Coronavirus. Roger Guesnerie  : "En route vers une 3e mondialisation  ? "

LE MONDE D'APRES. "Voici venu, après le temps de l’optimisme sur l’avenir des économies, celui de la crainte, celui du doute. Et celui des remises en question intellectuelles". Ainsi Roger Guesnerie cerne les propriétés de ce moment historique, qui questionnent non seulement l’"Economie", coiffée d’une majuscule, mais la responsabilité de sa discipline, qu’il a enseignée notamment au Collège de France – aux commandes de la chaire "Théorie économique et organisation sociale" –, et de ses coreligionnaires. L’histoire est précieuse pour lire le présent – à défaut de prophétiser l’après –, et en l’occurrence l’auscultation des crises de 1929 et de 2008 convoque le recours à, ou plus exactement le secours de John Maynard Keynes et Milton Friedman pour commencer de soigner les plaies provoquées par la pandémie Covid-19. Forte relance budgétaire, politique fiscale appropriée, mobilisation massive des banques centrales au profit des Etats, des banques privées, des entreprises, des ménages. Mais ensuite ? N’est-il pas l’heure de débroussailler le chemin d’une "troisième mondialisation", succédant à une contemporanéité synonyme d’accroissement incontrôlé des inégalités domestiques, d’épuisement insupportable de la planète vivante ? Roger Guesnerie juge que l’événement pandémique est facteur d’une crainte singulière : celle que toute la politique économique soit accaparée par la relance de l’activité. Et elle cristallise ce que le spectaculaire échec du Protocole de Kyoto et le fade accord de Paris ont exhibé : l’asthénie de la gouvernance internationale. La "solidarité planétaire" à laquelle exhorte le président honoraire de l’Ecole d’économie de Paris (PSE) est au fond des consciences… y compris des économistes, sommés de "mieux comprendre le monde pour mieux aider à le changer".
(Crédits : College de France)

La Tribune : Ce moment si particulier de début de confinement, comment l'éprouvez-vous intimement, comment l'interprétez-vous intellectuellement ?

Roger Guesnerie : Même si la métaphore de la guerre, reprise par les dirigeants politiques, n'est pas nécessairement heureuse, c'est bien à un traumatisme collectif, comme l'a été la guerre pour nos ancêtres, que nous sommes confrontés. La pandémie est incontestablement un événement nouveau, dans notre histoire et dans celle de l'humanité, un événement qui porte deux sources d'inquiétude inédites.

D'une part, le coronavirus se propage à une vitesse exceptionnelle. Autrefois, si l'on en croit les historiens, les agents pathogènes mettaient un siècle à passer de la Mandchourie à Sébastopol, même si quelques jours leur suffisaient ensuite pour prendre le bateau et rallier Marseille. Arrivée à destination, l'épidémie était contenue par un confinement géographique "régional". Un confinement que nous rappelle Jean Giono dans Le hussard sur le toit, un confinement auquel nous pensons encore aujourd'hui lorsque venant du Lubéron pour découvrir le Mont Ventoux nous passons au sommet du col de la Ligne, ligne qu'il était interdit de franchir. Le coronavirus, lui, emprunte l'avion, à une époque de multiplication des voyages, des échanges. La pandémie se répand, et tous les pays du monde sont à ce jour concernés ou menacés.

D'autre part, domine le sentiment d'être confronté à un danger non prévu et quelque peu imprévisible, porté par un virus jusqu'alors inconnu. Va-t-on découvrir d'autres agents pathogènes, par exemple enfouis dans le pergélisol que le réchauffement climatique va faire fondre ? Pour ces raisons notamment, cet "événement" est singulier.

Votre discipline d'économiste a "l'expérience" des grandes crises du XXe siècle, et donc celle bien sûr de 2007 - 2008. A ce moment, le système économique et financier mondial avait été la cause du séisme, aujourd'hui il est en bien davantage la victime. La crédibilité des économistes avait alors été vivement contestée, certains d'entre eux affichant une vanité et une imprudence qui avaient entaché l'ensemble de la corporation. Aujourd'hui, leur parole semble sensiblement plus ajustée à une conjoncture aux conséquences encore illisibles. La "leçon" aurait-elle été entendue ?

