ; les vertus cathartiques du rêve et de l'imaginaire, quelque peu schizophréniques mesurées à la réalité mortifère, qui constituèrent un refuge salvateur pour Sam Braun autant qu'un sarcophage nostalgique pour certains de ses compagnons, notamment lorsque la faim se faisait si insupportable qu'elle fit écrire à Tadeus Borowski « qu'un être humain peut alors regarder un autre être humain en se disant que c'est quelque chose de comestible » ; les méandres de la résurrection et d'une traversée régénératrice qui, chez Sam Braun, empruntèrent la dérive alcoolique, « passage obligé pour mourir à une vie et renaître à une autre ». On découvre aussi une France honteuse, enfermée dans sa cécité et sa surdité, qui accueillit les rescapés des camps dans une indifférence, une suspicion, même un mépris invraisemblables. « Un vide incroyable. Une froideur sibérienne. Les gens nous regardaient sans nous voir, leurs regards me transperçaient. Je n'étais rien pour eux ». Une France confrontée à ses démons, et qui inspira le titre de l'ouvrage.

Impressionnante est la dissection de la culpabilité, de l'espérance, du silence, du pardon. La culpabilité est protéiforme. C'est d'abord celle de la « chance », celle d'être épargné dès la fameuse « rampe de sélection » d'où il vit, pour la dernière fois, ses parents et sa petite sœur, celle d'échapper à l'irrationnel des exécutions sommaires, celle de disposer d'une santé ou de ressources qui l'isoleront de la cohorte des « musulmans » condamnés « parce qu'ils ont perdu l'espérance », celle d'être préservé par un officier de la Wehrmart s'opposant à un soldat SS, celle d'être sauvé par un médecin, futur doyen de la faculté de Strasbourg, un « humaniste » que, par peur d'exhumer chez lui et en lui-même la mémoire des exactions, il aura la « lâcheté » de ne pas remercier.
Le silence construisit la survie de Sam Braun, dans les décennies qui suivirent la claustration. Peut-être le rejet de ce silence, la précipitation de dire et d'écrire aussitôt après la Libération, participèrent au suicide de Primo Levi « et à celui, de manière plus insidieuse », d'autres rescapés. La parole, comme l'alcool et la dépression furent libérateurs, mais le silence cimenta son redressement, car il conditionna une lente et progressive cicatrisation qui, « loin de disparaître avec les années, reste en relief comme une chéloïde, démange parfois, saigne à d'autres moments, pleure assez souvent ». Ce silence lui offrit de « sortir du camp », de ne pas vivre « en permanence avec la mort », de ne pas succomber à « l'appétit de malheur » décrit par Albert Camus dans Le Premier Homme, de ne pas s'inféoder aux syndromes de la sacralisation ou de la « victimisation ». « Je ne suis ni la victime ni le héros d'une histoire malheureuse. Avoir été déporté ne nous donne aucun droit, mais nous impose, au contraire, des devoirs ». Cette conscience du devoir provoquera, une quarantaine d'années après son retour de Buna-Monowitz, le basculement du silence au « dire ». La métamorphose fait irruption un matin, en se rasant. Face au miroir, il prend conscience qu'il est un « vieil homme, plein de rides et de poches sous les yeux », qui a « honte de sa lâcheté » : celle de refuser de parler pour refuser de souffrir.
Plus tard, il constate que témoigner dans les collèges et les lycées, puis dans cet ouvrage, l'a définitivement sorti des camps.

