Alain Touraine : « Faire partie de l’avenir »

Il l’espère. Il y croit. Le sociologue assure que la crise peut être opportunité et constituer le ferment d’un aggiornamento et d’une révolution protéiforme. Ceux d’une consommation, d’une production, d’un comportement individuel « autres », c’est-à-dire « responsables » et calqués sur l’enjeu écologique et le respect des droits de la personne. A condition que la confiance et la valeur du travail soient rétablies, que l’individu polarise les enjeux, que la société sanctuarise l’innovation, la recherche, ou l’éducation, enfin que l’Etat et les entreprises libèrent créativité et initiative. « Alors on pourra donner à chaque citoyen le sentiment qu’il fait partie de l’avenir ».
©Jean Claude Moschetti/Rea

La planète est en effervescence. Vit-on véritablement un « moment historique » ?

 

Oui. Mais il est double. Le premier scelle le paroxysme de la financiarisation de l'économie. Une financiarisation qui s'est développée sur le lit de la mondialisation des échanges, du progrès technologique, de l'incorporation de grands pays émergents, et d'une communication désormais en temps réel. Là, le système financier a déployé des mécanismes (produits dérivés…) qui l'ont rapidement déconnecté de la vérité économique et a fortiori sociale, et ont provoqué une chaine de ruptures (finance internationale / production ; systèmes économiques national / international…). Jusqu'à produire une caste de « professionnels de la finance » dont la rémunération n'est plus corrélée à l'économie, à leurs qualifications, leurs initiatives ou leurs compétences. Et alors l'amplitude des rémunérations bondit dans des rapports de 1 à 100, voire à 1 000. Le point d'orgue est la situation américaine : dépendance financière de la Chine, dettes abyssales, épargne anémique, fragilité et excès multiformes que matérialisent la crise des crédits hypothécaires et, en cascade, celle des secteurs entiers de main d'œuvre liés au bâtiment et à la construction… La crise financière est derrière nous, mais celle de l'économie surgit. Elle charrie montée du chômage, recul du niveau de vie, aggravation des inégalités. Et surtout, obstacle majeur, crise de confiance. Les banques n'osent pas s'endetter ni se prêter entre elles, les gens n'osent pas s'endetter auprès d'elles…


Cette crise de confiance du système bancaire peut-elle avoir une manifestation sociologique dans le sens où elle pourrait contaminer jusqu'à la relation de confiance que l'individu noue à l'autre ? Et la peur qu'elle génère peut-elle avoir des répercussions politiques (montée des extrémismes, repli protectionniste…) ?

 

Absolument. Peu de gens ne se sentent pas menacés. Une récente enquête révèle que 60 % des Français ont peur de devoir vivre un jour dans la rue ! Incroyable ! Les dégâts sont pléthore. Au premier rang figurent l'émergence de leaders autoritaires, la revitalisation de la xénophobie - cette dernière prenant pour cible les travailleurs immigrés -, le recours à une politique « fermée » et protectionniste. La crise de 1929 a fait la démonstration de ce scénario. C'est elle qui a porté au pouvoir Adolf Hitler.

 

Vous considérez que le second moment historique est d'ordre géographique, portant sur le déplacement de l'ouest vers l'est de l'épicentre de l'économie mondiale. Dans ce schéma, l'Europe était-elle prisonnière ou au contraire nantie d'une nouvelle légitimité ?

 

La situation européenne est pathétique. Les instances européennes font preuve d'une faible volonté. Un immobilisme qui tranche avec la formidable énergie que des pays d'Amérique latine (notamment le Mexique, le Chili, le Brésil ou l'Argentine), d'Afrique (riche de ses matières premières) ou d'Asie déploient pour engager leur mutation. Dans cette nouvelle cartographie, l'Europe, lestée notamment de l'est du continent - qui, de la Pologne à la Roumanie, lui manifeste son hostilité -, est même dans les pires conditions : elle ne dispose d'aucun pouvoir sur le monde, et ne peut revendiquer aucune influence. Elle préfère lorgner du côté de la Biélorussie et de l'Ukraine plutôt que de la Turquie, qui pourtant constitue une formidable opportunité de construire une relation avec le monde islamique autre que celle, guerrière, qui caractérise les pôles américain et arabe. L'Europe est un échec.

 

La manière dont Nicolas Sarkozy s'est emparé de la crise n'a-t-elle pas été de nature à redorer la crédibilité de l'Europe et à régénérer le sentiment que les citoyens des pays d'Europe réservent au Vieux continent ?