Contrairement à la crise de 2007-2008, la responsabilité des économistes n'est pas engagée dans la crise sanitaire présente, sauf indirectement, au travers de l'accroissement du volume des échanges suscités par le développement du commerce international, un développement que la profession a en général recommandé.

Le procès fait aux économistes il y a douze ans était fondé. De fait, depuis les années 1980, le fonctionnement du système financier avait été considérablement affecté par les mouvements jumeaux de mondialisation et de déréglementation. Mais combien d'avertissements sérieux sur la fragilité croissante qui en a résulté ?

Même les marxistes les plus intransigeants avaient cessé d'annoncer la crise imminente d'un capitalisme pourtant axiomatiquement instable. Et la menace de la crise financière de 2008, n'était perçue que par très peu d'économistes visibles - Maurice Allais, Raghuran Rajan et Nouriel Roubini faisant exception. Difficile de dire que la profession avait été particulièrement lucide.

Et depuis, les menaces de récession accompagnent une croissance des pays développés à tout le moins hésitante. Voici venu, après le temps de l'optimisme sur l'avenir des économies, celui de la crainte. Celui aussi du doute et des remises en question intellectuelles : en témoigne le fort affaiblissement de la confiance en la capacité de nombre de modèles à simuler les évolutions macroéconomiques. Un exemple parmi d'autres : les schémas intellectuels justifiant autrefois la politique des banques centrales ont été abandonnés et les justifications du "quantitative easing" en vigueur sont brumeuses.

"Replongerons-nous dans l'ancien monde ou sommes-nous en train d'ouvrir un nouveau monde ?", s'interroge le politologue Pascal Perrineau. Cette question cardinale exerce dès maintenant un tropisme sur toute la société, elle transcende toutes les disciplines scientifiques - en premier lieu "humaines et sociales" - appelées, au fil des semaines du confinement et des mois qui le suivront, à la déchiffrer, elle sollicite toute la confrérie des économistes...

Le temps de la crise est aussi le temps d'un retour sur le passé, qui remet en question les représentations du monde et donc ré-ouvre la réflexion sur l'avenir. Ce constat vaut pour chacun d'entre nous, pour tout courant intellectuel ou politique, pour tout acteur dans le champ des savoirs, toutes disciplines confondues.

Comme c'est le cas pour toutes les sciences de la société, la réflexion des économistes est ancrée dans les réalités économiques de leur époque. Des réalités, par essence, mouvantes. Au XVIIIe siècle, la pensée des physiocrates s'appliquait à une économie essentiellement agricole. L'industrialisation au siècle suivant verra se développer le nombre et la taille des marchés. A la suite d'Adam Smith, le débat sur la logique et les mérites du marché va nourrir le développement du savoir. Un débat conflictuel ; les analyses de Karl Marx débouchent sur une vision catastrophiste de l'avenir du capitalisme, celles d'Alfred Marshall pensent l'économie comme la juxtaposition de marchés efficaces, celles de Léon Walras mettent en exergue la complexité des interdépendances. Viendra, avec le XXe siècle, la crise de 1929.

Le message de John Maynard Keynes, fortement relayé, sera diversement interprété. Dans des temps plus calmes pour les économies occidentales, la fin de ce siècle verra la montée de l'influence de l'Ecole de Chicago. Et depuis les années 90 et après la chute du mur de Berlin, les faits semblaient accréditer les leçons des modèles explicatifs les plus optimistes ; on pouvait alors célébrer le marché triomphant et l'avènement de la "grande modération". L'air du temps faisait écho à la logique libérale et rendait inaudible presque toute critique du marché. Pour exemple, la théorie de "l'efficience des marchés financiers" pouvait prospérer, et constituer un des argumentaires favoris du lobby puissant de la déréglementation.

"Le procès fait aux économistes après la crise de 2008 était fondé."

Toute critique de la mondialisation des échanges devenait donc irrecevable. Quand bien même elle sécrétait un accroissement, insupportable, des inégalités. Certes, le mouvement de désappauvrissement est incontestable - la part de la population mondiale confrontée à "l'extrême pauvreté" était de 50% en 1981 ; elle est de 10% en 2015 (Institut Montaigne) -, mais le taux de pauvreté relative progresse, s'étend, et l'amplitude des inégalités atteint des records : jamais d'aussi grandes richesses n'avaient été aux mains d'un si petit nombre d'élus...

