Sam Braun, le Juste

Juste, il ne l'est pas pour avoir soustrait des juifs à l'extermination. Mais les enseignements sur l'Homme que le rescapé de la Shoah a fertilisés dans le camp de Buna-Monowitz peuvent contribuer à sauver de la tentation de « déshumanité », d'indigences comportementales, ou des périls de civilisation les milliers de lycéens auprès desquels il témoigne depuis une quinzaine d'années. Acteurs de l'économie cherche à « mieux explorer, cerner, comprendre l'Homme dans l'économie et dans l'entreprise ». Le livre de Sam Braun, Personne ne m'aurait cru, alors je me suis tu, fournit une investigation exceptionnelle sur l'élément principal de cette ligne éditoriale. « L'Homme s'est complètement compromis, mais je crois qu'il va se réveiller », promet l'octogénaire. S'Il entend les exhortations de l'auteur, l'espérance est permise.

Comment l'homme que vous êtes, au croisement de ce que l'on peut subir de plus abominable et de ce que l'on peut enseigner de plus pur, décortique-t-il la civilisation ?

 

Les Hommes n'ont-ils pas pour dessein essentiel, pour besoin impérieux d'apprendre à vivre ensemble, harmonieusement ? Lorsqu'on est mûr pour poursuivre cette quête, lorsqu'on a acquis que l'autre doit être considéré comme soi-même et tel qu'il est, les voies que l'on cherche ne sont plus celles qui désunissent les hommes mais celles qui les soudent. Mon autre conviction, c'est que l'Homme, nonobstant l'amélioration des structures de la société et son contexte de vie, est perfectible. Et s'il demeure capable d'aveuglements, d'une bestialité et d'une barbarie inouïs, il est « meilleur » que ses ancêtres des cavernes ou même du Moyen-âge.

 

L'enjeu est d'accepter cette perfectibilité et la somme des richesses qui s'y nichent. Est-ce possible dans une société qui récuse à ce point la fragilité, l'imperfection ?

 

Lorsque l'Homme est dans le refus de considérer l'autre tel qu'il est, il est dans le déni de la « notion sociale ». Il croit alors détenir la vérité, et peut employer les pires exactions pour l'imposer. Le vœu de placer les Hommes  dans les conditions de « vivre ensemble » vole alors en éclats.

 

La déstructuration des prisonniers des camps de concentration passait par la dépersonnalisation complète de chaque individu, considéré « moins qu'un animal puisqu'un animal a, lui, un statut ». Vous êtes donc particulièrement sensible à la notion d'identité « une et unique ». La dépersonnalisation ne caractérise-t-elle pas la société actuelle ?

 

Absolument. Ce qui m'effraie particulièrement dans cette dépersonnalisation, c'est qu'elle semble s'effectuer au profit des communautés. L'importance de l'individu se substitue au bénéfice de l'idée et de celui qui va la porter : le groupe.

 

Alors que votre expérience de la Shoah pouvait naturellement vous y destiner, vous avez échappé à la tentation de ce communautarisme. D'autres y succombent. Le communautarisme irrigue sectarisme et intolérance, mais aussi, dans un monde maltraitant et cloisonnant, constitue un refuge pour faire exister son identité, sa culture, ses racines… Y adhérer ne vous aurait-il pas aidé à vous reconstruire plus vite ?

 

Il existe un communautarisme positif. Mais le danger de déviance est très grand. La plupart des adeptes entrent dans les sectes avec sincérité, pureté, espérant simplement rencontrer des personnes proches de leurs aspirations, ignorant tout de ce qu'ils vont y connaître.
Effectivement, la tentation a existé. Mais jamais je n'aurais  pu y répondre favorablement. Pour deux raisons : n'étant pas croyant je ne pouvais pas adhérer à une pensée commune agrégée autour de la foi. Et à mon retour du camp, j'ai eu conscience que je ne pouvais me tirer d'affaire que seul. J'ai milité plus tard dans des groupes philosophiques. Je m'y suis senti bien, car ils étaient homogènes mais ne procédaient pas d'une unité de pensée.
La communauté, je l'ai connue. En 1946, année de mes baccalauréats. J'ai alors sombré dans l'alcoolisme. Or l'alcoolique est toujours avec d'autres alcooliques… C'était horrible. J'y étais si mal, j'avais comme une espèce de besoin de purifier dans l'alcool tout le mal qu'on m'avait fait, comme l'alcool à 90° nettoie une plaie purulente.

 

Ce que vous avez vécu est la preuve que l'homme peut broyer l'Homme au nom de l'accomplissement du double besoin de posséder et d'exercer le pouvoir…

 

L'argent pervertit. Mais le pouvoir pervertit encore plus. Posséder le pouvoir, même artificiel, sur les autres, constitue un levier effroyable. Cela me glace. D'autant plus que cette relation de l'Homme au pouvoir me semble s'être aggravée depuis soixante ans. Pourtant, cela n'entame pas mon optimisme : je suis convaincu qu'avec le temps cette situation s'arrangera, que la conscience de l'autre dominera dans la conscience de chacun. Même si ni moi, ni mes enfants, ni même mes petits-enfants ne connaîtront cette civilisation.

 

La condition de « sous-homme », l'acte de « déshumanisation » vous furent imposés. Quels sont les « sous-hommes » du XXIe siècle ?