 

Il est exact que le président de l'Europe a bien manœuvré. En dépit de l'attitude d'Angela Merkel, il a su insuffler une certaine capacité de riposte. D'ailleurs l'opinion publique française, qui détestait le président de son pays, a apprécié celui de l'Europe.

 

Peut-on espérer que cet automne cristallise un troisième moment historique : celui de la prise de conscience qu'une « autre » économie doit désormais dominer, en prise avec l'enjeu écologique, davantage solidaire, portée vers la réduction des inégalités ? Faut-il se préparer à des bouleversements dans le fonctionnement des sociétés occidentales, à de nouveaux rapports de force entre les parties prenantes qui composent la société - citoyens, consommateurs, élus, intellectuels, dirigeants… ?

 

La grande brutalité de cette crise constitue à ce titre une réelle opportunité. Notamment parce qu'elle oblige désormais à considérer l'enjeu écologique comme un danger immédiat. Des mouvements, par exemple de femmes, qui exposent l'inquiétude et réfléchissent à la redistribution, vont prendre davantage place et connaître une reconnaissance. A condition qu'ils ne soient pas séparés des mouvements de production et des nouvelles technologies.

 

Le moment est-il opportun de reconsidérer le capitalisme et le fonctionnement du libéralisme de telle sorte qu'ils approchent de la « responsabilité » ?

 

Le capitalisme, soit il est responsable, soit il craque. A ce jour, le capitalisme financier continue de peser sur le capitalisme industriel ou de production. Les artisans de ce dernier vont essayer de reprendre le dessus, mais que peuvent-ils espérer alors que la moitié du capital des entreprises cotées à la Bourse de Paris est propriété de fonds de pensions ou d'investissements étrangers ? Les vraies solutions sont entre les mains du politique. Là réside la capacité de donner à la population la capacité d'intervenir et de « peser ». Or, pour ne prendre que l'exemple du syndicalisme français, meurtri par la corruption, la bureaucratie, l'idéologie, que peut-on espérer ? Que peut-on espérer à l'aune d'un Parti socialiste tout entier tourné à défendre le passé et que les ouvriers ont totalement abandonné au profit de Nicolas Sarkozy ou de Jean-Marie Le Pen ? L'enjeu est donc de créer de nouvelles mobilisations populaires. Cela nécessite une large analyse de la société française. Et effectivement, la cause écologique peut aider à y parvenir.

 

Justement, ce Parti socialiste, c'est de lui qu'on attend une dynamique vers un « autrement ». Au-delà des désespérantes guerres partisanes et de la vacuité qui le minent, il est embastillé dans ses déchirements idéologiques. Cela résulte-t-il avant tout de la complexité du monde et de la variété des réponses qu'elle sécrète, qui rendent impossible de produire un message, une vision, une perspective directeurs et crédibles ?

 

La globalisation de l'économie, l'internationalisation de la finance font que ces enjeux sont hors d'atteinte. Nos représentants, politiques ou syndicaux, n'ont pas de prise sur ce qui se décide et s'impose à nous. D'où effectivement cette mosaïque d'idées, de courants, d'idéologies, tous aussi peu capables de « peser ». D'où aussi, consubstantiellement, cette nécessité de faire émerger des forces de mobilisation européennes ou mondiales qui délivrent un contenu, des objectifs, et des moyens profondément novateurs. Or, je constate qu'en Europe, c'est tout sauf le mouvement et l'agitation qui s'imposent. Il n'y a qu'à voir en Italie le désenchantement dominer face au berlusconisme, ou en France la résistance des chercheurs et des enseignants à toute transformation, à toute modernisation de leurs institutions. La peur du changement…


Les sociétés occidentales sont écartelées entre les intérêts de l'individu et ceux de la collectivité. Et la politique est d'ailleurs au cœur de cette relation, tour à tour antagonique et fusionnelle. Là encore, dans quel sens ce big bang planétaire peut-il orienter notre relation à cette dualité ?

 

Le grand bouleversement de la pensée sociale, morale, et en partie politique c'est que la valeur centrale doit être l'individu. Voilà mon jugement. Pourquoi ? La globalisation a généré l'éclatement, l'explosion des institutions. Chaque citoyen, travailleur, minorité ethnique… est encerclé de dangers auxquels il ne peut opposer comme seule défense légitime que son droit d'être un individu, c'est-à-dire de posséder un certain contrôle sur son existence et celle de ses enfants. Le sentiment est aujourd'hui profond que l'individu pèse de moins en moins, est abandonné, méprisé, délesté de ses droits réels. Il est grand temps que des mouvements aussi puissants que ceux de mai 1968 émergent. L'écologie, la transformation de l'emploi, celle des programmes d'enseignement, celle de la nature des relations et de la communication… peuvent en constituer les leviers.