Les interactions entre les réflexions et les faits économiques sont à double sens. La pensée économique s'appuie sur les leçons de l'histoire, influence les choix de politique économique qui déterminent pour part ladite histoire. Ainsi, dans l'Angleterre du début du XIXe siècle, tentée par l'ouverture de ses frontières, l'argumentaire de David Ricardo sur la logique de l'avantage comparé, pèsera dans le débat politique qui conduira à l'abrogation des Corn Laws, en 1846 - loi qui interdisait l'importation de céréales lorsque les cours étaient trop faibles.

Cette année marque le point de départ de ce que l'on désigne parfois par "la première mondialisation", qui perdurera jusqu'au début du siècle suivant. Il faudra cependant attendre les années 1920 pour que l'épisode, dont l'histoire égratigne fortement l'optimisme Ricardien, soit convenablement ré-interprété par deux économistes suédois, Heckscher et Ohlin qui mettront en exergue, derrière le commerce des biens, la réalité cachée et la logique de l'échange des facteurs de production qui prévaut. La seconde mondialisation, dans laquelle nous sommes entrés à la fin du XXe siècle, obéit à une logique différente, et a suscité la montée en puissance des entreprises multinationales et un éclatement des chaines de valeurs.

La crise sanitaire actuelle fournit des exemples spectaculaires de délocalisation de la fabrication pharmaceutique, qui ont renforcé la prise de conscience croissante de la mécanique des marchés globalisés. Et comme je le craignais avec François Bourguignon[1], si la mondialisation a diminué les inégalités entre nations, elle a souvent augmenté l'inégalité au sein des nations. A vrai dire, la prise de conscience de l'accroissement des inégalités, est de quelques années antérieure à l'arrivée du coronavirus !

Il est bien trop tôt pour anticiper dans l'immédiat et dans le temps l'impact réel de la pandémie sur les économies française et mondiale. Reste une réalité : la récession sera considérable, et d'une violence que d'aucuns comparent à celle de 1929 aux Etats-Unis. Quasiment rien des contextes politiques, économiques, sociaux, diplomatiques, quasiment rien des situations idéologiques, technologiques, scientifiques n'est comparable. Mais en revanche, quasiment rien n'interdit de s'interroger si la déflagration géopolitique planétaire peut, sous d'autres formes, se reproduire. Cette référence à 1929 est-elle (in)appropriée ?

Vous le rappelez, il est impossible de prévoir l'importance de la récession en cours. La comparaison avec la situation en 1929 est évoquée, mais en effet les contextes historiques, l'origine des crises, les systèmes en place, sont si peu comparables. Certaines prévisions à ce jour pour la France envisagent une baisse de 12% du PIB pour l'année en cours.

Aux Etats-Unis, une chute de 24% de production trimestrielle est retenue ; au pire de la crise de 2008, au dernier trimestre, elle avait été limitée à 8%... La crise économique provoquée par la pandémie exige une politique économique d'une ampleur inédite. Qui tire les enseignements des ripostes déployées, avec une réussite variable, en 1929, et surtout en 2008. Et ce qu'il y a de commun, c'est qu'il faudra faire coexister les leçons de Keynes et celles de Milton Friedman.

Avec Keynes, nous savons qu'une forte relance budgétaire, accompagnée de mesures fiscales appropriées, est nécessaire. La forme de cette action budgétaire doit reposer sur une analyse de la variabilité des conditions de production sectorielles mais aussi de la variabilité de la situation économique des citoyens. Certains - salariés des grandes entreprises, fonctionnaires - retrouveront leur emploi, à l'issue du confinement, D'autres - indépendants, intérimaires, salariés des PME - sont légitimement très inquiets sur les conditions de la reprise, en termes de revenu et d'emploi.

A Friedman, qui avait fortement critiqué l'absence de sauvetage des banques après la crise de 1929 - erreur qui heureusement n'a pas été répétée en 2008 -, est associé le principe de "monnaie hélicoptère", synonyme de financement massif, par les banques centrales, des banques privées, des Etats, des ménages et des entreprises. Et comment rendre soutenable l'effort budgétaire, qui va accroître le niveau de la dette publique, si ce n'est par une action monétaire, à l'objectif annoncé de maintien des taux bas actuellement en vigueur ? Vaste sujet, particulièrement pour le vaisseau Europe, dont la barre est partagée d'un côté par les gouvernements nationaux de l'autre par une Banque centrale (BCE) au rôle central mais loin d'être consensuel... Pourquoi pas, si la coopération est au rendez-vous, une émission d'Euro-obligations Covid 19 ?

