Au cœur des tiraillements

Sondage Enov Research / Acteurs de l'économie

« Les Français ne savent pas où ils en sont, progressent dans le trouble, sont en panne de repères. C'est cette incertitude que le sondage met en exergue », observe le psychanalyste Jean-Pierre Friedman. Une incertitude que manifeste le caractère erratique des réponses, et qui cristallise le particularisme abstrus, insaisissable et donc fantasmatique du sujet, la dissémination et l'illisibilité des lieux de pouvoir, enfin la difficulté - voire l'ambivalence - pour chacun de se positionner face à ce qui fascine et effraie, séduit et repousse. Ainsi, les personnes sondées sont fortement partagées sur l'appréciation générale du pouvoir (26 % et 39 % le considèrent de manières respectivement « positive » et « négative », plus d'un tiers refusant de trancher), et si les items réprobateurs (« domination », « rapport de force », « abus ») prévalent - circonscrivant l'exercice du pouvoir à une injonction qui s'appuie sur la coercition - ceux relatifs à la « responsabilité », « l'ambition », la « réussite», et la « compétence » sont soulignés. Toutefois, la méfiance domine, de la même manière au sein de toutes les générations et, -remarque l'auteur de l'enquête Thierry Morize (Enov Research), « y compris » parmi ceux - cadres et professions intermédiaires - qui disposent de davantage de responsabilités.

L'autorité publique déclassée

« L'effet» mondialisation accentue la perturbation. L'époque déliquescente en matière financière - crise des subprimes, écroulement des marchés boursiers, faillites bancaires - peut avoir pesé sur des réponses qui propulsent les marchés financiers largement en tête des « véritables détenteurs du pouvoir ». La répartition des réponses traduit la complexité d'une planète où les lieux de décision se multiplient, se juxtaposent, s'entrechoquent. L'autorité « publique» - l'Etat, les organisations internationales, l'Union européenne - apparaît en retrait de la sphère financière. « Nous sommes dans un système capitaliste, où marchés financiers et représentations politiques sont en interdépendance. C'est dans la nature même du système économique. Certes, la globalisation accroît le pouvoir économique du capital, mais la force politique, la démocratie, domine, et les Etats-nations survivent parce qu'ils protègent la population. Quant à l'Union européenne, c'est son fonctionnement et non son autorité qui est déplorée », commente Jean-Paul Fitoussi, président de l'OFCE. Si l'entreprise n'apparaît détenir le « vrai pouvoir» que pour 23 % des personnes interrogées, le pouvoir est perçu en son sein de manière moins négative. 57 % des actifs estiment son exercice « plutôt ou très satisfaisant », 63 % à « l'écoute du personnel » et seulement 37 % « autoritaire ». Sans surprise, dirigeants et actionnaires sont appréciés comme disposant de « trop » de pouvoir, au contraire des syndicats et des salariés. 59 % des actifs font de l'élargissement du pouvoir l'un de leurs objectifs professionnels. Sans doute conscients que l'organisation de l'entreprise ne permet « de » pouvoir qu'avec « du » pouvoir.

Les médias dans la tempête

« Les citoyens se sentent dépossédés de leur pouvoir », analyse Thierry Morize. L'insuffisance des contre-pouvoirs est en effet plébiscitée par 83 % des personnes interrogées, et plus particulièrement les syndicats (pour 45 % de-celles-ci), l'opposition politique (45 %), les associations (72 %), les ONG (74 %), et les citoyens (88 %) sont estimés disposer de trop peu de pouvoir dans la vie publique. L'incongruité émane des médias, jugés par 65 % des personnes interrogées comme possédant « trop » de pouvoir, et comme étant bien davantage (50 %) des complices du pouvoir que des contre ¬pouvoirs (10 %). Le sociologue des médias Cyril Lemieux, maître de conférences à l'EHESS, y décèle les conséquences « d'une relation des citoyens aujourd'hui très personnelle aux médias. Ceux-ci occupent une place centrale dans la société et affectent tous les pans de l'activité sociale. Ils sont partie prenante dans la compétition - il n'y a qu'à constater les répercussions, dans les établissements stigmatisés, produites par les palmarès des hôpitaux écoles... -, et constituent le support de visibilité dont tout acteur (entreprises, syndicats, élus...) veut profiter. Pour cette raison, on les craint autant qu'on attend d'eux ». Chaque citoyen fait une expérience plurielle: le pouvoir des médias peut être vécu de manière intrusive, lui-même s'en sert mais la concurrence s'en saisit également, enfin il est potentiellement exposé; « et avec la multiplication des canaux, nous sommes des téléspectateurs, auditeurs, lecteurs directement concernés par des articles ou des reportages - qui portent sur notre métier, notre secteur d'activité, notre entreprise, notre commune... - et mesurons concrètement l'étendue des erreurs produites et des biais introduits. Alors nous extrapolons: « si ce journal laisse passer de telles inepties sur ce que je connais bien, alors il doit faire de même dans tous les autres domaines » ». Tout cela, couplé à l'envergure et à l'instantanéité des répercussions perçues, élève mécaniquement le « degré de protestation ». Un délitement de la crédibilité des médias enflé par l'absence de sanctions pour les journalistes coupables de fautes - PPDA demeurera aux commandes du journal de TF1 malgré le scandale de la fausse interview de Fidel Castro -, et par le rejet de toute régulation du métier. Cyril Lemieux repère dans ce sentiment d'impunité la cause d'une dissymétrie: « Les médias voient leur pouvoir croître largement, mais leur légitimité stagner ».
Certes, rappelle l'universitaire, le rapport critique des citoyens aux médias « remonte aux années 80 ». Mais « l'effet» Sarkozy - sa relation personnelle aux médias, sa proximité avec la plupart des plus puissants propriétaires de presse, ses immixtions récurrentes dans la vie des supports, sa très contestée réforme de la télévision publique - et la structuration économique du secteur, particularisée par la multiplication des collusions d'intérêt que les propriétaires de médias entretiennent avec leurs autres activités ou avec les pouvoirs décisionnels, constituent une « loupe grossissante » des défaillances du métier (arbitraire, manque de distanciation et de professionnalisme...) et contribuent au jugement sévère des personnes interrogées. « Leur sentiment que les professionnels des médias font eux aussi partie de l'élite n'y est sans doute pas étranger ». Quant à l'incohérence de ceux qui blâment TF1 mais consultent son JT, de ceux qui raillent Voici mais s'y précipitent en salles d'attente, elle n'est pas imperméable à l'appréciation du pouvoir ad hoc: « Chacun pense que les médias manipulent « l'autre », « le voisin », et assure pour lui- même n'être pas dupe ». 



Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.