Oui, notre époque est formidable

Guerres, crises sociales, morales et institutionnelles, défiance des citoyens envers la politique, jeunesse désemparée... difficile de penser que l'on vit "une époque formidable", le fil conducteur du forum éponyme organisé par Acteurs de l'Economie-La Tribune et Decitre. Et pourtant. Malgré ce constat accablant, les douze personnalités emblématiques, issues de toutes les composantes de la société, qui ont échangé sur la scène du Théâtre des Célestins à Lyon face à plus de 2 000 personnes, estiment que l'époque est extraordinaire, car propice au changement en profondeur.

D'un point de vue anthropologique et social, notre ère est unique. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, six générations doivent vivre ensemble. Une cohabitation parfois forcée, aux repères différents et source d'incompréhensions.

"Les rituels de passage à l'âge adulte ont évolué. Autrefois, le service militaire structurait toute une classe d'âge. Désormais, c'est le baccalauréat qui fait office de rituel, mais il ne concerne pas tout le monde et n'est plus aussi universel", indique le paléoanthropologue Pascal Picq.

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Karim Mahmoud-Vintam, Pascal Picq et Léna Geitner (Crédits : Laurent Cerino/ADE)

Un constat qui induit que la jeunesse est désormais plus protéiforme qu'autrefois, soumise à des réalités différentes quand elle vit en milieu urbain, péri-urbain ou rural. Connectée, ouverte sur le monde, active, elle est plus attentive à l'autre qu'il n'y paraît.

"Il faut prendre conscience du besoin d'utilité sociale des jeunes d'aujourd'hui. Ils sont davantage portés sur l'action que dans la gouvernance. Entre les deux, une troisième voie est possible", estime Marie Trellu-Kane, présidente cofondatrice d'Unis-Cité.

Une jeunesse qui croit en ses chances, "74% des jeunes ont confiance en l'avenir pour eux-mêmes", poursuit Marie Trellu-Kane, entreprenante pour soi, mais désabusée face à la marche du monde.

"Nous n'avons pas d'autre choix que croire en demain et de retrousser nos manches. Nous avons fait le deuil du collectif. Notre monde sera la somme de révolutions individuelles mais pas individualistes", résume Léna Geitner, cofondatrice et directrice de Ronalpia.

Confiscation du rêve

"Le comportement général de l'humanité contribue à sa propre extinction. Notre société de très grande consommation concourt à notre perte. Sans utopie, la société ne peut pas évoluer", résume, réaliste, l'agriculteur et philosophe Pierre Rahbi.

Enfermé par "la dictature des chiffres, prisonnier des rumeurs", selon l'expression de Jean-Paul Delevoye, le peuple, privé de rêves, se meurt à petit feu.

"Dans ce monde incertain, le futur nous écrase. Nous n'avons ni le goût, ni la gourmandise du futur. Il y a une perte de confiance dans les élites, qui se comportent comme des gestionnaires et non des visionnaires. Dans ce contexte, les nations ne meurent pas, mais elles peuvent se suicider", poursuit Jean-Paul Delevoye, ancien président du CESE, parlementaire, ministre et médiateur de la République.

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Jean-Paul Delevoye et Eric Dupond-Moretti (Crédits : Laurent Cerino/ADE)

"On a détricoté le vivre-ensemble et entraîné la peur de l'autre. Il est plus fascinant d'écouter les prophètes du malheur et de cultiver le rejet de l'autre plutôt que de favoriser le respect de l'humain", estime l'avocat pénaliste Eric Dupond-Moretti.

Faut-il tout révolutionner ?

Certes, les fondamentaux de la société actuelle vacillent. Mais tout n'est pas à jeter dans la tradition.

"Il n'y a pas de construction d'une société humaine sans avoir de conscience de ses éléments constitutifs, notamment la transmission de la culture. On ne se débarrasse pas comme ça de son passé", souligne Pascal Picq.

Si l'on doit abandonner l'idée d'une reproduction générationnelle à l'identique, se pose alors la question du sens.

"Tout ne se résume pas à la consommation, nous avons besoin de sens pour vivre. Il faut se réveiller et s'interroger sur ce sens à transmettre. Au risque de produire une jeunesse qui dépérit à échelle industrielle", indique Karim Mahmoud-Vintam, cofondateur et délégué général des Cités d'Or.

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Michel Troisgros et Daniel Kawka (Crédits : Laurent Cerino/ADE)

Comme dans la cuisine, l'héritage peut aussi avoir des aspects positifs.