La "bonne" réponse dépendra de la chronologie et de l'ampleur de la récession. Combien de temps faudra-t-il pour stabiliser la situation sanitaire dans le monde et restaurer les conditions de normalité économique ? Chronologie sanitaire et chronologie de l'action économique sont interconnectées, or les deux sont, à ce jour, largement incertaines.

Mais, comme vous l'indiquez, les économistes ne sont pas sollicités pour éclairer seulement la politique macroéconomique, ils sont attendus sur celles de santé, et en l'occurrence pour tenter d'optimiser les modalités de la politique de confinement. Ce qui pose un problème éthique fondamental : celui du coût, du prix, de la "valeur" de la vie... Même la "valeur de la vie" n'échappe pas à la doctrine marchande...

Quel est le "bon" niveau de confinement, c'est-à-dire, plus crûment, le "bon" arbitrage entre morts évités et coût économique ? On peut trouver la formulation choquante. Mais ne fait-elle pas écho à une question habituellement envisagée par le calcul économique coûts-avantages, qui dans grand nombre de pays - la France, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne pour n'en citer que quelques-uns dont la doctrine en la matière fait référence - sert à éclairer les politiques de santé ? Un calcul qui met en regard les effets bénéfiques desdites politiques, et en particulier les morts évités, et les coûts économiques. Un calcul qui repose sur une valeur statistique donnée à la vie humaine épargnée, ou encore une valeur, à nouveau statistique, de l'année vie gagnée, l'une et l'autre variables selon les pays. Et l'on peut arguer que chacun, au travers du niveau de risque qu'il choisit dans nombre d'activités courantes, donne une valeur implicite à sa vie, et que l'Etat décideur fait de même lorsqu'il doit classer, par ordre de priorité, des politiques mettant en jeu la santé ou la sécurité des citoyens. Et, même si le bien-être sanitaire est multi-dimensionnel, une valeur uniforme dans chaque dimension, permet, à budget donné, de répartir l'effort pour une efficacité maximum.

Mais peut-on faire un calcul économique pertinent pour optimiser la politique de confinement, tant il est vrai que dans l'urgence, elle répond à des objectifs spécifiques : éviter l'engorgement des hôpitaux, et sauver des vies en situation, tout en étant entachée d'une forte incertitude sur ses effets sanitaires liés à la réduction de la contagion ? La question a fait l'objet de débats parfois vifs entre économistes, en Suède et aux Etats-Unis. Quoi qu'il en soit, le calcul économique restera un outil de référence lorsqu'il faudra tirer les leçons de la pandémie en termes d'investissements et de fonctionnement hospitalier. Etant entendu que la doctrine et les paramètres auront été actualisés pour refléter l'aversion sociale accrue au risque épidémique que va susciter l'épisode en cours.

" Au projet de "grande rivière", le Protocole de Kyoto, s'est substitué le réseau de "petits ruisseaux" qu'est censé faire naître Paris "

"Plus jamais çà", "plus rien ne sera comme avant", "nous tirerons tous les enseignements", "nous allons penser l'économie autrement" : voilà ce que la communauté politique, économique et financière proclamait - jusqu'à Davos, lors du célèbre forum annuel - en chœur au lendemain de la crise financière de 2008. On a vu ce qu'il en est advenu... Rien (ou presque) n'a changé, les mécanismes tout puissants du capitalisme financier ont étouffé les tentatives d'aggiornamento et ont même porté les inégalités à des sommets inédits. La planète politique et financière, via notamment les banques centrales, débloque des aides colossales pour sauver d'abord, pour relancer ensuite, l'économie mondiale. Mais pour quelle économie ? Pour reproduire celle qui dysfonctionne ? Qui enrichit les plus riches et appauvrit ou asservit une partie de la planète ? Qui anéantit méthodiquement notre bien commun : la Terre ? Cette économie qui, à certains égards, "nous suicide" ? Pourquoi, au final, devrait-on "espérer" davantage demain et pour cela « compter » sur les économistes ?

