Peut-on changer le monde avec son assiette ?

En tête de cortège des mouvements qui font bouger l’agroalimentaire, le véganisme, par ses actions militantes et spectaculaires, comme par leur surreprésentations dans les rayons de la grande distribution, pourrait faire basculer le pouvoir du côté des consommateurs. Simple phénomène d'époque ou véritable lame de fond, est-on d'ores et déjà à l'origine de ce que sera l'alimentation de 2050 ? Éléments de réponse au cours de cet entretien croisé entre la philosophe Irène Pereira et la sociologue Sandrine Dubuisson-Quellier. Cet article s'inscrit dans le cadre du second forum Génération 2050, organisé par la Tribune avec Acteurs de l'économie, qui se déroule le 3 décembre 2018 à l'Opéra de Lyon.
La grande distribution s'intéresse de plus en plus au marché vegan.
La grande distribution s'intéresse de plus en plus au marché vegan. (Crédits : Elio Prophette)

Depuis quelques années, on constate une véritable évolution des choix de consommation vers plus d'éthique. Le mouvement végan - peut-être la conséquence d'une nouvelle conception de la relation entre l'Homme et l'Animal - semble en être l'illustration la plus flagrante. Diriez-vous pour autant que les choix de consommation individuels ont un impact politique ?

Irène Pereira : Il faut distinguer l'aspect individuel et l'aspect structurel. Les individus peuvent inciter au changement, mais ils sont limités par des contraintes sociales ou industrielles, telles que le pouvoir d'achat. Dans le cas précis de l'élevage et de la production de viande, ce n'est pas seulement par la consommation qu'on peut transformer toute une filière car les actes isolés n'atteignent pas la dimension structurelle incarnée, par exemple, par les infrastructures industrielles.

Sophie Dubuisson-Quellier : La consommation engagée est l'un des moteurs du changement de nos sociétés. Elle a joué un rôle important dans la façon dont plusieurs problématiques environnementales sont aujourd'hui devenues plus visibles dans l'espace public, qu'il s'agisse de la longueur des circuits de l'alimentation, de la question des pesticides, du gaspillage alimentaire ou, plus récemment, de l'obsolescence programmée.

Elle repose sur des impératifs moraux qui ne sont pas en adéquation avec nos sociétés basées sur la consommation. In fine, elle encourage, à petits pas, les pouvoirs publics à réorienter les pratiques des entreprises vers une meilleure prise en compte des enjeux collectifs.

Que pensez-vous du mouvement végan, qui consiste à boycotter les produits issus de l'exploitation animale pour marquer son attachement à la libération animale ?

Irène Pereira : C'est un mouvement qui prend exemple sur d'autres déjà observés dans l'histoire du militantisme. L'essayiste écologiste Murray Bookchin (Social anarchism or lifestyle anarchism, Edinburgh, Scotland, AK Press, 1995, NDLR) avait distingué "l'anarchisme de style de vie" et "l'anarchisme social". L'un attend de ses adhérents qu'ils modifient leur mode de vie, prenant le risque de priver le mouvement d'adhérents potentiels. L'autre cherche à transformer la société, les adhérents devant simplement être en accord avec les idées du mouvement pour se concentrer sur la remise en cause de la structure sociale.

Le problème du véganisme, c'est qu'il implique une adhésion à l'idée de libération animale mais également à un certain mode de vie.

Bien sûr, la mise en pratique du refus de l'exploitation animale s'accompagne d'un changement de consommation.

Sophie Dubuisson-Quellier : Je n'ai pas le sentiment que le mouvement végan appellent au boycott. Le boycott revient à stigmatiser momentanément un produit pour faire passer un message. Par exemple, si on appelle à boycotter une entreprise, il s'agit de cesser de consommer ses produits et d'en consommer d'autres. Ce mode d'action, en mettant en cause la responsabilité non seulement de l'entreprise mais aussi des consommateurs, permet de construire la réflexivité de ces derniers sur des sujets qui touchent la collectivité.

