Et Dieu dans tout ça ?

Dieu et la foi dans l'entreprise… Pour son deuxième anniversaire, RH en Rhône Alpes vous propose ce numéro spécial. Pourquoi un tel thème? Parce que la dimension spirituelle habite l'individu, quelque soient l'identité - catholique, protestante, musulmane, juive, agnostique, athée…- et le niveau d'engagement de ses convictions.
Fotolia

Parce qu'elle résonne bien au-delà de l'intimité personnelle et porte son rayonnement dans le champ professionnel. Parce que son empreinte séculaire et tentaculaire, autrefois omniprésente dans toutes les strates de la société et incontournable à chaque intersection des mondes politique et philosophique, a innervé la sphère économique et sociale. Ne sont-ce pas les protestants qui ont inspiré le principe de co-gestion en Allemagne, et les catholiques français qui ont préparé la naissance des allocations familiales ? N'est-ce pas à la doctrine sociale de l'Eglise que se réfèrent les dirigeants chrétiens pour cheminer spirituellement dans les marécages souvent piégés de l'économie ? Dès lors que l'homme est pourvu d'une conscience et que celle-ci est directement corrélée à sa spiritualité, l'entreprise accueille de plein fouet cet impact. Inévitablement.

 

Lorsqu'elle place l'homme au cœur de ses préoccupations, dans le respect de sa dignité et de sa croyance ou de son incroyance, la foi sert le dirigeant et le guide judicieusement dans ses décisions. Quand elle dérape, s'impose moralisatrice et s'éprend d'idéologie, quand elle élude avec opportunisme quelques règles élémentaires, elle détruit. Le croyant dans l'entreprise navigue entre ces deux directions, parfois hésite, se soumet, capitule, se ressaisit, malmené par un environnement et des pressions qui mettent au défi et violentent parfois son intégrité spirituelle. La valeur d'un individu se mesure sans doute à la résistance qu'il livre à tous les agresseurs de la dignité humaine. Celle d'un chrétien ne répond-elle pas de ce même dessein de pourchasser les injustices ? Et là les disparités sont criantes, parfois déconcertantes, les témoins les plus emblématiques du « patronat chrétien » n'étant pas forcément - parfois même loin de là - les plus humbles et les plus vertueux...
Acteurs de l'économie vous fait découvrir des désillusions, des convictions, des échecs, des initiatives, bref le monde des croyants dans l'entreprise. Ce monde, c'est le Président d'une banque qui ne « se sent pas concerné » par l'immixtion problématique de l'argent dans l'épanouissement de sa foi; ce sont ces prêtres ouvriers engagés auprès des plus démunis mais victimes d'une campagne d'enragés - issus de l'Eglise ou du patronat - qui a désormais enseveli leur reconnaissance : espérons que la mémoire leur survive; ce sont aussi ces chrétiens qui ont adopté un mouvement coopératif qui épouse fidèlement certains principes énoncés dans l'Evangile. Le monde des croyants, c'est ce dirigeant marocain qui fait cohabiter harmonieusement musulmans et non musulmans dans son entreprise de 180 salariés assiégée, dans les quartiers nord de Marseille, par les bastions menaçants de Vitrolles ou de Marignane; c'est également le Président du CFPC qui estime « qu'être chrétien prémunit de l'idéologie » et évoque le risque, lorsqu'on n'est pas chrétien, de « vouloir prendre la place de Dieu et de tomber dans des systèmes purement humains qui refusent la transcendance. Dans cette quête de rendre l'entreprise plus respectueuse de la dignité humaine, la réponse d'un chrétien, semble comporter des exigences plus profondes que celle d'un humaniste ». Des allégations étonnantes que chaque lecteur étalonnera sur celles du Vice -Recteur de l'Université Catholique de Lyon qui affirme que « fort heureusement, les chrétiens ne sont pas les seuls à avoir le sens de la grandeur et de l'extrême dignité de l'homme ». Le monde des croyants, c'est ce PDG emprisonné dans ses inepties qui juge « qu'être chrétien exclut de penser et de voter à gauche »; c'est aussi ce Président d'une CFTC qui, moribonde, attaquée de toutes parts affronte une crise identitaire et se cherche un positionnement crédible; et c'est bien sûr cet agitateur de conscience, prêtre et fondateur d'Habitat et Humanisme, dont les mots comme les actes, placent l'homme au cœur des enjeux, et le considèrent pour ce qu'il est: une vie, une dignité. Dommage toutefois qu'aucun des dirigeants protestants ou juifs sollicités n'ait accepté de témoigner.
Acteurs de l'économie a offert un temps d'écriture à des témoignages forts et des expertises pointues. François Fernex de Mongex, Jacques Descamps, Hugues Puel, Cyril Kretzschmar, René Valette, Jean- Luc Grolleau et Pierre Gire ont ainsi apporté un regard, une conviction qui interpellent, déplaisent ou enchantent. Qui réveillent. Leur point commun: la tolérance. Celle qui démontre aussi qu'il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour aimer l'homme  et construire une organisation économique et sociale autour de son rayonnement.