 

J'ai connu la condition de « sous-homme », mais j'en ai refusé l'état. Je me suis donc toujours placé « en dehors » de cet état dans lequel d'autres me considéraient ou croyaient m'enfermer. A mes yeux, il ne peut bien sûr pas exister de « sous-homme » puisque tous les hommes sont de même valeur. Les « sous-hommes » décrétés par la société du XXIe siècle sont les « faibles ». Ces faibles naissent du refus, de la peur, du rejet de la faiblesse dont certains hommes se rendent coupables. Ces derniers n'acceptent pas la faiblesse autour d'eux. Ils la considèrent comme une tare. Et une justification : celle d'écarter les « faibles » de leur univers et de bâtir une société de castes, cloisonnée, hiérarchisée. C'est dramatique. La perception de ces « faibles » et de cette « faiblesse » a nourri ma vocation de médecin : le « faible » est en situation d'infériorité et a besoin plus que d'autres qu'on lui tende la main ; c'est lui qui m'a toujours attiré, intéressé même.

 

Le silence - comme plus tard la parole -, salvateur, a participé de manière capitale à votre reconstruction. Notre société en est-elle devenue la négation ?

 

Le silence fait beaucoup de bruit et il est essentiel. Tant de choses se passent dans le silence… et tant d'entraves le malmènent aujourd'hui. Il y a quelques années, France 3 a produit un film sur mon histoire, titré Les Enfants de Sam. Sa thématique principale : comment un père qui a connu un tel calvaire et l'a tu pendant des décennies peut-il élever des enfants « normaux » ? Lors d'une projection à la Cinémathèque, son directeur - également critique de cinéma - a pris la parole. Il a attiré l'attention des spectateurs sur ce qui constituait à ses yeux l'élément « le plus important du film : les silences ». Ceux de mes enfants comme les miens. « Il s'y concentre tellement de sentiments et d'enseignements… ».
Une perspective m'est souvent posée par les lycéens, à laquelle je peine à répondre : et si Auschwitz devenait un jardin public où les enfants pourraient courir et jouer… ? Je suis écartelé alors entre deux sentiments : d'une part on ne peut vivre éternellement dans le souvenir, et la vie doit toujours primer sur la mort ; d'autre part, Auschwitz est le seul lieu où le silence a la parole, et où il faut se taire devant chaque pierre qui porte et raconte la mémoire, il faut écouter le vent qui siffle le chant de la mort. Lorsque j'y suis retourné pour la première fois, en 1995, avec mes enfants, nous ne nous sommes rien dit. Ils avaient tout compris. Ne faut-il pas conserver un tel lieu ?

 

La culpabilité est abondamment traitée dans votre essai. Elle malmène chaque rescapé. La société actuelle déculpabilise-t-elle exagérément, provoquant la déresponsabilisation ?

 

Absolument. Et la racine du mal, c'est justement que cette personnalisation s'est progressivement effacée au profit du groupe. A la responsabilité de l'individu se substitue celle du groupe. Un phénomène dramatique, car à partir du moment où l'on abandonne la responsabilité au groupe auquel on appartient, on n'est plus un homme. On est un robot qui applique ce que le groupe lui dicte de faire. Et on perd l'essentiel de notre humanité.

 

Autre sentiment intensément développé : la peur. Quelle contenance donnez-vous à celles qui aujourd'hui particularisent le quotidien - peurs de la précarité, de la solitude… - ? Toutes sont-elles décentes au regard de celle que vous avez éprouvée dans sa réalité paroxystique ?

 

Une peur n'est jamais indécente, puisqu'elle traduit une souffrance. Or quelle qu'elle soit, toute souffrance est respectable. Il est exact que les enfants ont peur du lendemain. La première des causes n'est-elle pas cette fameuse déresponsabilisation, qui altère la maîtrise que l'on a de son destin et place exagérément l'individu sous la coupe du groupe ?

 

Vous avez survécu grâce à l'espérance, et aujourd'hui constatez que « l'Homme est redevenu fou », que « l'humanité piétine et même régresse », que « la haine resurgit », que « les folies des nazis ont fait école », que l'anéantissement d'une nature pourtant « indissociable » de l'humanisme est un symptôme supplémentaire de la déliquescence. Bref, l'Homme a échoué dans son travail cathartique depuis soixante ans…

 

Souvent les enfants me disent : « Quand on voit tous les génocides post-1945, on peut se demander : alors l'exemple d'Auschwitz n'a servi à rien ? ». Pour réponse, je les invite à imaginer que dans cette classe, une bonne fée surgit et fait revivre une personne de chaque génération qui nous sépare de Jésus-Christ. Et bien si chacune de ces personnes vivait 60 ans, seules 33 vies seraient présentes… Qu'est-ce que le temps projeté dans l'histoire de l'humanité ? La première impression peut être que l'Homme n'a rien appris. En réalité, il progresse, certes pas à pas, certes trop peu, et sa trajectoire doit être inscrite dans une temporalité autrement plus importante et qui a pour nom « l'éternité ». Cette éternité, je l'ai imaginée un jour auprès d'un enfant : elle est une forme de globe terrestre immense, en fonte très dure ; un oiseau passe une fois par siècle près de lui et l'effleure de son aile ; lorsqu'il sera complètement usé, ce sera la fin de l'éternité.
L'Homme s'est complètement compromis, mais je crois qu'il va se réveiller. Notre civilisation emprunte un sens qui n'emmène pas l'Homme vers le bonheur mais seulement une poignée d'hommes vers l'accomplissement de leur intérêt et de leur pouvoir. Cela ne peut demeurer. L'humanisme c'est un tout. L'humanisme c'est aussi le respect de la nature, puisque l'homme s'en nourrit. C'est ce qui fait de l'humanisme qu'il est à ce point aussi passionnant que complexe.