Quels reproches peuvent être adressés aux économistes à propos de la crise de 2008 ? Que le moment de l'effondrement de la bulle "subprime" n'ait pas été prévu, n'est pas un reproche fondé. En effet, l'éclatement d'une bulle agit comme une avalanche. Le meilleur guide de haute montagne ne peut prévoir de façon sûre sa survenue, en revanche il connaît les lieux et les périodes dangereuses. Mais en l'occurrence, les économistes n'ont pas été de bons guides, ayant considérablement sous-estimé la vulnérabilité du système financier mondialisé qui s'était mis en place à la fin du XXe siècle. Les facteurs de fragilité du système en place, allant de l'abandon du Glass-Steagall Act, à la multiplication des marchés dérivés et des intervenants, et à la montée du shadow banking, avaient été ignorés ou largement mal compris.

Par la suite, des réformes ont été mises en place, mais elles n'ont pas réduit une spéculation financière débridée, qui prend même un tour presque caricatural avec le "trading à haute fréquence". On peut regretter que les économistes, peut-être parce qu'ils en maîtrisent imparfaitement les mécanismes, aient insuffisamment réfléchi sur les régulations à promouvoir, et pourquoi pas, par exemple, sur la mise en place d'une fiscalité spécifique visant à diminuer la spéculation.

N'exagérons cependant pas la responsabilité de la profession, tant il est vrai que les mouvements globaux contemporains affectant les marchandises, les personnes, l'information et la technologie, agissent de même sur le capital et le capital financier. Le choix des modalités et du degré de mondialisation financière a une dimension économique mais aussi une dimension « politique » au sens large.

La pandémie actuelle fait resurgir au centre des débats "la" mondialisation, l'un de vos thèmes de recherche de prédilection. Son organisation - et son antonyme -, ses vertus et ses méfaits, parfois antagonistes - pour exemple : elle a indiscutablement permis de réduire le nombre de pauvres, elle a indiscutablement enflammé l'amplitude des inégalités -, ses dysfonctions - pour symbole la localisation, dans les pays à bas coût, des productions de matériels sanitaires qui font aujourd'hui cruellement défaut en France -, et ses effets collatéraux politiques - qui profiteront aux formations protectionnistes, ultra-souverainistes, nationalistes et populistes. Comment le sujet risque-t-il ou devrait-il être abordé ? D'aucuns évoquent, de manière simpliste et idéologique, la "démondialisation" ; il faut plutôt questionner, explorer, mettre en débat les conditions d'une "autre mondialisation"...

En effet, comment mieux comprendre la mondialisation ? A l'image précédente des "avalanches" il faut substituer une autre métaphore. La première mondialisation, évoquée plus haut, qui s'achève au début du XXe siècle, après des décennies de mouvements profonds aux répercussions considérables sur le commerce, l'innovation, les prix relatifs, et générant un large spectre de gagnants ... et de perdants -, renvoie à l'image des plaques tectoniques. Des mouvements lents et puissants dont ni la vitesse ni l'intensité ni les effets finaux sur nos sociétés ne sont clairement accessibles. La même image vaut pour aujourd'hui. Cela appelle toutefois deux remarques.

D'une part, certes la mondialisation a sa part dans la montée des inégalités, mais son rôle suscite des réactions variées : indifférence ou négation venant des intégristes du laisser-faire, mais aussi sous-estimation par nombre de pragmatiques, et pessimisme de ceux qui mettent en exergue les effets inégalitaires de l'échange sur les marchés du travail des sociétés développées. D'autre part, les problèmes environnementaux en général, et le problème climatique en particulier existeraient en l'absence de mondialisation, et ce même si les transports de marchandises échangées internationalement génèrent d'importantes émissions de gaz carbonique.

S'il est admis que l'effondrement de l'économie mondiale témoigne de l'extrême fragilité de ses fondations et d'un épuisement protéiforme - y compris de la planète vivante -, n'est-il pas l'heure d'ouvrir la voie d'une "troisième mondialisation" ?

