La Tribune : "Technocrate, rigide, inexpérimentée dans ses nouvelles responsabilités" ; ainsi est volontiers qualifiée Elisabeth Borne, qui succède à Muriel Pénicaud : le casting du ministère du Travail et, au-delà, la coloration d'ensemble du gouvernement Castex, vous apparaissent-ils (in)appropriés à l'envergure du chantier économique et social ?
Patrick Martin : (Silence). Nous avons travaillé de manière convenable avec Muriel Pénicaud, surtout depuis l'irruption du séisme pandémique. De notre côté, nous espérons que les nouvelles conditions nous permettront de faire mieux.
146 sur 150 : c'est le nombre de propositions issues de la Convention citoyenne pour le Climat que le chef d'Etat s'est engagé à initier. Auxquelles souscrivez-vous franchement, lesquelles dénoncez-vous franchement ? Plus globalement, applaudissez-vous franchement une "première" démocratique saluée ?
Dès l'installation de la Convention, nous avons opté pour une attitude constructive de dialogue. Abstraction faite du processus démocratique (tirage au sort) qui, en témoigne le courroux de parlementaires, est contestable, notre sentiment est contrasté. Nous partageons l'analyse d'ensemble, mais nous regrettons l'état d'esprit général qui a présidé à la tenue des débats et à la teneur des préconisations : le prisme retenu est celui d'une contrainte, d'une coercition, d'injonctions culpabilisantes à nos yeux inappropriées.
Le mouvement des Gilets jaunes l'a démontré : lorsque les citoyens n'acceptent pas une réforme, ils ne peuvent pas se l'approprier et même ils la combattent. De "mauvaises" méthodes peuvent faire avorter une "bonne" idée. Exemple ? La rénovation des bâtiments. Il s'agit là d'un engagement que nous-mêmes, au Medef, estimons majeur. Mais enfermer le déploiement dans un calendrier insupportable - 30 millions de logements en dix ans - s'avérera contre-productif, et surtout fragilisera des propriétaires qui, faute de moyens financiers pour mener la rénovation, verront ce qui souvent est leur seul bien, cruellement se dévaloriser. Autre exemple : la suppression des vols intérieurs lorsque la durée des trajets en train est inférieure à... quatre heures - finalement ramenée à deux heures trente : a-t-on songé aux conséquences économiques et sociales dans certains territoires ? Enfin, last but nos least : aucun chiffrage n'a été produit ! Le mieux est parfois l'ennemi du bien...
" Aucun chiffrage sur les 150 préconisations n'a été produit par la Convention citoyenne pour le climat ! Le mieux est parfois l'ennemi du bien..."
Certes dans un contexte singulier qui a faussé les comportements traditionnels de vote, les élections municipales se sont tenues, qui ont consacré une impulsion verte significative. Bordeaux, Strasbourg, Annecy, Grenoble notamment, et dans un territoire que vous connaissez bien - le siège de votre société Mabéo est à Bourg-en-Bresse et vous avez présidé le Medef Rhône-Alpes - : Lyon et sa métropole, les Verts ont même triomphé, en dépit d'une levée de boucliers du cénacle économique et entrepreneurial qui les a diabolisés. Les chefs d'entreprise ont-ils raison d'avoir peur de cette prise de pouvoir écologique ?
D'abord, peut-on bien parler de "prise de pouvoir écologique" ? Je n'en suis pas certain. Il s'agit souvent de coalitions entre Verts et autres mouvements de gauche, France Insoumise notamment. C'est à l'épreuve des faits que nous jugerons de leur solidité et de leur cohérence.
En tous les cas, ces nouveaux exécutifs sont en place pour six ans, et "ensemble" chefs d'entreprise et eux devront construire l'avenir des territoires. Là aussi le pragmatisme devra prévaloir. Et certaines "sorties publiques" ante et post-élections auxquelles nous avons assisté ne seront plus possibles.
Un exemple ?
Le maire EELV de Bordeaux, Pierre Hurmic, a déclaré lutter contre l'artificialisation des sols et pour cela ne plus signer de permis de construire. Dont acte. Mais sait-il que "sa" ville est celle qui recense le plus grand nombre de nouveaux habitants chaque année ? Alors comment proposera-t-il un hébergement à chacun d'eux ? Compte-t-il fermer les portes de la cité à ces entrants ?
Replongeons-nous dans la réalité socio-économique provoquée par la pandémie Covid-19. Peu de faillite, des plans sociaux limités : ramenée à l'ampleur inouïe de la déflagration planétaire, l'envergure des dégâts en France est contenue. Pour l'heure. La France, protégée par les performants dispositifs de chômage partiel et de PGE, semble vivre dans une ouate. Redoutez-vous une rentrée puis un automne, un hiver et une année 2021 dévastateurs ?