 

Cette crise expose chacun à sa responsabilité, au « sens », le sens de son travail, le sens de sa consommation, le sens de son rapport aux autres… bref le sens de son existence. Comment l'individu, la collectivité, et leurs représentants politiques peuvent-ils capitaliser sur ces interrogations ?

 

Nous n'avons plus le droit de consommer comme auparavant. La déliquescence de l'industrie automobile américaine en est la démonstration. Mais cette transformation du rapport à la consommation doit être compensée. La participation, l'écoute, l'engagement, la réduction des distances sociales - principalement par le biais de l'école et la considération des minorités ethniques -, peuvent y concourir.

 

La planète est engagée dans une course irréversible au raccourcissement du temps et des distances. Le diktat de l'immédiateté et du court-termisme a d'ailleurs lourdement pesé dans le chaos financier. Cette spirale est-elle compatible avec le profond aggiornamento que réclame la cause environnementale ?

 

Non, elle ne l'est pas. Si vous pensez aujourd'hui à ce que vous achèterez demain dans une grande surface, il n'y a pas d'issue. Faire de l'éducation, de la santé, de la recherche, ou de l'innovation - là ou d'ailleurs les emplois les plus nombreux et les plus qualitatifs sont à attendre - une priorité qui concentre investissements et moyens, c'est décider du recul de certaines dépenses, celles de l'abondance, celles d'une consommation immédiate et destructrice.

 

Les citoyens peuvent difficilement procéder seuls à cet aggiornamento. Il appartient aux politiques d'insuffler une telle dynamique. A l'aune du débat sur le travail dominical, donnent-ils bien l'exemple ?

 

Il s'agit là d'un problème très compliqué. La confiance, la disposition à l'action, sont d'autant plus opérationnelles qu'elles émanent d'une prise de conscience et d'une dynamique de proximité. Il est plus facile d'« initier » dans un département qu'au niveau national et, pire encore, européen. Rien ne peut remplacer le sens de la responsabilité personnelle et du droit des gens à avoir une vie autonome dans un environnement où leurs intérêts fondamentaux - ne pas être exclus, bannis, menacés dans leur intégrité - sont protégés. Il faut redonner au temps sa valeur du moyen et du long terme, et c'est en premier lieu l'éducation qui peut y concourir. Notamment en participant à restaurer la motivation de l'individu, par le biais de son développement, de sa créativité, du respect qu'on lui doit. Ce qui nécessite que les modes d'autorité enseignants - élèves, aujourd'hui dépassés, soient repensés.

 

Au « sens » est liée « l'utilité ». Peut-on espérer qu'à l'avenir elle pave davantage les décisions engagées par l'individu ? Pourra-t-on s'en servir pour restaurer l'enjeu sociétal de l'éducation, de la santé, de la culture, et l'utilité du service public dans la conscience collective et politique ?

 

Je n'aime guère ce mot « utilité » qui rappelle la pensée du premier capitalisme des 17e et 18e siècles. Les Français sont convaincus de l'importance des services publics de l'enseignement ou de la santé. Davantage encore que de ceux de l'énergie (EDF) ou du transport ferroviaire (SNCF). Seule certitude : il est essentiel qu'un lien extrêmement fort unisse l'individu investi dans la construction de son indépendance, de sa différence… et le fonctionnement des institutions. C'est d'autant plus capital dans un tel contexte de désintégration sociale, de crise de confiance en l'avenir, de régénération de la xénophobie qui progresse en Europe.

 

A ce titre, quels symboles, quels message, même quelles espérances pour la diversité le triomphe du « métis » Barack Obama peut-il raisonnablement répandre ?

 

La problématique du racisme demeure centrale. Les Américains, comme d'ailleurs les Anglais, ont depuis très longtemps formé une classe moyenne noire. Députés, sénateurs, gouverneurs de couleur ont accédé au pouvoir, et la victoire de Barack Obama est la concrétisation de ce long processus. Les Français me semblent eux aussi disposés à davantage accepter cette émergence - sauf, bien sûr, en période économique grave -. L'enjeu central porte sur la combinaison, l'agrégation des éléments de la citoyenneté avec ceux de la diversité culturelle. Et non, comme ce fut le cas lors des débats sur le voile, sur une mise en face-à-face, presque frontale, de ces deux familles d'éléments. Le principal risque étant alors de favoriser l'instauration d'un communautarisme à l'anglaise. La diversité doit être reconnue dans tous les domaines, même éducatif ou sexuel.