Poser la question est judicieux. Apporter une réponse est périlleux, ou tout au moins prématuré. Pour définir les formes et les termes d'une "autre mondialisation", il faut garder à l'esprit ce qui est inéluctable dans les conditions actuelles. Nous vivons dans un monde de près de huit milliards d'habitants, alors que la population n'était que de 2,5 milliards en 1950. Un monde où les facilités de transports se sont considérablement accrues, où la communication d'un bout à l'autre de la planète est instantanée et quasi-gratuite. Un monde où les règles du commerce ne sont qu'un des chapitres de la coopération des Etats nations. Le tout sur fond de crise écologique. Vaste, très vaste problème...

Le thème - l'un de vos sujets de recherche les plus aboutis - de la transition écologique sera sans conteste au centre de la reconstruction systémique de la planète. Les spécialistes - scientifiques, biologistes, environnementalistes, sociologues, philosophes - ne sont pas l'unisson, les vœux se heurtant au principe de réalité. D'aucuns redoutent même que l'absolue urgence de relancer au plus vite l'économie mondiale convoquera les mêmes paradigmes qu'hier, et pourrait "justifier" de reléguer l'enjeu climatique et environnemental. Entre souhait et raison, comment votre expertise qui par nature se doit d'être la plus objective possible, se positionne-t-elle ?

Le ralentissement économique va de pair avec la diminution de l'émission des gaz à effet de serre ; c'est une "bonne nouvelle" pour le climat. Et elle s'accompagne, pour des raisons diverses, d'une baisse substantielle du prix du pétrole ; évidemment une "mauvaise nouvelle". Bien entendu, ceci est conjoncturel, et ne modifie pas les données du problème climatique. Il serait irresponsable de reléguer au second plan la politique climatique à mettre en œuvre. Facile à dire, mais comment faire ?

La difficulté de la mise en œuvre d'une politique climatique globale est illustrée par l'histoire récente. Le protocole de Kyoto, qui mettait en place les conditions d'un marché du carbone mondial ambitieux, même s'il était limité aux pays développés, a été un échec spectaculaire. L'accord de Paris qui est en place entérine des engagements nationaux individuels non contraignants. Au projet de « grande rivière », Kyoto, s'est substitué le réseau de « petits ruisseaux » qu'est censé faire naître Paris.

La crise pandémique est facteur de crainte, celle que toute la politique économique soit accaparée par la relance de l'activité. Mais on peut aussi espérer que la situation provoque une prise de conscience de la dimension planétaire des risques auxquels nous sommes soumis et de leurs entrelacements - puisque, par exemple, le risque climatique porte un risque sanitaire. Soyons optimistes et espérons que les événements en cours vont convaincre nos contemporains de la nécessité d'une solidarité planétaire.

"Chronologie sanitaire et chronologie de l'action économique sont interconnectées, or les deux sont, à ce jour, largement incertaines."

En 2002, vous devenez titulaire de la chaire "Théorie économique et organisation sociale" du Collège de France. Votre leçon inaugurale est reprise par la Revue d'Economie Politique sous le titre : "L'Etat et le marché : constructions savantes et pensée spontanée". Comment, dès maintenant, faut-il penser l'Etat ? Et pour quel marché ?

Le marché et l'Etat sont des institutions complémentaires. Mais la mondialisation des échanges crée une déconnexion des frontières de l'Etat et de celles du marché, et la mondialisation des biens collectifs accroit bien au-delà des limites des Etats-nations, l'espace pertinent d'une bonne gouvernance. Aujourd'hui comme hier, le marché, en faisant émerger les signaux prix qui assurent l'équilibre, gouverne l'allocation des ressources. Aujourd'hui comme hier, il est convenu d'assigner à l'Etat, ou à ce qui en tient lieu, trois rôles principaux : assurer une bonne régulation des marchés, agir sur la distribution des revenus, fournir les biens collectifs.

La régulation des marchés est confiée à des autorités indépendantes - c'est le cas en France, mais sous supervision européenne - qui définissent les règles du jeu, lesquelles reflètent leur conception des formes de la concurrence souhaitable. Une conception très influencée, en Europe, par la vision ordo-libérale, l'"ordnung politik" allemand. Beaucoup serait à dire sur ce sujet. Disons seulement que l'actualité des effets de la désindustrialisation sur la disponibilité de médicaments, remet à l'ordre du jour la réflexion sur la désirabilité et la légitimité d'une politique industrielle.