Les dispositifs de riposte mis en place par l'Etat et à la réflexion desquels le Medef a contribué - activité partielle longue durée, report des charges, prêts garantis par l'Etat - ont fait leurs preuves. A l'instar de celles (confinement, distanciation physique, gestes barrières) liées à la crise sanitaire, ces mesures ont permis d'assurer une sorte de parenthèse, essentielle et déterminante. Il y a certes des drames d'entreprise, mais leur nombre est pour l'heure très contenu.
Pour autant, nous sommes prudents. Et anticipons deux moments critiques - nonobstant la double hypothèse, que nous ne pouvons prédire, d'une nouvelle vague pandémique et d'un séisme géopolitique - : la rentrée de septembre, lorsque les entreprises devront entamer le versement des charges sociales et fiscales qui ont été différées ; le printemps prochain, lorsque les entreprises qui ont contracté un PGE devront engager le remboursement des premières échéances.
Ce double palier nécessite dès maintenant d'élaborer des dispositifs de refinancement, notamment dans les PME et TPE. Y compris pour celles, nombreuses, qui ont entamé une forte dynamique de redressement et ont des besoins de financement auxquels les banques et établissements de crédits doivent répondre.
" Le maire EELV de Bordeaux Pierre Hurmic compte-t-il fermer les portes de la ville aux nouveaux habitants ? "
A vous écouter, la situation des entreprises est loin d'être aussi cataclysmique que l'affirment le chef de l'Etat et son ministre de l'Economie, des Finances et de la Relance. Emmanuel Macron et Bruno Le Maire dramatiseraient-ils et même instrumentaliseraient-ils la situation à des fins politiques ?
Au Medef, nous sommes très surpris des propos alarmistes des représentants de l'Etat. A nos yeux, ils ne reflètent pas la réalité. Une réalité qui remonte du terrain, via le réseau des 82 fédérations et 127 structures qui maillent les territoires et composent le syndicat patronal. Ces discours pessimistes sont d'autant plus regrettables qu'ils découragent la dynamique de consommation et d'investissement sur laquelle la relance de l'économie s'appuie.
Comment, avec de telles déclarations, convaincre les Français de "libérer" les 100 milliards d'euros d'épargne accumulés depuis le début du confinement ? L'ensemble des experts économiques annoncent une récession moins importante que les 11% assénés par l'Etat, et encore ce 8 juillet l'Insee la situe à 9%. L'Etat prophétise-t-il une hypothèse extrême afin de communiquer sur un bilan mieux maîtrisé ?
Quelles fractures et quelles inégalités en particulier craignez-vous de voir surgir ou s'aggraver ?
Toute crise a pour effet d'accélérer et de précipiter des tendances de fond. Celle du Covid-19 corrobore le phénomène. Si je dois retenir un spectre en particulier, c'est celui de l'accentuation des fractures territoriales existantes, mais aussi l'irruption de nouvelles fractures de ce type.
Pour exemple, le cluster de l'aéronautique va frapper Toulouse, mais aussi Bordeaux et l'ensemble de l'écosystème des sous-traitants qui géographiquement est proche ou éloigné. Imagine-t-on les répercussions, dans l'enclave corrézienne de Tulle, que provoque la disparition des 400 emplois de l'usine BWA ?
Bien plus loin, dans la Vallée haut-savoyarde de l'Arve, comment les usines spécialisées en décolletage avaient-elles riposté au marasme du secteur automobile ? En se diversifiant dans son pendant aéronautique...
"Le gouvernement doit dire aux Français qu'il est temps de retourner travailler et consommer", déclarait le 9 juin le président du Medef Geoffroy Roux de Bézieux. Deux mois plus tôt, en plein confinement, il appelait les mêmes Français à "travailler davantage" pour combler une partie des effets de la pandémie sur la "croissance" - toujours érigée en dogme immuable. A-t-il échappé au Medef qu'un tournant, peut-être civilisationnel, était en train de se jouer ?