 

Vous témoignez auprès des lycéens et des collégiens - 4 700 pour la seule année 2005 -. Décelez-vous dans leurs remarques ou leurs interrogations de quoi nourrir votre espérance ?

 

Je n'ai pas l'outrecuidance de penser que je les ai tous convaincus. Mais si seulement 10 % d'entre eux ont été ébranlés dans leurs questionnements, bousculés dans leurs certitudes, et ont retenu de mon témoignage que « l'autre, c'est soi-même », je m'en félicite. Le verbe n'est pas indispensable à la communication humaine. Les enfants posent des questions, prennent position, mais c'est par le regard qu'ils manifestent leurs sentiments, leurs réprobations, leurs encouragements, et qu'ils me chargent d'un message. Dans ce regard, je constate qu'il y a tout lieu d'espérer, ou du moins de ne pas désespérer. Simplement je suis troublé par une interrogation douloureuse : est-il possible de chasser cette civilisation du pouvoir et de l'argent sans recourir à la violence ? Une métamorphose peut-elle s'accomplir de façon pacifique ? Je crois, malheureusement, que seule une révolution sanglante peut produire le changement espéré.

 

Vous avez vivement critiqué l'initiative de Nicolas Sarkozy de faire parrainer la mémoire des enfants juifs exterminés par 10 000 élèves de CM2 (finalement inhumée le 18 juin par une circulaire du Ministère de l'Education nationale). Etait-ce là un exemple de « devoir de mémoire » quand toute votre démarche s'emploie au « travail de mémoire » et à donner le goût et la responsabilité d'être tous des « passeurs » de mémoire ?

 

L'intervention du Président de la République était essentiellement opportuniste. Comme cela lui arrive très souvent, il a agi sans réfléchir préalablement. Pensez qu'une femme comme Simone Veil, présente lors du fameux dîner, n'était même pas informée de cette « proposition »…
Certaines de mes petites-filles ont une dizaine d'années. Au fait de mon histoire, elles sont dans le questionnement. Oserais-je leur imposer l'an prochain la mémoire de ma petite sœur, disparue dans une chambre à gaz au même âge qu'elles ? Bien sûr que non. Et de quel droit alors devrais-je l'imposer à tous les autres enfants âgés de dix ans si je me refuse à le faire pour elles ? Une telle initiative est particulièrement mortifère, et inappropriée à l'égard d'enfants qui justement portent la vie, une vie dont nous devons protéger l'image merveilleuse qu'ils en ont à leur âge. Avec Stéphane Guinoiseau, co-auteur de mon livre, nous proposons un programme d'enseignement de la Shoah en dix points, fondé sur trois piliers. Le premier inviterait à étudier en CM2 non pas la mort de l'autre mais son sauvetage, par les Justes. Il s'agirait là d'une image autrement plus accessible et utile pour des enfants engagés dans un processus bien davantage de vie que de mort. En 3e, le cursus d'histoire devrait s'attacher à la compréhension du génocide, de tous les génocides - des juifs autant que des tsiganes, des homosexuels… -, afin d'appréhender une souffrance particulière : celle des victimes de l'injustice non pour ce qu'ils ont fait mais pour ce qu'ils ont été. Alors que les (auto)biographies sont au programme de français de cette classe, pourquoi ne pas étudier quelques œuvres aussi majeures que Si c'est un homme, de Primo Levi ? Enfin, en terminale, il est capital de réintroduire ce que Luc Ferry, alors Ministre de l'Education nationale, avait décidé, de manière incroyable, de reléguer en fin de 1ère - et voué à être « bâclé » - : l'enseignement de la seconde guerre mondiale. Sous une double approche : celle rapportée par les historiens, mais aussi celle, développée en programme de philosophie, qui s'attacherait à décortiquer les processus génocidaires. Ou comment quelqu'un d'ordinaire comme nous le sommes tous peut se métamorphoser en barbare. Expliquer cela, c'est de la psychologie, donc doit être étudié par les professeurs de philosophie.

 

C'est d'ailleurs la principale des quêtes que vous dites poursuivre : saisir le moment, les facteurs qui placent l'Homme dans les conditions de basculer…

 

Effectivement, car comprendre ces conditions s'avère tout à fait capital pour essayer de les anticiper et les maîtriser.

 

Avez-vous progressé dans la connaissance de cette situation ?

 

Non. J'ai seulement acquis une certitude : le plus grand des dangers pour l'Homme, c'est le groupe. « Faire comme le groupe ». A Oradour-sur-Glane, qui du chef SS qui donne l'ordre de parquer dans l'église femmes, enfants, vieillards et d'y mettre le feu, ou du simple soldat enrôlé de force qui actionne le lance-flammes, est le plus coupable ? Ce dernier. Car contrairement au SS, il n'était pas habité par la haine, et il a commis l'indicible « simplement » parce qu'on lui en donnait l'ordre, qu'il voulait faire « comme les autres », qu'il ne voulait pas se distinguer des autres.

