Société civile et politique un mariage mirage ?

Rares sont les exemples réussis de parcours politiques assurés par des personnalités issues de la Société civile. Et l’essaie « Un mouton dans la baignoire » de l’ex-ministre de la Promotion à l’égalité des chances, Azouz Begag, en fournit une implacable démonstration.
Azouz Begag, ancien ministre à l'égalité des chances symbole des déceptions de la société civile en politique. Laurent Cerino/Acteurs de l'économie (Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

La profusion d'incompatibilités entre les caractéristiques des membres de cette société civiles et celles de la caste politique autorise peu d'espoirs. Pourtant, le renouvellement des édiles apparaît vital pour régénérer la démocratie et accélérer l'efficience de l'action politique. En jeu : la réforme du statut de l'élu. Mais qui aura le courage de la conduire ? « En politique, le plus nul des professionnels vaudra toujours mieux que le meilleur des profanes ». L'auteur du propos était un expert de la vie politique. Il avait pour nom François Mitterrand. Et à l'aune des responsabilités ministérielles confiées aux membres de la société civile depuis une quarantaine d'années - le mouvement fut initié par le général de Gaulle -, cette analyse résonne avec force acuité. Certes, quelques-uns, parce qu'ils jouissaient d'une forte crédibilité dans leur domaine - l'avocat Robert Badinter à la justice, l'économiste Raymond Barre à Matignon -, d'une moralité incontestée et de circonstances idoines - Simone Veil -, ou d'une popularité importante - Bernard Kouchner -, ont creusé leur sillon. Mais l'énumération est longue de ceux qui ont piétiné, abdiqué, échoué. Des « quatorze » du gouvernement Rocard de 1988 (Alain Decaux à la Francophonie, Léon Schwartzenberg à la Santé, démissionnant neuf jours après sa nomination, Michel Gillibert au Handicap…) à Claude Allègre, finalement dévoré par le « Mammouth », plus récemment de Francis Mer à Luc Ferry et jusqu'au confondant revers d'Azouz Begag, l'histoire de la Ve République exhibe avec assiduité les difficultés, voire l'incapacité des « non professionnels » de la politique de réussir au plus haut sommet de l'Etat. Le métier de politique s'est considérablement complexifié et la pluridisciplinarité s'est imposée, rendant poreuse la démarcation des compétences. « Législation, Europ, outils de communication… tout est devenu politique. Une politique sans cesse plus technique, transversale, qui exige de ses titulaires de savoir commenter aussi bien la culture que la santé, l'économie que la mondialisation. Tout cela dans un contexte d'hyper médiatisation qui sanctionne sévèrement la moindre erreur », constate Paul Bacot, professeur de Science politique à l'IEP de Lyon. Les « codes » linguistiques, comportementaux, ou décisionnels rompent avec ceux qui prévalent ailleurs, notamment dans l'entreprise. Là, l'action et la compétence du dirigeant sont tracées et évaluées, c'est à dire punies ou récompensées de manière chiffrée, factuelle. « Loin du flou dans lequel l'engagement ministériel est mesuré », poursuit le politologue. D'où l'utilité, impérieuse, de maitriser correctement ces codes et la rhétorique emblématique, « grâce auxquels tout « bon » politique sait présenter son bilan sous les meilleurs auspices ». Un cadre auquel le profane n'a pas d'autre choix que de s'inféoder s'il veut s'imposer. Pour avoir contesté cet assujettissement à la « rondeur », aux compromis, à la pesanteur, aux antagonismes, à la discipline collective symptomatiques de la responsabilité ministérielle - « on ferme sa gueule ou on démissionne », avait scandé Jean-Pierre Chevènement -, Claude Allègre (Education nationale) comme Francis Mer (Economie et Finances) ont du renoncer.