Dans le cadre du mouvement vegan, l'objectif est de cesser non seulement la consommation de la viande, mais aussi de tout produit d'origine animale. On est plus proche de la sensibilisation ou du lobbying, comme en témoigne l'action de l'association L214, spécialiste de la diffusion d'images chocs mettant en cause des élevages industriels et des abattoirs.

Le mouvement vegan a également recours au Naming and shaming qui consiste à dénoncer publiquement les pratiques douteuses d'une entreprise, et dans une moindre mesure, à mener des actions fortes de destruction de magasins et de boucheries.

Selon vous, existe-t-il un point de convergence entre la visée politique des consommateurs vegans et les intérêts économiques des entreprises ?

Sophie Dubuisson-Quellier : La grande distribution a toujours su s'adapter aux prises de position relatives à la consommation au sein de la société civile. A chaque fois, elle a réussi à tirer parti des critiques pour trouver de nouvelles niches marchandes en proposant du bio, de l'équitable, du vrac, du local puis du végan.

Paradoxalement, la grande distribution a plutôt intérêt à subir des critiques dans la mesure où elle peut les réinvestir dans de nouvelles opportunités commerciales.

Irène Pereira : Selon moi, pour que la chaîne de production soit changée par la consommation, il faudrait que l'immense majorité des consommateurs y adhèrent. Ça peut fonctionner si vous avez déjà développé un certain niveau de conscience. Mais l'adhésion à ce mouvement est contrainte par le coût plus élevé des produits végans, sans compter le caractère excluant de ce régime lors de dîners entre amis.

Le simple fait de ne pas boire d'alcool est un facteur de mise à l'écart, alors imaginez lorsque vous êtes végan ! Cette contrainte sociale rebute souvent à assumer pleinement cette pratique alimentaire.

Que penser des entreprises agroalimentaires qui proposent des offres véganes intégrées dans les standards de la grande distribution ? Demain, sera-t-on tous végans ?

Irène Pereira : Les entreprises ne sont pas stupides. Dans leur intérêt, elles vont proposer une niche économique à certains consommateurs qui vont payer plus cher.

Sophie Dubuisson-Quellier : Il m'est difficile, en temps que sociologue, de faire des suppositions sur l'évolution future d'un phénomène de consommation. En revanche, je peux dire que l'émergence actuelle de ce phénomène n'est pas un hasard : la défense de la cause animale n'est pas nouvelle.

Dans un contexte de crise environnementale et de défiance envers les opérateurs économiques, il n'est donc pas étonnant de voir aujourd'hui ces questions prendre une dimension nouvelle en France.

La conjoncture actuelle est favorable à rendre plus audible cette critique de la consommation de viande et de produits d'origine animale.

Agir par la consommation, est-ce un moyen de populariser son combat et de construire un modèle de société pour l'avenir ?

Irène Pereira : Agir par la consommation peut être une manière de populariser son combat. Beaucoup d'autres courants sont passés par ce mode d'action : le boycott est une pratique assez ancienne au sein des mouvements sociaux. Le syndicalisme révolutionnaire, par exemple, avait défini quatre modes d'actions : la grève, le sabotage, le label syndical et le boycott.

Les deux premiers aspects semblent être absents du mouvement végan, dont l'attention est uniquement portée sur la consommation individuelle, alors que le problème vient selon moi des configurations industrielles.

Sophie Dubuisson-Quellier : C'est une question qui traverse toute l'histoire de la consommation engagée : peut-on faire de la politique par la consommation ?

Le commerce équitable a utilisé la consommation pour rendre visible le problème de sous-développement des petits producteurs dans les pays du Sud et pour alerter sur les effets désastreux du commerce international sur leurs niveaux de vie.

Le marché agit alors comme une caisse de résonance pour une cause critique.

Cependant, si utiliser la consommation permet d'atteindre un certain nombre d'objectifs, tout ne peut pas se résoudre sur le marché. La plupart des mouvements utilisent d'autres modes d'action en parallèle comme le lobbying, dont j'ai déjà évoqué l'importance.

Pour gagner en efficacité, il faut combiner ces initiatives avec des actions au niveau politique comme la production de réglementations ou l'encadrement des pratiques économiques.

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