 

Vous êtes attaché à l'universalité des causes. Qu'a d'exemplaire celle que vous défendez ? Pourquoi est-il si capital que les futures générations conservent la mémoire de la Shoah ?

 

La mémoire de la Shoah se distingue de celle des autres barbaries, car ce génocide est d'une autre nature. Une barbarie d'Etat, fondée sur une distinction de race qui n'existe pas puisque la totalité des hommes fait partie d'une même famille, l'espèce humaine ; ma mère, mon père, ma sœur furent exterminés non parce qu'ils pratiquaient la religion juive - ils étaient athées - mais parce qu'ils « étaient » juifs. Une barbarie qui n'avait donc pour ferment aucune des causes connues jusqu'alors, toutes articulées autour d'un conflit palpable, matériel, religieux, de pouvoir entre des hommes qui se considéraient comme tels. Là, il s'agissait d'un acte barbare perpétré par des hommes qui ne nous assimilaient pas à des hommes. Pour autant, conscient que ma sensibilité au phénomène génocidaire a pour germe exclusif la Shoah, je suis particulièrement sensible à la nécessité d'enseigner « tous » les processus génocidaires, y compris pour contenir toute tentative - ou toute tentation - de surenchère victimaire.

 

Travaillons-nous suffisamment la mémoire ? Peut-on y parvenir dans une telle frénésie d'immédiateté, d'instantanéité, où la nouvelle temporalité fait que chaque événement ne  coexiste pas avec le précédent mais le chasse ?

 

Si on limite la mémoire dans le cadre de la Shoah, et si on confine la barbarie du XXe siècle à la Shoah, on passe à côté d'enseignements essentiels. En revanche, si on inscrit la Shoah dans le cadre général de la barbarie - qui inclut toutes les autres barbaries -, on établit les conditions d'un travail pertinent de la mémoire.

 

L'imaginaire vous a sauvé. Sont-ce le rêve, l'imagination, la créativité que l'éducation
- celles des parents comme de l'école - doit en priorité enseigner ?

 

Ce que l'éducation doit apprendre en priorité, c'est que chacun constitue le maillon d'une longue chaîne, et qu'il a le devoir, au long de sa vie, de transformer en or ce maillon qui n'était que fer blanc à sa naissance. Et l'enseignement a pour responsabilité d'apprendre à réaliser la transmutation de ces deux matériaux. A l'accomplissement de cette quête, l'imaginaire est effectivement essentiel puisqu'il recueille le creuset de la créativité. L'imaginaire est le lieu fondamental de la vie.

 

Le matérialisme de notre siècle donne-t-il encore de la place à cet imaginaire ?

 

Il faut admettre que ce sont davantage les conditions de l'imaginaire qui ont changé que l'imaginaire lui-même qui s'est amoindri. Un enfant devant l'ordinateur et face aux jeux vidéo développe un imaginaire, certes différent du nôtre et de celui que l'on nourrit dans la lecture, mais bien réel.

 

C'est notamment grâce à cet imaginaire que vous êtes parvenu à étrangler la faim. Soixante ans plus tard, la faim décime des millions de personnes, et rappelle l'Occident comme le capitalisme à leur culpabilité. Ces  émeutes ont-elles pour vertu de placer les pays riches face à leurs responsabilités ?

 

L'émergence des ONG et l'engagement de tous leurs salariés et bénévoles mobilisés pour affréter des sacs de riz à l'autre bout du monde témoignent que des leçons ont été tirées. Mais effectivement il faut s'interroger : faire converger les enjeux de la société vers la quête de profit, le consumérisme, la « réussite », est-il de nature à favoriser l'évolution de l'Homme ? Est-ce d'ailleurs bien ce qu'au fond de lui il cherchait ? La réponse est bien sûr négative. Et elle induit une seconde conclusion : la société et la civilisation se sont trompées. Car le but de l'existence n'est rien d'autre que de disposer des conditions primaires - vivre décemment, posséder un toit, manger à sa faim - pour aimer les êtres qui vivent autour de nous.

 

Vous ne vous considérez « ni héros, ni victime ». Déplorez-vous l'appétit de victimisation symptomatique de la société ?

 

Cette posture est très présente, même parmi les anciens déportés. Mais, concernant ces derniers, n'est-ce pas humain ? Il n'empêche, dans cette ère de la victimisation, j'aimerais que l'individu davantage se préoccupe de l'autre, plutôt que d'être dans la seule conscience de son propre cas. Malheureusement, nous en sommes loin.

 

Dans le camp, vous n'avez presque jamais connu la solidarité. Est-ce ce qui fait le plus défaut aujourd'hui ?

 

L'homme me paraît être d'un égoïsme forcené, il semble habité par une seule préoccupation : son bien-être personnel, il est bien peu attentif aux douleurs de l'autre. Mais là encore, ne veut-on pas aller trop vite ? Bien sûr, moi-même aimerais tant que ce dramatique égocentrisme recule au plus vite. L'homme ne se change pas comme on modifie un ordinateur. Il est dans un rythme d'extrême lenteur, qu'il faut accepter. Il faut laisser au temps le temps de faire son œuvre. A cette seule condition l'Homme prendra conscience que l'autre existe.