Nous vivons une situation sans précédent, nous sommes dans un brouillard indéchiffrable, l'avenir est comme jamais obstrué, nous avançons dans un trou noir : comment nous en vouloir de réagir dans l'instant et avec pragmatisme ? Il faut savoir gérer ses contradictions. "Les consommateurs veulent désormais acheter des fraises françaises, relocalisons la production !", n'a-t-on pas entendu. Résultat ? Ces mêmes Français continuent d'acheter des fraises importées, car elles sont moins chères. Voilà la réalité. Compétitivité : c'est parce qu'elle est structurellement en souffrance, lestée par une suradministration et une technocratie étouffantes, que "nous le payons cher" - au propre comme un figuré. Et c'est cette réalité, cette nécessité de pragmatisme qu'a incarné Geoffroy Roux de Bézieux en tenant des positions qui ont déclenché d'injustes cris d'orfraie. Aujourd'hui, que constate-t-on ? Même la CFDT a fait évoluer son discours et l'a ajusté à la réalité de la situation des entreprises, et le sens des propos du président du Medef n'est aujourd'hui plus contestable. Quand Geoffroy Roux de Bézieux et Laurent Berger appellent conjointement à "reprendre le travail", n'en est-ce pas la démonstration ? Lorsque 6 000 accords d'entreprise sont signés depuis le début de la crise, n'en est-ce pas la preuve ?
A l'issue de la crise financière de 2008 - 2009, le monde patronal l'avait clamé haut et fort : plus jamais "çà", "çà" étant le néolibéralisme et le capitalisme financier qui, faute de gouvernance et de régulation internationales, avaient livré leurs pires poisons. Dix ans plus tard, les ravages civilisationnels - en termes d'inégalités, de capture des richesses, de pillage des ressources naturelles - n'ont cessé d'empirer. Quelle « part » de responsabilité ce monde patronal doit-il accepter d'endosser, et surtout qu'est-il prêt à engager maintenant et demain pour apporter sa contribution aux transformations auxquelles somme l'état du monde post-Covid ?
Comme tout le monde, les chefs d'entreprise ont conscience de la situation du monde. Ils n'y sont pas moins sensibles que d'autres - et d'ailleurs l'extraordinaire mobilisation de nombre d'entre eux pour parer au déficit de masques, de gels, d'appareils de réanimation en reconfigurant les outils de production, en a été une preuve éclatante supplémentaire. Mais ils sont aussi dans l'urgence du moment, et à ce titre se distinguent des idéalistes et des prédicateurs volontiers donneurs de leçons mais incapables de matérialiser, de concrétiser leurs belles exhortations.
Il est amusant de noter que l'intellectualisation et l'antagonisation des grands débats de société est un phénomène typiquement français. Nos homologues étrangers sourient d'ailleurs de la manière dont nous les abordons. Au Medef, preuve que nous sommes en phase avec la réalité contemporaine, nous avons constitué un groupe de réflexion et de travail, baptisé Renaissance ; composé de sociologues, de scientifiques, de philosophes, d'économistes réunis sous la tutelle du président de l'Institut Jacques-Delors et ex-président du conseil des ministres italien Enrico Letta, il s'emploie à décortiquer les grandes mutations en cours et à anticiper le "monde d'après".
Mais la réalité contemporaine, c'est aussi le "monde d'aujourd'hui" ! Lequel, pour être correctement cerné, réclame pragmatisme et lucidité, réactivité et sang-froid. Le sujet du télétravail l'illustre : que n'avait-on pas entendu pendant le confinement ? "Révolution, panacée, nouvelle norme...". Depuis, quel chef d'entreprise, quel salarié, quel représentant du personnel n'en circonscrit pas les limites ? En d'autres termes, plus que jamais le moment que nous vivons met en tension et même télescope la réalité et l'idéal, le présent et l'avenir. Il faut avancer et agir avec prudence et clairvoyance.
" La réalité contemporaine, ce n'est pas seulement le "monde d'après". C'est aussi le "monde d'aujourd'hui"! "
A la faveur du confinement, a semblé "éclater" à la face de la société l'utilité de métiers et d'emplois cruellement dévalorisés aux plans autant pécuniaire que d'image. Est-ce un "sujet" pour le Medef ?
Personnellement, je n'ai pas attendu l'épreuve du confinement pour estimer l'utilité d'une aide-soignante, d'un éboueur ou d'un chauffeur-livreur ! Bien sûr la faible rétribution de ces emplois est un problème. Mais les causes sont souvent multiples. Pour exemple, le personnel soignant : l'insuffisant niveau de rémunération résulte des surcoûts de fonctionnement provoqués par les 35 heures et la suradministration de l'organisation. Des gisements de gains existent, qui pourraient profiter au traitement salarial. Mais l'impécuniosité chronique de l'Etat, les rivalités privé - public, les chapelles administratives et technocratiques inréformables, bloquent toute possibilité de les explorer et les cultiver. Là encore, on en revient à une règle immuable : sans compétitivité, sans efficacité, on ne peut pas créer d'opportunités salariales.
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