L'action sur la distribution du revenu mobilise toute une série de mesures : mise en œuvre d'une fiscalité redistributive, fourniture de services gratuits, mise en place d'un salaire minimum, etc... Vaste chantier, avec à l'arrière-plan les effets distributifs de la mondialisation évoqués ci-dessus. Et la montée des inégalités a fait l'objet d'une prise de conscience dont la dimension planétaire est remarquable. La crise sanitaire a aussi des effets distributifs significatifs - certains maintiennent leur revenu, d'autres le perdent entièrement ou partiellement - qui réveillent, dans l'actualité, l'idée de revenu minimum. Bien entendu, la redistribution dont il s'agit est au niveau des Etats.

Quant à la fourniture de bien collectif - "chacun en a sa part et tous l'ont tout entier" -, elle est mise à l'épreuve par le problème climatique, qui illustre combien l'absence d'outils appropriés pour une gouvernance mondiale efficace est critique. Notons que les entités qui organisent l'action internationale, ne peuvent aller, ou ne vont pas au-delà des prérogatives sectorielles qui leur sont assignées. Ainsi, la suggestion d'une taxe carbone aux frontières, difficile à mettre en œuvre mais essentielle pour éviter les fuites de carbone qu'une politique climatique vigoureuse menée dans un pays ou groupe de pays engendrerait, n'a jamais été envisagée sérieusement par l'organisation mondiale du commerce (OMC). Resterait la solution suggérée par Nordhaus : le déploiement de protections tarifaires standard, aux frontières d'un club de pays vertueux, et l'ouverture de ce club aux pays désirant le rejoindre. Tout ceci suggère que le décloisonnement de la coopération internationale, par exemple en liant commerce et environnement, est une direction plausible de progrès.

Un nouveau courant idéologique, propre à la discipline économiste, pourrait-il naître ? Et qui incarnerait le vœu d'une plus grande interdisciplinarité, d'une plus grande transdisciplinarité si souvent souhaitées et si rarement appliquées ?

La perspicacité des économistes, sur les problèmes de leur ressort, est nécessairement variable, comme le démontrent les deux cas de difficultés extrêmes rattachés métaphoriquement à la catégorie des avalanches et à celle des plaques tectoniques. La réflexion collective des décennies précédant le début du 21ème siècle, géographiquement élargie et de plus en plus organisée autour des méthodes exigeantes portées par la Société d'Économétrie, avait contribué à améliorer les schémas intellectuels de la profession. Mais la spécialisation croissante s'accompagnait d'une certaine balkanisation du savoir que le fonctionnement du système collectif d'évaluation et la technicité des contributions avaient exacerbée : c'est l'une des raisons de ses défaillances, qu'incarne un savoir sur la finance appuyé sur plusieurs sous-domaines spécialisés.

Voici, sans prétention à l'exhaustivité, quelques têtes de chapitre, où la réflexion est aujourd'hui nécessaire et prometteuse : la logique de l'innovation, la formation des anticipations dans un monde inter-connecté, la distribution des revenus et les inégalités au sein des nations ou entre nations. Que faire pour améliorer notre compréhension de ces problèmes ? Faut-il s'appuyer sur les outils nouveaux apparus récemment (big data) ou suivre les pistes de recherche nouvelles (montée en puissance des méthodes expérimentales, sollicitation de sciences voisines comme la neurologie) ? La réponse est bien sûr positive.

Faut-il mettre au rebut le savoir antérieur ? Tout au contraire ! Plus de deux siècles de réflexion spécifique ont permis une accumulation du savoir, qui s'est accrue dans la deuxième partie du XXe siècle, et dont chaque pièce laisse place à une certaine liberté d'interprétation et d'application mais dont l'ensemble constitue un socle essentiel pour l'analyse.

Faut-il remettre en cause la culture de la profession, et la mathématisation du savoir ? De fait, la création de l'Econometric Society en 1933, voulait promouvoir, comme le manifeste de Joseph Schumpeter le soulignait, une division du travail entre le théoricien, dont le travail s'appuyait sur la modélisation, et l'économiste appliqué, censé recourir aux instruments de la statistique. Ce programme s'est développé, et le mode de production économétrique est devenu, il y a trente ans, quasiment hégémonique dans le monde savant. Il ne l'est plus. Reste que la modélisation, prolongement du raisonnement par d'autres moyens, et la statistique sont, à tout le moins, toujours d'actualité. Cet éloge de la modélisation va de pair avec la conscience de ses limites et ne signifie pas, tout au contraire, la négligence de l'histoire économique essentielle à la compréhension du monde... et pour qui la logique de l'investigation économétrique s'est révélée fructueuse. Elle est moins encore absence de dialogue avec les disciplines voisines, mais appelle au contraire renforcement du dialogue.