 

« Courage, frères, nous sommes les derniers », clama un prisonnier au moment d'être pendu dans la cour de votre camp - et qui peut-être inspira au peintre Zoran Music sa série « Nous ne sommes pas les derniers » -. De cet homme torturé dans les geôles à ces Tchèques qui bravaient les balles pour vous jeter du pain du haut d'un pont, vous avez vu ce qu'est le courage. Vous avez aussi résisté, jusqu'au dernier jour, où vous étiez déterminé à succomber. Que signifie être courageux et résistant au XXIe siècle ?

 

Le courage c'est de regarder la vie comme elle est et de faire en sorte qu'elle soit autrement. Le courage s'accomplit aussi dans le quotidien, il s'échine au « vivre pas trop mal », il trace le chemin au sommet duquel on peut s'estimer « pas trop mécontent » de ce que l'on a accompli dans son existence sans pour autant avoir produit un quelconque acte héroïque. On fait preuve de courage lorsqu'on vit en accord avec son éthique.
Mais le premier des courages, c'est de lutter contre les communautarismes qui génèrent obscurantisme et violence. En effet, c'est d'essayer de repousser la tentation, rassurante, de s'identifier à une communauté, de s'y fondre, puis de s'y perdre jusqu'à disparaître soi-même puisqu'on a fait le choix d'effacer ses propres responsabilités. Or je constate que le courage, marque d'individualité, s'émousse gravement au bénéfice des communautés, de la perte de personnalité. Le courage autrefois d'une personnalité devient alors celui de la communauté elle-même, du groupe auquel on appartient...
Résister est le corollaire du courage. C'est lutter contre la tentation de la vie facile, celle de ne pas considérer l'autre, de ne pas s'y intéresser… C'est combattre la tentation de croire que l'on est là pour rien. Je crois en l'existence d'une raison et d'une finalité à la vie de chacun. Evidemment, moi qui ne crois pas en Dieu et le considère comme un substrat de réponse trop facile, je suis bien embarrassé d'essayer de déterminer un contenu à cette conviction. Simplement, peut-on considérer que cette finalité participe, donne l'énergie et le sens, à cette fameuse transmutation du fer blanc en or ?

 

La France qui vous accueille au retour des camps est si terriblement indifférente, suspicieuse, méprisante, qu'elle va inspirer le titre de votre essai. Comment avez-vous pu l'aimer par la suite ? Est-elle aujourd'hui digne de la fascination qu'elle exerçait sur votre père ?

 

J'adore la France. Cet attachement n'était pas très difficile ; il suffisait pour cela d'aimer mon père. Depuis mon retour, j'ai compris et ai totalement excusé la froideur avec laquelle nous avons été reçus. Ceux qui ont véritablement œuvré pour la libération de la France étaient les résistants. Ils avaient courageusement choisi des situations périlleuses, et il était donc normal que se concentrent sur eux les honneurs du peuple français. Pour autant, il n'était pas normal que nous, Français déportés « parce que » juifs, soyons ainsi rejetés… Et puis, n'oublions pas que nous sommes rentrés un an après la fin de la guerre et la libération de Paris ; les Français commençaient juste à cautériser leurs plaies, et notre irruption, massive, a exhumé chez eux de douloureux souvenirs, notamment leur propre responsabilité dans notre déportation. Les Français n'étaient pas dans leur majorité des collaborateurs, mais l'immense majorité des Français ne s'est pas opposée aux dénonciations et aux déportations. Lorsqu'on laisse faire un acte répréhensible, on est aussi responsable que lorsque l'on le perpètre. Et là, à notre retour, ils ont traduit leur malaise par l'indifférence ou le mépris.

 

Collégien à Clermont-Ferrand, « jamais » vous n'avez ressenti la moindre manifestation d'antisémitisme. Au contact aujourd'hui de dizaines de milliers d'élèves dans les écoles, constatez-vous une dégradation ?

 

Je n'ai jamais éprouvé de ressentiment antisémite à mon endroit, y compris dans les établissements un peu « chauds » de Seine-Saint-Denis. Là, il m'arrive régulièrement d'avoir face à moi des jeunes qui au début marquent ostensiblement du désintérêt pour mon témoignage puis à la fin viennent me saluer et m'encourager à poursuivre… Des jeunes emmêlés dans la confusion entre position anti-israélienne et posture antisémite.

 

L'usine IG Farben vous employait, comme les autres prisonniers, à des fins économiques. Comment cette expérience a-t-elle façonné votre regard ultérieur sur l'économie, l'entreprise, le capitalisme ?

 

Je suis parfaitement ignare en économie. Je constate toutefois que la société est exclusivement façonnée en fonction de l'économie et asservie à un gourou, à des dogmes qui ont pour noms le dollar, l'euro, le PNB, le PIB, la croissance… C'est effrayant. Au point que l'économie apparaît comme une matière vivante, une existence mentale, émotive, corporelle comme le serait celle d'une femme que l'on aime et dont on accepte d'être le dévot. Quel trouble !

 

Vous avez vu dans les camps ce que la hiérarchie est capable de produire d'inhumain, de dérive, de manipulation - y compris lorsqu'elle distingue, par « sélection naturelle », les rescapés de ceux qui succombent -. Cela a-t-il suscité chez vous une manière particulière de considérer et de vivre la hiérarchie ?