L'espérance le maintint en vie. L'espérance est demain et au féminin, quand l'espoir est aujourd'hui et au masculin. « Elle est capable de créer une heure de plus, comme une femme est capable de donner la vie. L'heure ainsi gagnée s'ajoute à une autre heure, et toutes ces heures finissent par faire des jours, ces jours des semaines, ces semaines des mois. Jamais cette espérance ne m'a quitté. Jusqu'au dernier jour. Là, j'ai voulu mourir. Je n'en pouvais plus ». Cette espérance, il s'y réfère pour réagir à une société et à un humanisme aujourd'hui affaiblis, maltraités, et pour exhorter l'Homme à « se réveiller un jour ».
Enfin, Sam Braun consacre un long chapitre à la sanctuarisation du pardon - qui lui-même peut être culpabilisant, voire honteux -. Il expurge sa conscience de toute vengeance, synonyme d'appropriation et de répétition, par lui-même, de la même action « déshumaine » perpétrée par les tortionnaires sur ses parents et sa sœur ; « Nous serions, à notre tour, devenus des bourreaux, et aurions perdu notre humanité ; or là, je pense être sorti vainqueur de l'effroyable épreuve. Avec moi, les bourreaux ont perdu », assure-t-il. Il est lavé de toute haine - il ne supportera pas qu'à la Libération des soldats allemands soient frappés sous ses yeux, comme offerts en victimes expiatoires et réparatrices -. Ce chapitre concentre toute la quintessence de l'humanité de Sam Braun et de son cri en faveur de la tolérance, du respect, du « vivre ensemble », il pénètre et bouscule le lecteur dans ce qu'il a de plus vulnérable. « Le pardon, s'il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l'impardonnable, l'inexpiable, et donc faire l'impossible. Pardonner le pardonnable, le véniel, l'excusable, ce n'est pas pardonner ». Cette pensée du philosophe Jacques Derrida, Sam Braun en a fait la racine de sa renaissance. Il n'élude aucune des interrogations exposées par Jankélévitch, Claude Lanzmann, Jacques Bialot, Ruth Klüger, qui, pêle-mêle, considèrent le pardon comme une offense à l'égard des victimes, circonscrivent les conditions « acceptables » du pardon, conditionnent le pardon à un « oubli » préalable impossible et de toutes façons ordurier, accordent aux seules victimes la possibilité de pardonner. Sam Braun réplique. Le pardon sonne la défaite finale de ses tortionnaires, il participe à sa propre cautérisation, le met en paix avec lui-même, autorise un « après », donne sens et utilité au drame. « Le pardon est un cadeau que l'on se fait à soi-même ». Ce pardon participe à son voyage restaurateur, son voyage avec lui-même en 1995. Là, à Auschwitz, entouré de son épouse et de trois de ses quatre enfants, il juge le moment de parler et de pardonner opportun. Pour que chacun s'approprie une responsabilité : celle de devenir « passeur de mémoire ». Passeur de « toutes les mémoires » dès lors que, comme l'auteur, on souscrit équitablement à toutes les causes.
L'universalité du mal, Sam Braun la saisit lorsque, se préparant à devenir médecin dans les années 50, il partage ses journées avec Joe, un étudiant américain et noir. Il décide de faire effacer le tatouage de son numéro de déporté, ce matricule 167472 qui lui est alors devenu insupportable. Mais quelques heures avant de passer à l'acte, le visage de Joe qui, « lui », ne pouvait pas dissimuler l'objet de sa souffrance et de sa persécution dans une Amérique alors ségrégationniste, lui « ouvre les yeux. A ce moment, j'ai commencé à admettre ce que j'étais ». L'exorcisation passait par l'acceptation. Et ensemençait son futur projet éthique de sensibilisation, au nom duquel il s'attache « à déciller les yeux des hommes plutôt qu'à augmenter leur indifférence devant les injustices ». Son combat est contre l'injustice, « contre toutes les formes d'injustices », citant Paul Ricoeur, convaincu que « la victime d'un génocide est solidaire de toutes les victimes de tous les génocides du monde ».
Les confessions de Sam Braun irriguent ce qu'il qualifie de « pari humaniste ». Elles contribuent à lever, même faiblement, le voile sur une interrogation fondamentale : « Comment un homme ordinaire peut-il devenir bourreau ? ». Fondamentale, parce qu'au-delà du cadre si extrême de la Shoah, elle inspecte le quotidien personnel comme professionnel de chaque individu, soumis à l'ambivalence, aux contorsions, aux choix, parfois manichéens. La porte d'entrée à laquelle nous convie l'auteur est peut-être l'acceptation, par la communauté des hommes, de la perfectibilité de chacun d'entre eux. La condition pour appliquer le vœu de Jean-Paul Sartre : « On ne te demande pas ce qu'on t'a fait, mais ce que tu as fait avec ce qu'on t'a fait ». 

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