Pièges

La relation au temps, la liberté d'action et le périmètre comme la consistance des responsabilités, constituent une autre singularité. « L'avocat, le chirurgien, le dirigeant d'entreprise doivent savoir prendre des décision vite et seuls. En politique, ces décisions sont collégiales, diluées, résultent de compromis édulcorants, et leur concrétisation voit le jour à long terme », regrette l'avocat André Soulier, qui fut maire de Villié-Morgon, 1er adjoint à la Ville de Lyon, député européen, vice-président du Conseil régional, parmi les plus proches de François Mitterrand, et commande un cabinet de 26 associés et salariés. « Quant à la liberté d'un représentant politique, elle est pauvre comparée à celles du journaliste qui assume ses écrits, de l'universitaire qui enseigne, et de l'avocat qui défend. Quand on est épris de liberté, on ne se résigne pas à subir cette tutelle ».
La nature de l'ambition qui convainc d'aller en politique peut être source d'échec. « On pénètre là au plus loin de la psychologie, de l'histoire et des ressorts personnels de l'individu », remarque Paul Bacot. Nonobstant celle qui amalgame, jusque dans l'appât délictueux, le contenu du mandat politique et l'intérêt de l'activité professionnelle, la motivation de « l'auto-démonstration » ou de la revanche s'avère délétère. C'est le cas du chef d'entreprise déterminé à montrer qu'il peut  « faire mieux » que les professionnels de la politique, surtout si ceux-là mêmes ont participé à es lois qui ont pénalisé ses responsabilités antérieures de patron. Mais l'ambition peut aussi résulter du seul souhait de prouver et surtout de se prouver qu'on est capable « d'autre chose ». Y compris chez ceux qui ont fait fortune dans leur vie professionnel, d'orienter leur carrière au service de l'intérêt général, autant pour apaiser les tourments moraux consubstantiels à leur réussite pécuniaire que pour caractériser d'un - autre - sens leur existence professionnelle. Ainsi Jean-Louis Borloo, ex-avocat d'affaires classé parmi les mieux rétribués de sa corporation, et jetant son dévolu sur l'agglomération, défigurée, de Valenciennes. Mais des pièges, celui que forme l'attractivité, chimérique, du pouvoir, est le plus récurrent. La reconnaissance « politique » surgit comme la plus ultime, la plus excitante, et exerce une vassalité d'autant plus aveuglante que dans l'exercice de leur progression, cette visibilité publique et médiatique est refusée aux membres de la société civile. « Elle fait rêver », soutient Paul Bacot. Observateur avisé du microcosme footballistique, André Soulier constate que « les Aulas, Martel, Cayzac » - présidents respectivement de l'OL, du RC Lens, du PSG, ndlr - ont admis que la renommée médiatique ne pouvait provenir que médiocrement de leur réussite entrepreneuriale, et devait privilégier un autre vecteur, plus puissant que le business : le sport. Dans un autre domaine, celui de la culture, les vicissitudes qui ont émaillé sur l'Ile Seguin puis couronné au Palazzo Grassi de Venise le projet muséal de François Pinault, ont œuvré bien davantage pour sa notoriété que les résultats du groupe PPR. La reconnaissance issue de l'action politique use de ressorts comparables. Reste toutefois qu'elle est soumise à rudes versatilités et fragilités. « D'autant plus », détaille Marinette Sineau, directrice de recherches au CNRS/Cevipof (Centre de recherches de l'IEP Paris), que al dimension « sacrée » du pouvoir politique, typique en France « et si éloignée des standards d'Europe du Nord », se lézarde. La révolution française l'avait ensemencée, chaque République l'avait ensuite abondamment irriguée. Mais sous le joug de l'Europe et de la mondialisation, la souveraineté des élus se délie concomitamment à celle des politiques nationales.

Leurre

Toutefois, c'est surtout d'absence de légitimité politique que les membres de cette caste particulière souffrent en premier lieu, et qu'ils escomptent combler par une légitimité professionnelle que la correspondance entre leur métier et le contenu de leur portefeuille ministériel - médecin à la Santé, chef d'entreprise à l'Economie… - est censée produire. « C'est un leurre, affirme Marinette Sineau. L'irruption des femmes, initiée d'abord par l'adoubement présidentiel (Valéry Giscard d'Estaing et Simone Veil) puis par la parité qui les font apparaître pour les élues « du Prince », en est une preuve. Penser ou faire croire qu'on pilotera Bercy comme on a dirigé une entreprise multinationale, subodorer qu'on défendra mieux les intérêts de la communauté « parce que » on est du milieu, est illusoire. Quel qu'il soit, le Ministre est otage d'un système qu'il ne peut pas espérer faire bouger ». Seul le suffrage universel sécrète la légitimité démocratique, « capitale » à double titre : pour consolider sa crédibilité et sa réputation dans une opinion publique qu'il faudra faire adhérer à la conduite de réformes impopulaires, et pour asseoir cette même autorité auprès des interlocuteurs politiques, des membres du cabinet et dans les services. Car là œuvrent des collaborateurs issus du sérail, notamment de la haute fonction publique, qui possèdent « le pouvoir » de déployer au rythme qu'ils décident les directives entérinées au sommet. La chercheuse déplore « qu'en France, le « pape » est le directeur d'administration centrale », capable de faire ou de défaire toute réforme, d'abâtardir ou d'appliquer tout décret. La dichotomie des cursus relève du même processus d'identification et de légitimation qui prévaut dans la Grande distribution, laquelle pénalise volontiers ceux qui ne sont pas « passés » par le magasin. Cette rupture dans la chaîne de décisions, « inenvisageable » dans son cabinet, André Soulier en fait l'une des particularités du milieu politique les plus « difficiles » à accepter.