 

Indiscutablement, j'ai appris beaucoup dans les camps. Et peut-être y ai-je puisé ma répulsion viscérale de la hiérarchie. J'ai refusé plus tard de participer aux concours hospitaliers parce que les établissements étaient régis par un système hiérarchique quasi militaire. Je suis moi-même incapable d'occuper une place hiérarchique car incapable d'ordonner quoi que ce soit à autrui. C'est pourquoi, jusque dans la manière d'exercer mon métier de médecin, je me considère comme un « libéral exclusif ».

 

La haine et la vengeance, vous ne les avez pas connues, pas même pour vos bourreaux, ni même en mémoire de votre famille. Vous n'avez pas succombé à l'implacable formule d'Albert Camus : « Quand l'homme reçoit une trop grande souffrance, il lui vient un appétit de malheur ». Est-ce cette résistance qui innerve votre humanisme ?

 

Cette absence totale du sentiment de haine a probablement résulté d'un enseignement confié par mon père. Lorsque j'ai été arrêté puis déporté, je n'ai pas le souvenir d'avoir haï quiconque. Etre préservé de ce sentiment écarte de facto toute déshumanité, assure de demeurer dans l'humain et de placer l'Homme, quel qu'il soit, dans le juste positionnement ; lorsque l'on est haineux, la valeur n'est plus donnée à l'Homme mais aux sentiments que l'on porte - les gens qui ont la haine la destinent d'ailleurs souvent à bien d'autres sujets que les seuls hommes -. Et alors, on prend la responsabilité de le frapper d'ostracisme, de le rejeter de la société. Ce qui m'est intrinsèquement impossible à éprouver. Mon humanisme prend racine dans cette impuissance et dans une exigence : on lui donne consistance dans le quotidien, dans une volonté de replacer l'Homme dans son univers, dans son contexte, dans l'environnement qu'il faut protéger. Etre humaniste est une philosophie, une discipline de vie bien davantage qu'une exhortation ponctuelle et enflammée balayée dès le lendemain par des actes contraires.

 

Boris Cyrulnik a conceptualisé et promu la résilience. Constitue-t-elle le ressort qui cisèle l'Homme dans ce qu'il a de plus exceptionnel  ?

 

Totalement. D'ailleurs ceux qui ne le comprennent pas, ceux qui utilisent leur malheur pour répandre la tristesse autour d'eux, sont dans l'erreur… Car tous ceux qui ont souffert de l'injustice des hommes, n'ont aucun droit particulier ; au contraire, ils n'ont que des devoirs…

 

Mais acceptez-vous que tout le monde n'en possède pas le germe ?

 

Bien sûr. Dans cet esprit, je suis même allé jusqu'à pardonner - dans sa dimension philosophique - ceux qui éprouvaient de la haine. J'ai beaucoup de respect pour ceux qui ne pardonnent pas. Certains ne trouvent en eux-mêmes aucune autre alternative que de retraiter le mal qu'ils ont subi. J'ai connu un déporté d'Auschwitz, si incapable de « digérer » le mal qu'on lui avait infligé que le seul sentiment qu'il portait à ses propres enfants était la haine. Imaginez-vous cela ? Alors qu'en réalité la charge de malheur aurait dû sécréter proportionnellement une vénération pour ses enfants.

 

Vous faites d'ailleurs vôtre cette parole de Jacques Derrida : « Le pardon ne peut et ne doit pardonner que l'impardonnable. Pardonner le pardonnable, ce n'est pas pardonner »… Mais le pardon n'est-il pas aussi trahison, dès lors que des actes peuvent être jugés impardonnables par ceux qui en sont victimes ?

 

A mes yeux, il n'existe pas de cause qui ne mérite pas de pardon ou qui soit totalement impardonnable. Plus l'objet est dramatique, plus le pardon se fait utile. Je fais totalement mienne la pensée de Jacques Derrida. Pour autant, et j'insiste là-dessus comme le philosophe le fit de son côté, pardonner ne signifie pas exempter ou être soustrait à la justice. Les auteurs d'exactions doivent être punis, et la sentence doit être accomplie.

 

Vous dites que « Dieu est mort à Auschwitz ». Ne donnez-vous pas là victoire aux barbares ?

 

Si Dieu lui-même mérite qu'on soit proche de lui, alors vous avez raison et la victime a définitivement perdu. Mais mon propos était de portée davantage symbolique. Comment penser que Dieu est, quand Auschwitz fut.

 

Je suis père de deux jeunes enfants. Que dois-je leur dire ?

 

Rien. Il ne faut rien leur dire. Simplement faites en sorte de vous comporter vis-à-vis des autres, d'eux, de vous-même, selon votre éthique et en souhaitant qu'ils vous regardent. Il faut se comporter avec eux comme on voudrait qu'ils se comportent eux-mêmes. On est un modèle, qu'ils devisent, décortiquent, absorbent, critiquent toute notre vie. 