Le savoir économique est bel et bien mis au défi de mieux comprendre la complexité croissante du monde économique aujourd'hui en place. Mieux comprendre le monde pour mieux aider à le changer....

Le chef de l'Etat l'a affirmé lors de son allocution du 16 mars annonçant le confinement. "Lorsque nous serons sortis vainqueurs [de la guerre contre le coronavirus], le jour d'après ce ne sera pas un retour aux jours d'avant (...). Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées, (...). et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences (...). Hissons-nous individuellement et collectivement à la hauteur du moment". En résumé, comment imaginez-vous et comment espérez-vous que prenne forme ce "jour d'après" ?

Les certitudes et les convictions sont rarement balayées rapidement. Le temps de la guerre contre le coronavirus est aussi un temps qui renforcera l'exigence de solidarité et incitera à la réflexion sur sa mise en œuvre dans le monde et l'époque compliqués que nous traversons.

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[1] F. Bourguignon, R. Guesnerie (1995) la mondialisation, moins d'inégalités entre nations, plus d'inégalités au sein des nations ?

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Commentaires 10
à écrit le 20/04/2020 à 11:35
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Je tiens à dire à quel point j'ai apprécié la lecture de cet article mais pour regretter cependant son introduction un peu hâtive. La pandémie n'est pas un phénomène nouveau, des épidémies ont toujours existé pour se répandre au delà des frontières ...

à écrit le 16/04/2020 à 17:41
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Un outil placé entre de bonnes mains sera un bon outil, le même outil placé entre de mauvaises mains sera un mauvais outil. Est-ce que la planète a changé de mains depuis cette crise ?

à écrit le 16/04/2020 à 15:43
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Churchill commence son laïus en incriminant les écologauchistes,les vénézuéliens...toujours le même discours fasciste néolibéral. l'argument que la pauvreté a diminué entre nations mais augmenté au sein des nations mais n'était-ce pas le but poursuiv...

à écrit le 16/04/2020 à 15:31
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Mon âge et mon expérience professionnelle m'amène à dire ceci: a) recommençons à fabriquer en France, en premier lieu les produits stratégiques qui renforcent notre souveraineté. Indépendance énergétique, surtout ne pas se défaire du nucléaire (cf. ...

à écrit le 16/04/2020 à 13:55
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3eme mondialisation, traduction : En route vers un "bordel" sans nom.

à écrit le 16/04/2020 à 13:45
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Article intéressant mais qui sous estime la responsabilité des économistes, certes il y a eu des choix politiques mais il y a eu des économistes pour les appuyer . La France s'est desindustrialisée mais d'après pas mal d'économistes il ne fallait sur...

à écrit le 16/04/2020 à 10:14
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On s'achemine tout doucement vers le constat que la population mondiale, compte tenu des ressources de la planète est trop importante. La technologie n'ameliorera rien, au contraire, elle va augmenter la destruction de la planète par le pillage, le d...

à écrit le 16/04/2020 à 9:38
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"Contrairement à la crise de 2007-2008, la responsabilité des économistes n'est pas engagée dans la crise sanitaire présente, sauf indirectement, au travers de l'accroissement du " L'article s'arrête ici de mon côté

à écrit le 16/04/2020 à 9:12
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dérèglement climatique, inégalités entre pays, inégalités immenses dans l'ensemble des pays, voila le joli cocktail de l'organisation humaine. le coronavirus ne changera rien, les défenseurs de ce système ne prendront jamais les rennes pour le bien...

à écrit le 16/04/2020 à 9:08
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je ne suis pas d'accord avec tout, c'est normal c'est autrement plus construit et argumente que les pseudos ariticles des gauchistes qui revent d'un grand soir ecolocommuniste qui menenrait l'ensemble du monde au bonheur venezuelien sans inegalites ...

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