L'exemple Douste-Blazy

« Espérer que ces nouveaux venus vont révolutionner la pratique politique, imposer un autre langage, une dynamique d'action nouvelle, des méthodes de décision régénérées, relève du fantasme », assure Paul Bacot. « Les femmes qui ont percé en politique sont celles qui ont usé des pratiques masculines. Les gens de la société civile qui sont restés en politique sont ceux qui ont in fine embrassé les pratiques des professionnels », corrobore Denis Barbet, professeur à l'IEP de Lyon et président de la Société d'étude des langages politique (SELP). Alors, faux sujet ? Non, car paradoxalement, c'est bien parce que al légitimité des professionnels de la politique est flagellée que les appels aux personnalités issues de la société civile trouvent du sens. Dans un tel climat de défiance à l'égard de l'aréopage politique, de crise de la représentation démocratique, de considération pour l'ensemble des mécanismes qui la font fonctionner, personne ne conteste l'utilité d'impliquer « d'autres » personnes, épargnées des compromissions et des salissures, espérées davantage intègres et capables d'imposer un style, des méthodes, un langage plus compréhensibles. A l'instar d'un Double-Blazy baladé, au gré des manœuvres politiciennes, de la Culture à la Santé puis aux Affaires étrangères, les turpitudes exposées dans l'opinion publique accélèrent le discrédit des professionnels de la politique. Et, simultanément, le besoin d'une « autre » légitimité, que Paul Bacot nomme « complémentaire de celle de l'Etat » et qu'il corrélée au « décrochage » des partis politiques - qui de plus en plus, se coupent de la société civile et, pour des raisons financières, s'agglomèrent à l'Etat -. Complémentaire mais pas substitutive. « Opposer les non professionnels aux professionnels de la politique, c'est supposer que ces derniers ne représentent pas correctement les citoyens », redoute Denis Barbet. Une interprétation perverse, dont l'irruption de la démocratie participative ou l'instauration de jurys populaires font le lit. « La promotion excessive de la société civile laisse croire que ces nominations suffisent à réformer l'Etat. C'est faux », prévient l'enseignant.

Schisme

Reste, comme le rappelle André Soulier, que le « renouvellement est capital ». Notamment pour mieux épouser la cartographie sociologique française, et mieux relayer ses réalités et ses préoccupations. « 2% d'employés et d'ouvriers parmi les députés : ce n'est plus acceptable », assure Marinette Sineau. L'objectif est de rendre moins impossible l'équation à ce jour insoluble, ainsi posée par Paul Bacot : « Le métier de politique se professionnalise massivement, mais l'idéal démocratique des électeurs aspire à ce que tout un chacun puisse être nommé Ministre. On fulmine contre les conditions d'indemnités des députés jugées trop favorables, mais on voudrait davantage de patrons, de médecins, de salariés dans les rangs de l'Assemblée nationale. On veut renouveler les têtes, limiter le nombre et la répétition des mandats, mais on exige des élus qu'ils soient extrêmement professionnels. On veut accentuer le risque, mais on ne résout pas le problème de la reconversion et, pour les gens de la société civile, la possibilité de maintenir en vie leur activité professionnelle ou de la retrouver une fois défaits.. La somme des contradictions est pléthorique. Et c'est une imposture que de faire croire qu'on va les solutionner ».
Excepté les « privilégiés » de la (haute) fonction publique assurés de retrouver leur poste, la compatibilité d'une expérience en politique et du maintien d'une activité professionnelle est improbable, la première, excessivement chronophage, nerveusement exigeante voire épuisante, volontiers sacerdotale, obligeant à mettre entre parenthèses la seconde. « Seuls ceux qui possèdent la liberté de maîtriser leur emploi du temps peuvent oser franchir le pas. Cela signifie que les portes de la politique se ferment à l'immense majorité des Français, salariés, professions libérales, entrepreneurs… », observe Paul Bacot. Ce qu'André Soulier, résume par un schisme : « A courir les deux amours que sont la politique et la profession, à terme on perd les deux. Il faut donc choisir ».