*********************************************************************************************************

 


Il y avait Si c'est un homme puis La trêve, de Primo Levi, Etre sans destin d'Imre Kertész, Le Grand Voyage de Jorge Semprun, Le pianiste de Wladyslaw Szpilman, Au sanctuaire des œuvres fondamentales s'est jointe cette confession de Sam Braun. Essentielle. Capitale. Moins - même si chaque douleur est unique - pour la narration de la déportation, bien sûr bouleversante et édifiante mais abondamment traitée dès 1947 et la publication, alors confidentielle, de l'œuvre maîtresse de l'écrivain transalpin, que pour le « travail de mémoire » entrepris par l'auteur. Un « travail de mémoire » au nom duquel cette mémoire se mue en projet et œuvre pour le futur, préféré au « devoir de mémoire », immobile, volontiers sclérosant et inhibiteur. Ce travail, Sam Braun l'a d'abord fécondé dans le mutisme et l'emmurement des affres subies, puis l'a fait germer dans la révélation à ses proches, enfin l'a fertilisé dans le témoignage, répandu auprès de dizaines de milliers de collégiens et lycéens. Personne ne m'aurait cru, alors je me suis tu (Albin Michel) forme une impressionnante concentration d'enseignements, aux plantureuses ramifications qui se répandent dans les sillons de chaque conscience. Elles interrogent et bousculent. Comme la Bible y parvient chez les croyants.

Les premiers enseignements portent sur la nature de l'homme, ici révélé dans les extrémités les plus improbables de ses dispositions. Coupable de la barbarie ultime : l'acte de déshumanisation, fondé sur le déni de l'existence de l'autre, sur son affiliation à la caste de sous-homme (Untermensch), sur la dépersonnalisation. Pire : sur son absence. Son vide.
« Nous n'étions pas considérés par les Nazis comme des animaux. Car les animaux ont un statut, celui de l'espèce à laquelle ils appartiennent. Un chat est un chat. Nous, nous n'étions rien ». Y compris aux yeux des miliciens français lorsqu'ils cloîtrèrent, vivante dans son appartement, sa grand-mère. Capable du pire, mais aussi du courage le plus inouï, « éclairant alors les nuits » de l'auteur. Ainsi ces Tchèques, debouts sur un pont enjambant une voie de chemin de fer, qui, malgré le mitraillage des gardiens allemands, jetaient du pain dans le convoi des prisonniers décharnés, des fantômes « qui bougeaient encore ». « On avait l'impression que le pain venait du ciel, et que la terre était un tombeau ». Et de confier qu'un tel événement l'aurait réconcilié avec les êtres humains s'il avait désespéré d'eux.
L'entretien, conduit avec sagacité par Stéphane Guinoiseau, explore dans ses plus subtiles anfractuosités les ressorts de l'homme. Le ferment et l'expression de la peur ; l'impossibilité, pour celui enterré dans la pire des inhumanités, d'être « en » solidarité ; les vertus cathartiques du rêve et de l'imaginaire, quelque peu schizophréniques mesurées à la réalité mortifère, qui constituèrent un refuge salvateur pour Sam Braun autant qu'un sarcophage nostalgique pour certains de ses compagnons, notamment lorsque la faim se faisait si insupportable qu'elle fit écrire à Tadeus Borowski « qu'un être humain peut alors regarder un autre être humain en se disant que c'est quelque chose de comestible » ; les méandres de la résurrection et d'une traversée régénératrice qui, chez Sam Braun, empruntèrent la dérive alcoolique, « passage obligé pour mourir à une vie et renaître à une autre ». On découvre aussi une France honteuse, enfermée dans sa cécité et sa surdité, qui accueillit les rescapés des camps dans une indifférence, une suspicion, même un mépris invraisemblables. « Un vide incroyable. Une froideur sibérienne. Les gens nous regardaient sans nous voir, leurs regards me transperçaient. Je n'étais rien pour eux ». Une France confrontée à ses démons, et qui inspira le titre de l'ouvrage.

Impressionnante est la dissection de la culpabilité, de l'espérance, du silence, du pardon. La culpabilité est protéiforme. C'est d'abord celle de la « chance », celle d'être épargné dès la fameuse « rampe de sélection » d'où il vit, pour la dernière fois, ses parents et sa petite sœur, celle d'échapper à l'irrationnel des exécutions sommaires, celle de disposer d'une santé ou de ressources qui l'isoleront de la cohorte des « musulmans » condamnés « parce qu'ils ont perdu l'espérance », celle d'être préservé par un officier de la Wehrmart s'opposant à un soldat SS, celle d'être sauvé par un médecin, futur doyen de la faculté de Strasbourg, un « humaniste » que, par peur d'exhumer chez lui et en lui-même la mémoire des exactions, il aura la « lâcheté » de ne pas remercier.
Le silence construisit la survie de Sam Braun, dans les décennies qui suivirent la claustration. Peut-être le rejet de ce silence, la précipitation de dire et d'écrire aussitôt après la Libération, participèrent au suicide de Primo Levi « et à celui, de manière plus insidieuse », d'autres rescapés. La parole, comme l'alcool et la dépression furent libérateurs, mais le silence cimenta son redressement, car il conditionna une lente et progressive cicatrisation qui, « loin de disparaître avec les années, reste en relief comme une chéloïde, démange parfois, saigne à d'autres moments, pleure assez souvent ». Ce silence lui offrit de « sortir du camp », de ne pas vivre « en permanence avec la mort », de ne pas succomber à « l'appétit de malheur » décrit par Albert Camus dans Le Premier Homme, de ne pas s'inféoder aux syndromes de la sacralisation ou de la « victimisation ». « Je ne suis ni la victime ni le héros d'une histoire malheureuse. Avoir été déporté ne nous donne aucun droit, mais nous impose, au contraire, des devoirs ». Cette conscience du devoir provoquera, une quarantaine d'années après son retour de Buna-Monowitz, le basculement du silence au « dire ». La métamorphose fait irruption un matin, en se rasant. Face au miroir, il prend conscience qu'il est un « vieil homme, plein de rides et de poches sous les yeux », qui a « honte de sa lâcheté » : celle de refuser de parler pour refuser de souffrir.
Plus tard, il constate que témoigner dans les collèges et les lycées, puis dans cet ouvrage, l'a définitivement sorti des camps.

