Les "bons" et "mauvais" luxes au révélateur de la mondialisation

Pour la dernière du cycle Tout un programme 2015, le luxe est à l'honneur. Son histoire, sa sociologie, ses représentations, son industrie, son économie en font un « miroir de la civilisation », un reflet idoine de la mondialisation. Et un révélateur des interrogations éthiques et morales. Le restaurateur Michel Troisgros, le spécialiste des marques Jean-Noël Kapferer et le philosophe Gilles Lipovetsky en débattent ce 9 décembre à l'Inseec Lyon.

« Le luxe ? Un parfait miroir de notre civilisation ». Ainsi titrait-on, en mars 2015, l'entretien, éclairant, que le philosophe Gilles Lipovetsky accordait à Acteurs de l'économie. Le luxe constitue en effet tour à tour le symptôme, le reflet, l'incarnation, le stigmate de ce que sont l'individu et le marketing, le consumérisme et le plaisir, la modernité et le productivisme, l'éthique et l'inutilité. La liste de ce que le luxe illustre est sans fin, elle interroge ce que nous sommes profondément, ce à quoi nous aspirons au fond de nous, ce que nos modes de vie sont réellement. La sociologie et l'industrie du luxe forment une excellente grille de lecture, parmi d'autres bien sûr, de la mondialisation. Mondialisation des goûts et des comportements, mondialisation des échanges commerciaux et des processus de fabrication, mondialisation des vecteurs de communication et de réputation. Nous sommes, comme l'indique Gilles Lipovetsky, à l'ère de « l'hyper-modernité marchande et communicationnelle », et dans ce cadre le luxe prospère de manière inédite, il conquiert de nouveaux secteurs, de nouvelles populations, de nouveaux âges.

Même les jeunes sont désormais une cible, eux à qui est destinée l'offre premium censée les aspirer vers des marques, des emblèmes dont plus tard, une fois établis professionnellement et leur pouvoir d'achat sensiblement gonflé, ils pourront se porter acquéreurs de produits plus hauts de gamme. Dans une société contemporaine néo-narcissique qui cultive le fantasme de l'hyper-longévité et de la perfection esthétique, même le corps est devenu objet de luxe et de dépenses de luxe. Le luxe est pluriel, multiforme, il fait côtoyer produits accessibles dits d'appâts et produits inaccessibles qui sanctuarisent le propre du luxe et font espérer même de manière chimérique qu'un jour « on en sera ».

Une industrie en tension

L'industrie mondiale du luxe connait un essor phénoménal. Mais elle est aussi en plein bouleversement, et elle est en tension, en contradiction permanentes, car ce qui constitue ses plus belles opportunités de rayonnement concentre également les pièges les plus périlleux. Exemples ? Démocratisation du luxe. Logiques de mode et dictature de l'éphémère et du renouvellement qui malmènent deux particularismes historiques du luxe : l'intemporel et le mythe. Rationalisation des process de fabrication et de distribution sur une planète qui fait coexister d'un pays à l'autre, d'une culture à l'autre, d'une classe sociale à l'autre, des critères de goût, de beau, de rare extrêmement dissemblables. Profusion de technologies de communication qui mondialisent instantanément un mannequin, un produit, une tendance mais aussi un écart ou une faute. Phénomènes de starisation et d'exhibition, d'excès et d'individualisation, de matérialisme et de vacuité, délicat maniement stratégique et marketing de l'abordable et de l'inabordable. Avec tout cela, les producteurs de luxe doivent composer avec grand doigté, avec une dextérité inédite, afin de ne pas déprécier la valeur, de ne pas prolétariser la marque, de ne pas vulgariser la réputation, afin également de résister aux tentations de développement tentaculaire et irraisonné synonyme d'une standardisation et d'une perception d'uniformisation à terme dégradantes et même délétères.

L'utilité de l'inutile

Notre rapport au luxe, notre culture du luxe nous apprennent que l'inutilité peut être fondamentalement utile. Particulièrement lorsqu'on mesure le luxe au plaisir qu'il sécrète. Ceux qui connaissent la maison Troisgros peuvent en témoigner : le maquereau en gelée de coing servi avec un Sancerre, le lait au cèpe accompagné d'un Château Fonréaud, l'huître, la noix et le safran dégustés avec un Ruinard blanc de blanc, la frisella d'écrevisses au poivre agrémentée d'un Chassagne Montrachet ou la noisette de chevreuil assortie d'un Pauillac, et bien ce festival de couleurs et de goûts que l'on découvre dans un moment exceptionnel et même sacralisé de partage amoureux, familial ou amical, participe à se construire. Oui, ce moment de luxe irrigue les papilles, l'âme, le cœur d'émotions singulières, qui pour toujours occupent une place de choix dans la mémoire et dans le souvenir desdites émotions. « Le luxe porte en lui une dimension qui excède l'ordre marchand et qui est constitutive de l'humanité elle-même », rappelle Gilles Lipovetsky, et de citer Shakespeare : « Réduisez la nature aux besoins de nature, et l'homme est une bête. Même le dernier des mendiants a une bricole de superflu ». Oui, le superflu est essentiel. Et le luxe est devenu une nouvelle consommation légitime ; il n'est plus seulement affirmation sociale, il est désormais aussi bonheur, plaisir, rêve.

Voltaire ou Rousseau ?

Mais bien sûr, on ne peut concevoir et appréhender le luxe, on ne peut pas tisser de lien au luxe sans réfléchir au cadre éthique et aux principes moraux qu'on lui confère. Il ne s'agit pas de prendre position pour Voltaire apôtre du luxe ou pour Rousseau contempteur d'un luxe qu'il considérait décadent, amoral, égoïste, hostile à l'intérêt général ; il appartient simplement à chacun de regarder l'existence du luxe avec clairvoyance et intégrité, avec esprit critique et humanité. Les critères à partir desquels chacun établit le spectre, la hiérarchie des luxes acceptables et inacceptables, utilement inutiles et inutilement inutiles, vertueux et amoraux, sont pléthore. Par exemple, et pour prendre deux cas très antithétiques, je suis libre de juger que l'artisanat, l'innovation, le labeur, l'authenticité, l'honnêteté, la filiation, la créativité, l'art qu'incarne à mes yeux le travail de Michel honorent le luxe ; je suis également libre de considérer que l'impressionnante et tentaculaire machine marketing du groupe LVMH, qui crée l'offre, la subordination et l'uniformisation dans l'artifice et la démesure, jusqu'à instrumentaliser les créateurs artistiques, les lieux d'exposition artistique, les espaces de vente artistique astucieusement féodalisés à ses desseins marchands, n'honore pas le luxe. Et même l'abâtardit.

Libre-arbitre

On le constate, chacun dispose d'un libre-arbitre, établi selon l'éventail de ses principes éthiques et de ses sources de plaisir. Ce même libre-arbitre qui considère que l'esthétisation du monde et la démocratisation du luxe ne justifient pas que Venise accueille des paquebots déversant chaque jour des dizaines de milliers d'abrutis pour quelques heures de shopping. Ce même libre-arbitre qui place au rang de luxe les attributs du temps long, de la simplicité, de l'espace, de la nature. Ce même libre-arbitre qui conteste l'irruption de ces nouveaux ilots de luxe qui ont surgi dans le sillage des plus coupables inégalités ; la sécurité, l'éducation, la santé. Les logiques financière et esthétique, industrielle et artisanale, planétaire et locale, personnalisée et de masse, ne s'assemblent pas naturellement. Surtout lorsqu'on les projette, comme il se doit, sur des considérations éthiques.

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