Espoir

Et c'est pour éviter ce « choix » que les politologues exhortent  la réforme du statut de l'élu. Ils souhaitent que « tout soit mis en œuvre » pour favoriser l'accès des non professionnels à une expérience politique ponctuelle, et les conditions de leur retour en emploi. Objectif, résume Marinette Sineau : briser la « caste de privilégiés » et l'extirper de sa rétractation et de sa consanguinité mortifères. Parmi les pistes : rétablir une meilleure équité de traitement pour ceux qui n'appartiennent pas à la fonction publique, en accentuant la « sécurisation » de leurs parcours, en réévaluant leurs indemnités en cas de défaite, en sensibilisant les employeurs au retour à l'emploi de leurs salariés battus. « Supprimer définitivement » tout cumul de mandats, qui enracine localisme et notabilité, dissuade toute reproduction des troupes, exclut les non professionnels, et « verrouille » territoires et revenus. Réformer la citadelle de l'ENA qui, plutôt qu'être éradiquée, pourrait intensifier la diversification de ses recrutements. « Et envoyer ses étudiants en entreprise, au turbin, pour prendre conscience de la réalité de cette société civile et de ce qu'ils sont amenés plus tard à mettre en loi », préconise André Soulier, rappelant que l'omnipotence de l'établissement dans le cénacle politique sonna la fin de la domination des avocats et professeurs fécondée sous la IIIe République. L'avènement de Nicolas Sarkozy (avocat), la prise de pouvoir de François Fillon (universitaire) et de Jean-Louis Borloo (avocat) dans le sillage desquels s'engouffrent les Rachida Dati (issue de la magistrature), Bernard Kouchner (médecin) et autres Christine Lagarde (avocate), autorisent-ils un espoir ? Marinette Sineau et André Soulier veulent y croire. Avec prudent. Certes, le nouveau redécoupage des ministères et les attributs comportementaux des avocats - outre les arts de convaincre, de défendre et de « faire savoir », une recherche d'efficacité, un pragmatisme, une gestion du temps qui peuvent les distinguer des Enarques -, plaident en faveur d'un possible déplacement des lignes. Qui aura néanmoins pour limite le passage devant la législation, orchestrée par ceux-là mêmes qui n'ont aucun intérêt à favoriser l'émergence de la société civile. « J'accuse cette classe politique de ne rien faire en ce sens ». Cette tirade d'André Soulier, Philippe Corcuff lui donne consistance. Le maître de conférences à l'IEP de Lyon observe l'instrumentalisation, le détournement rusé que les professionnels de la politique font du désir populaire de réduire l'oligarchie, la monopolisation du pouvoir par ces mêmes professionnels. « La démocratie participative, la VIe République, sont une riposte à la professionnalisation de la politique et visent à satisfaire le besoin de davantage de société civile. Mais ces mesures sont perverses, car elles ambitionnent surtout d'exploiter le ras-le-bol citoyen en créant une autre filière qui en premier lieu maintiendra ces mêmes professionnels dans leur statut ! Pour preuve du paradoxe : quand François Bayrou condamne les médias, décide-t-il de les boycotter ? Non, bien sûr. Seule une formidable déconsidération de la classe politique pourrait obliger celle-ci à la reforme. Mais l'effondrement du FN et le taux de participation record aux dernières élections présidentielles l'hypothèquent ».
Si la réforme ne peut cible le sommet de la représentation politique, c'est alors ailleurs qu'elle peut germer. « A la base, sur le terrain, dans les associations, dans les partis, dans les petits mandats locaux. Là, la société civile peut s'impliquer, exercer des pressions, influencer les débats et les décisions, apporter son expérience. C'est là qu'elle est le plus utile. Ainsi, peu à peu elle banalisera sa participation à la vie politique, et fera remonter son empreinte dans la hiérarchie. Jusqu'à ce qu'il devienne un jour naturel, pour elle, de postuler aux principaux mandats électifs et faire modifier la législation en sa faveur ». Le vœu de Marinette Sineau sera-t-il exaucé ?



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