L'espérance le maintint en vie. L'espérance est demain et au féminin, quand l'espoir est aujourd'hui et au masculin. « Elle est capable de créer une heure de plus, comme une femme est capable de donner la vie. L'heure ainsi gagnée s'ajoute à une autre heure, et toutes ces heures finissent par faire des jours, ces jours des semaines, ces semaines des mois. Jamais cette espérance ne m'a quitté. Jusqu'au dernier jour. Là, j'ai voulu mourir. Je n'en pouvais plus ». Cette espérance, il s'y réfère pour réagir à une société et à un humanisme aujourd'hui affaiblis, maltraités, et pour exhorter l'Homme à « se réveiller un jour ».
Enfin, Sam Braun consacre un long chapitre à la sanctuarisation du pardon - qui lui-même peut être culpabilisant, voire honteux -. Il expurge sa conscience de toute vengeance, synonyme d'appropriation et de répétition, par lui-même, de la même action « déshumaine » perpétrée par les tortionnaires sur ses parents et sa sœur ; « Nous serions, à notre tour, devenus des bourreaux, et aurions perdu notre humanité ; or là, je pense être sorti vainqueur de l'effroyable épreuve. Avec moi, les bourreaux ont perdu », assure-t-il. Il est lavé de toute haine - il ne supportera pas qu'à la Libération des soldats allemands soient frappés sous ses yeux, comme offerts en victimes expiatoires et réparatrices -. Ce chapitre concentre toute la quintessence de l'humanité de Sam Braun et de son cri en faveur de la tolérance, du respect, du « vivre ensemble », il pénètre et bouscule le lecteur dans ce qu'il a de plus vulnérable. « Le pardon, s'il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l'impardonnable, l'inexpiable, et donc faire l'impossible. Pardonner le pardonnable, le véniel, l'excusable, ce n'est pas pardonner ». Cette pensée du philosophe Jacques Derrida, Sam Braun en a fait la racine de sa renaissance. Il n'élude aucune des interrogations exposées par Jankélévitch, Claude Lanzmann, Jacques Bialot, Ruth Klüger, qui, pêle-mêle, considèrent le pardon comme une offense à l'égard des victimes, circonscrivent les conditions « acceptables » du pardon, conditionnent le pardon à un « oubli » préalable impossible et de toutes façons ordurier, accordent aux seules victimes la possibilité de pardonner. Sam Braun réplique. Le pardon sonne la défaite finale de ses tortionnaires, il participe à sa propre cautérisation, le met en paix avec lui-même, autorise un « après », donne sens et utilité au drame. « Le pardon est un cadeau que l'on se fait à soi-même ». Ce pardon participe à son voyage restaurateur, son voyage avec lui-même en 1995. Là, à Auschwitz, entouré de son épouse et de trois de ses quatre enfants, il juge le moment de parler et de pardonner opportun. Pour que chacun s'approprie une responsabilité : celle de devenir « passeur de mémoire ». Passeur de « toutes les mémoires » dès lors que, comme l'auteur, on souscrit équitablement à toutes les causes.
L'universalité du mal, Sam Braun la saisit lorsque, se préparant à devenir médecin dans les années 50, il partage ses journées avec Joe, un étudiant américain et noir. Il décide de faire effacer le tatouage de son numéro de déporté, ce matricule 167472 qui lui est alors devenu insupportable. Mais quelques heures avant de passer à l'acte, le visage de Joe qui, « lui », ne pouvait pas dissimuler l'objet de sa souffrance et de sa persécution dans une Amérique alors ségrégationniste, lui « ouvre les yeux. A ce moment, j'ai commencé à admettre ce que j'étais ». L'exorcisation passait par l'acceptation. Et ensemençait son futur projet éthique de sensibilisation, au nom duquel il s'attache « à déciller les yeux des hommes plutôt qu'à augmenter leur indifférence devant les injustices ». Son combat est contre l'injustice, « contre toutes les formes d'injustices », citant Paul Ricoeur, convaincu que « la victime d'un génocide est solidaire de toutes les victimes de tous les génocides du monde ».
Les confessions de Sam Braun irriguent ce qu'il qualifie de « pari humaniste ». Elles contribuent à lever, même faiblement, le voile sur une interrogation fondamentale : « Comment un homme ordinaire peut-il devenir bourreau ? ». Fondamentale, parce qu'au-delà du cadre si extrême de la Shoah, elle inspecte le quotidien personnel comme professionnel de chaque individu, soumis à l'ambivalence, aux contorsions, aux choix, parfois manichéens. La porte d'entrée à laquelle nous convie l'auteur est peut-être l'acceptation, par la communauté des hommes, de la perfectibilité de chacun d'entre eux. La condition pour appliquer le vœu de Jean-Paul Sartre : « On ne te demande pas ce qu'on t'a fait, mais ce que tu as fait avec ce qu'on t'a fait ».


Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.