 

Une diversité que le PS, qu'on attendait pourtant particulièrement, s'est montré incapable de promouvoir dans ses propres rangs…

 

Qui a fait barrage au sein du PS ? Principalement les enseignants ! Tout cela au nom d'une indépendance et d'une impartialité irréductibles. C'est désolant. Rien ne pourra progresser tant que la priorité ne portera pas sur les droits des individus, c'est-à-dire les droits culturels - langue, rites alimentaires… -. Même si je concède que proposer cinq repas différents dans un restaurant universitaire ou d'entreprise est problématique.

 

L'entreprise est le cœur de l'économie. Le raz-de-marée la balaie, et va obliger à reconsidérer les repères. Gouvernance, amplitude des rémunérations, politiques salariales, pratiques managériales, reconnaissance des individus, légitimité syndicale… à long terme, que peut-on en attendre ?

 

J'ai toujours été un défenseur de l'entreprise. D'où mon appel à ce qu'elle se débarrasse des corruptions, qu'elle s'affranchisse du diktat des financiers, enfin qu'elle liquide une fois pour toutes la problématique des rémunérations et de la cohorte de dispositifs (parachutes dorés) tous plus scandaleux les uns que les autres. Les Français ont légitimement le sentiment de se faire voler lorsqu'ils voient les banques, fautives, être destinataires d'un plan de sauvetage de quelques centaines de milliards d'euros quand eux-mêmes se voient refuser une aide ou une augmentation de 10 euros… Il est essentiel que les aides soient attribuées aux entreprises qui créent, innovent, exportent. Et qu'enfin on s'attelle au « travail ». Un mot qui ne plaît pas davantage aux Européens qu'aux Américains. Prenons l'exemple de la durée du travail. Il est normal que la société soulage au mieux ceux dont l'emploi a été répétitif et usant. En revanche, je ne comprends pas que l'allongement de la vie ne s'accompagne pas d'un allongement de la vie de travail. Cela me semble évident, puisque la pénibilité du travail n'est plus la même qu'il y a trente ans. Et pourtant, que d'oppositions à cette mesure !

 

Tout cela exige la redéfinition des critères de justice…

 

Il faut retrouver des critères de jugement fiables. Le premier d'entre eux, c'est que le travail doit être récompensé à sa juste valeur. Ce serait d'ailleurs le moyen de réduire les inégalités, et cette catégorie de gens pauvres qui composent entre 12 % et 20 % des populations des pays occidentaux. Valoriser le travail, c'est donner aux individus le sentiment qu'ils font partie de l'avenir. Aux individus, et notamment aux jeunes qui, dans toutes les études qui leur sont consacrées, pensent qu'ils vivront plus mal que leurs parents - qu'ils rendent notamment responsables de creuser la dette publique, pour leur bien-être, dette qu'ils devront supporter dans quelques années -. C'est la première fois, dans l'histoire de France, qu'une telle prophétie domine.

 

Le schisme intergénérationnel est-il inévitable ?

 

La France s'est toujours caractérisée par une grande division des générations. Au contraire des Etats-Unis, un jeune homme de 20 ans et une sexagénaire voisins dans un bus ne se parleront pas. Il est essentiel de travailler à faire disparaître ces différences d'âge et ces cloisonnements générationnels. Cela passe par une « autre » organisation du travail, de la formation, de la retraite… Selon un mot d'ordre : décloisonner.

 

De ce que vous connaissez de l'humanité, faut-il se résigner à ce que le cynisme, le mercantilisme, l'égoïsme, qui dictent l'individu et les sociétés, sortiront une nouvelle fois vainqueurs, ou ce moment historique du renversement des paradigmes peut-il s'imposer ?

 

Pour que les gens aient de l'espoir, il faut d'abord que la justice s'exerce et condamne les dirigeants d'entreprise qui se sont mal conduits. Je suis par exemple étonné que le PDG de la Société Générale n'ait pas été évincé à l'issue de l'affaire Kerviel. Punir les coupables est un préalable à la restauration de la confiance. Car cela autorise à penser que les plus méritants auront accès à la récompense. Pour qu'il y ait justice, au sens où chacun doit recevoir en fonction de ce qu'il apporte, il faut que le périmètre même de cet apport soit redéfini. L'apport n'est plus seulement de la qualification professionnelle, c'est aussi de la capacité de créativité, d'initiative, de communication, etc., bref toutes les possibilités que chaque individu possède en lui et auxquelles il peut donner corps. Or il est exact que la plupart des Français se sentent bridés - les entreprises n'en sont pas les principales responsables -. L'enjeu est de donner à chacun conscience qu'il possède des droits et des garanties ; c'est essentiel pour libérer la capacité d'action, et aussi, dans le domaine de l'entreprise, celle d'entreprendre, d'oser, d'innover.  

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