"Longtemps, j'ai cru que je devais inventer. Et puis j'ai pris conscience que les plats que j'avais hérités de mon père et de mon oncle avaient un sens. Et qu'ils pouvaient être réinterprétés en les imprégnant de ma propre histoire", explique le chef-cuisinier Michel Troisgros.

Et la musique de bien expliquer cette dualité : "On agit sur l'œuvre en fonction de ce que l'on est soi-même. Le "re-créateur" est toujours sur le fil du rasoir et s'attache à respecter l'œuvre dans sa vérité historique tout en l'interprétant dans son temps", souligne Daniel Kawka, compositeur, chef d'orchestre, et fondateur de l'ensemble orchestral OSE qui clôturera la journée de débat par un concert.

Abandonner ses peurs

"L'évolution implique la modification de la descendance. Il ne faut pas s'inquiéter des jeunes qui nous bousculent et leur laisser la possibilité de construire un monde pour eux, basé sur leur propre valeur", rappelle Pascal Picq.

La peur. Une notion qui revient souvent tout au long de cette journée d'échanges. Un sentiment que les douze penseurs exhortent d'abandonner.

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Pierre Rabhi (Crédits : Laurent Cerino/ADE)

"Nous sommes bêtes avec notre résistance à nous faire du bien. Cela fait écho à notre peur profonde, celle qui fait référence au fait que nous sommes provisoires sur cette terre. Cette peur nous entraîne dans des processus de pensée illogique, comme éduquer un enfant dans la compétitivité ou s'imaginer que la femme est subordonnée à un masculin dominant. La peur fabrique les armes, qui sont, en réalité, pour les faibles", analyse, implacable, Pierre Rahbi.

Oser changer le monde

Autrement dit : oser transformer le monde. Car malgré ce tableau sombre, cette période de transition est propice au changement. "Optimisme", "espoir" sont des mots qui reviennent souvent dans la journée.

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Axel Kahn (Crédits : Laurent Cerino/ADE)

 "Il faut vouloir écrire son propre avenir. Si vous avez peur d'essayer, c'est déjà un échec", interpelle le médecin généticien Axel Kahn.

Mais comment prendre le chemin de la digression ? "En premier lieu, en aiguisant le sens critique", indiquent Cédric Villani, Eric Dupond-Moretti et Jean-Paul Delevoye.

"Prenez l'algorithme. C'est une belle révolution mathématique, un progrès, mais il encourage au conformisme. Cela ne veut pas dire qu'il faut les abandonner, mais il ne faut pas laisser les disciplines nous imposer leurs vues sans les comprendre, sous peine de catastrophe. Il ne faut pas cesser d'enseigner l'esprit critique et le doute. Et prendre le chemin de la digression en se forçant à utiliser d'autres voies", explique le mathématicien Cédric Villani.

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Cédric Villani (Crédits : Laurent Cerino/ADE)

 D'autres y voient une nécessaire refonte politique.

"Il est difficile, dans l'état actuel, de faire croire à un avenir républicain. Il faut un abolition des privilèges pour un retour aux talents et aux mérites. Il faut redonner du pragmatisme à France en dépolitisant la politique", indique Azouz Begag, sociologue et ancien ministre délégué à la promotion de l'égalité des chances.

L'autre voie, reste la confiance, malgré tout, dans l'humain, la part de l'homme "dans sa fulgurance créatrice", selon Axel Kahn.

"Il ne faut pas négliger la capacité d'un homme ou d'une femme à changer le monde. Il faut continuer de croire à l'intelligence des gens, continuer à la faire évoluer pour passer d'une société du bien à une société du lien", estime Jean-Paul Delevoye.

À condition de savoir se remettre en cause. "C'est l'être humain qui a fait le monde tel qu'il est. Mais il peut changer, en passant de l'hominisation à l'humanisation. Cela passe par une évolution intérieure obligatoire", explique Pierre Rabhi.

Et de privilégier l'action aux belles paroles. Réinventer le monde par l'exemplarité, même à toute petite échelle, à l'image de la légende amérindienne que raconte Pierre Rahbi, le fondateur du mouvement Colibri :

"Face à un grand incendie de forêt, tous les animaux sont terrifiés, sauf le petit colibri qui entend éteindre le feu avec les quelques gouttes d'eau qu'il peut transporter dans son bec. Aux quolibets d'un tatou, qui pense que ce ne sont pas quelques gouttes qui vont éteindre le feu, le colibri répond : 'je le sais, mais je fais ma part'"

Et d'inviter son public, conquis, à faire de même.

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