Cédric Villani et Daniel Kawka, défricheurs hauts en couleurs du capital immatériel

Le 28 octobre à la Fondation Mérieux (Veyrier-du-Lac), lors d'une rencontre organisée par Acteurs de l'économie - La Tribune en partenariat avec la Caisse d'Epargne Rhône-Alpes, le mathématicien Cédric Villani et le chef d'orchestre Daniel Kawka débattent de capital immatériel. A priori, peu les destine à dialoguer sur la « valorisation financière des capitaux humain, naturel, sociétal, environnemental, client, actionnaires, etc. de l'entreprise ». Et pourtant...
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

Que font donc là Cédric Villani et Daniel Kawka ? Oui, un mathématicien et un musicien sont-ils bien légitimes pour débattre d'actifs, de patrimoine et de capital immatériels ? En quoi le lauréat de la plus haute distinction internationale en mathématique, la Médaille Fields, et un chef d'orchestre au pupitre des plus grands ensembles symphoniques, sont-ils à leur place dans cet exercice ? Cette question, chacun peut se la poser, et pourtant, la singularité d'un tel plateau campe lumineusement la légitimité du sujet. Un sujet qu'ils éclairent en empruntant des chemins de traverse, en explorant des voies auxquelles les professionnels du capital immatériel ne sont pas habitués, en bousculant certaines logiques. L'un et l'autre sont bel et bien au cœur du capital immatériel.

Essayer de comprendre un petit peu...

En effet, essayer de comprendre un petit peu le processus créatif et les ressorts autant intellectuels que physiques et psychiques de Cédric Villani lorsqu'il plonge tout son être dans la prospection de l'équation de Bolztmann, essayer de comprendre un petit peu ce qui, dans cette vocation scientifique a priori totalement introspective, nourrit son exceptionnelle ouverture aux autres, sa disponibilité pour l'enseignement, son goût pour le compositeur Ligeti, sa préoccupation de la construction européenne, son empathie pour l'Afrique, son investissement dans les associations d'insertion, et bien essayer de comprendre un petit peu tout cela en dit beaucoup sur l'actif immatériel.

Essayer de comprendre un petit peu ce qui, dans la tête et le corps de Daniel Kawka, lie son cerveau, son cœur, son âme, son énergie aux doigts qui rythment la baguette et cristallisent osmotiquement le talent d'une cinquantaine de musiciens donnant naissance à une flamboyante interprétation des concertos pour piano de Ravel, essayer de comprendre un petit peu la détermination de cet agrégé, à seulement 23 ans, de musicologie, à amener l'émotion des partitions des plus grands compositeurs du XXe siècle dans les friches de Givors et aux oreilles donc à l'âme de publics qui y sont socialement ou culturellement étrangers, et bien essayer de comprendre un petit peu tout cela en dit, là encore, beaucoup sur le capital immatériel.

Hors normes

Pourquoi ? Pourquoi l'un et l'autre en disent-ils beaucoup, peut-être même davantage que ne l'enseignent la fameuse méthode Thesaurus Bercy, le travail des spécialistes de l'organisation, de la gouvernance, des systèmes d'information, des marques, ou encore les recherches employées à traduire comptablement et à valoriser financièrement ces fameux actifs immatériels déclinés en capital client, capital humain, capital de savoir, capital naturel, capital sociétal et autre capital actionnaire ?
Oui, pourquoi Cédric Villani et Daniel Kawka apprennent-ils tant sur ce capital immatériel dont on est également en droit de penser que certaines des déclinaisons égrainées ci-dessus constituent des oxymores dès lors que tout ne peut pas, ne doit pas être marchandisation ? Oui, pourquoi ces deux patrons hors normes, ces deux entrepreneurs hors normes, ces deux créateurs hors normes, chacun aux commandes de collectifs humains atypiques, sont-ils si éclairants ?

Parce qu'ils indiquent, par la voie qu'ils empruntent pour s'accomplir professionnellement, intellectuellement, émotionnellement, c'est-à-dire humainement, ce qui constitue le terreau même du capital immatériel bien au-delà des théories, ils indiquent ce qui fait germer puis grandir puis prospérer la quintessence même du capital immatériel : l'humanité de ce que l'on entreprend, la raison d'être du verbe entreprendre, c'est-à-dire le sens et l'utilité, pour soi et pour les autres, de ce que l'on construit, invente, risque, explore, modèle. Ils indiquent qu'il n'y a de valeur qu'à partir de valeurs.

Générosité et intérêt

L'altruisme si caractéristique de leurs démarches entrepreneuriales est générosité et bienveillance, mais pas seulement ; il est aussi, qu'ils le veuillent ou non, intérêt. En effet, Cédric Villani alimente ses facultés de chercheur, des trésors qu'il cultive en enseignant, en escortant les travaux de ses élèves, en définissant la stratégie ou en manageant les équipes de l'Institut Henri Poincaré, en participant aux travaux d'avenir du système universitaire, en débattant dans un forum ici sur le progrès, la poésie, ou Catherine Ribeiro, là sur le fédéralisme européen, la créativité artistique chez les tribus autochtones d'Afrique, ou la sanctuarisation de la biodiversité.

De son côté, Daniel Kawka aurait-il de la sorte joué Parsifal ou Le Marteau sans tête, s'il n'avait fouillé avec autant d'abnégation - aussi loin au fond de lui mais aussi grâce à tout ce qui l'entoure - bien davantage que les seules partitions de Wagner et de Boulez : ce que sont le rôle, la mission, la vocation d'un chef d'orchestre ; ce qu'indique diriger une assemblée d'instruments et celle de femmes et d'hommes appelés à extraire un son individuel puis une matière et une émotion collectives ; ce que signifie la joie de créer une joie pour les spectateurs ; ce qu'implique aussi chercher, même traquer sans relâche les moyens de donner une existence concrète, une réalité à une aventure entrepreneuriale aussi singulière que peu marchande ?

Réciprocité

Simplement, l'un et l'autre sustentent leur art, fertilisent leur disposition viscérale à créer et innover, des nourritures puisées chez les autres, plus exactement proposées et données par les autres, c'est-à-dire que tous deux progressent dans la considération fondamentale et respectueuse qu'ils portent aux autres. Ils font leur le principe, inexpugnable, immarcescible, de la réciprocité. Réciprocité qui donne sens à leur trajectoire de bâtisseur et fait sens avec leurs valeurs, en d'autres termes leurs principes éthiques. En cela, est-on loin de ce qui compose le capital immatériel ?

Évidemment non, on est même dans le cœur du processus immatériel, puisque c'est de la relation de soi aux autres (les autres ayant pour noms managers, collègues, actionnaires, fournisseurs, clients, mais aussi environnement, éco-système, ressources naturelles) que dépend pour partie la qualité de la relation de soi à soi - dans laquelle s'épanouissent la capacité personnelle et la cohérence collective d'entreprendre, d'initier, de construire, et d'oser. Et réciproquement. Avec Cédric Villani et Daniel Kawka, on n'apprend guère sur les manifestations, la quantification, le chiffrage du capital immatériel - dont la Banque mondiale assure qu'il compose 86 % de l'économie française et 80 % de la valeur des entreprises cotées. Mais grâce à eux on en sait davantage sur l'essentiel : ce qui l'ensemence.

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