 

« L'Eglise est violemment anti-libérale »

 

Depuis 1891 et l'Encyclique Rerum Novarum, l'Eglise développe un « enseignement social », somme de repères éthiques de jugement et de principes d'action, qui forment la base de la pensée sociale et guident les chrétiens dans leur cheminement spirituel. Portés sur l'autel politique et économique, ils charpentent la société et conditionnent les actes quotidiens. Leur lecture s'offre à différentes interprétations. Bien que de nombreux observateurs affirment, à l'instar de Bernard Laurent, enseignant à E.M. Lyon : « l'Eglise est violemment antilibérale ».

Qu'est-il : une troisième voie ? Une idéologie ? Le bras armé d'une « économie chrétienne » ? « L'enseignement social de l'Eglise n'est rien de tout ça. Il est un ensemble de repères qui éveillent la pensée de l'homme et l'obligent à réfléchir, à s'ouvrir aux sujets qui ne sont pas forcément son quotidien. Il est un « produit à consommer frais », un guide que chacun interprète et alimente selon sa conscience et le sens qu'il donne à certaines valeurs. L'enseignement social n'est pas figé, il est en perpétuel mouvement » affirme François Chaniot, Président du Directoire de Gouillardon Gaudry. Cet enseignement, dénommé aussi « doctrine » - ce qui jette le doute sur la réelle volonté affichée par l'Eglise, au cours du XXe siècle, de ne pas faire de ces textes une troisième voie ou une idéologie -, adopte pour socle la dignité de la personne humaine et la dignité conséquente de ses relations en société. Christian Baboin-Jaubert, enseignant en morale politique et en morale sociale, évoque « un encouragement au débat, l'enseignement social étant lui-même en débat. Seul l'Evangile est immuable ».

 


« Les lois du marché aboutissent à la marginalisation de l'individu »

 

On devine alors dans l'encablure de ces encycliques pontificales qui s'égrènent depuis 1891 que leur traduction et leur interprétation sont sujettes à fortes polémiques et portent bien au-delà, dans la sphère économique et politique. Et c'est bien sûr ici qu'intervient le renvoi à la conscience individuelle. S'il condamne très clairement le marxisme, qui atrophie l'homme, l'enseignement social se montre tout autant critique à l'égard du libéralisme qu'il enserre de bornes tenaillantes. « L'Eglise reproche au libéralisme de laisser l'homme seul, et au marxisme de l'ignorer » résume fidèlement Bernard Laurent, enseignant à E.M. Lyon et qui prépare sa thèse de doctorat sur le thème de la doctrine sociale.
Oui au profit « s'il n'est pas le seul critère qui va orienter l'activité économique ». Oui à la propriété privée, mais sous hypothèque sociale, dans une destination universelle des biens que René Valette, Vice-recteur de l'Université Catholique de Lyon, définit
comme « le droit absolu qui permet à un individu d'accéder aux biens matériels et non matériels nécessaires pour avoir une vie conforme à sa dignité. Il n'y a pas de destination universelle des biens sans une attention particulière portée aux plus démunis. C'est la fameuse option préférentielle pour les pauvres ». Le quotidien - précarité, importantes distorsions en Occident et extrême pauvreté dans les pays en voie de développement, restriction des libertés et suprématie de dictatures souvent établies par des intérêts économiques et capitalistes... - ne nous livre-t-il pas les blessures chroniques que la propriété privée et la recherche du profit infligent au visage de la dignité humaine? D'où ces nombreuses voix qui s'élèvent pour dénoncer des lois du marché qui aboutissent à une marginalisation de l'individu et l'accomplissement de pouvoirs et de puissances portés sur le trône par l'appât du gain. « L'enseignement social est une contestation de l'ordre chaque fois qu'il agit au détriment du plus faible » soutient l'ancien Président du Comité Contre la Faim et pour le Développement (CCFD).

 


Le libéralisme excite l'individualisme

 

Intervient alors l'Etat, indispensable pour réguler et infléchir les dérives. René Valette préfère évoquer plus largement que l'Etat, le recours à « la communauté » sans laquelle les plus pauvres sont broyés. « Cet Etat-providence protège ceux qui n'ont pas le savoir et sont en danger face à la société. Tous les hommes ne sont pas capables d'être seuls responsables de leur vie ; pour certains, appartenir à un groupe est une condition de leur sécurité ». Car bien sûr le libéralisme excite et légitime l'individualisme. Et, lorsqu'il est largement maîtrisé, exclut. « Son action est d'autant plus destructrice qu'elle agit dans une période de crise qui rend le lien communautaire déterminant. L'enseignement social nous rappelle que l'homme existe par l'autre. Or le système libéral détruit ce lien » complète Yves Soudan, Franciscain. « C'est là la limite à la liberté individuelle » poursuit René Valette. Mais l'Etat, lui-même insuffisamment calibré, ne bride-t-il pas le principe de responsabilité si cher à l'enseignement social, n'atomise-t-il pas la liberté d'entreprendre et donc l'épanouissement de l'homme? « Les libéraux oublient que l'Etat est une création du libéralisme. Il est impératif pour arbitrer. Sans lui, il n'y pas d'économie. Toute la difficulté porte sur son champ d'intervention, sachant qu'il peut être effectivement un élément déresponsabilisant et infantilisant » reconnaît Yves Soudan. Comment responsabiliser sans individualiser, comment rendre harmonieux épanouissement individuel et rayonnement collectif ? Les atermoiements qui caractérisent la progression de l'enseignement social au cours du XXe siècle font penser que l'Eglise recule voire abdique face à l'ambitieux - utopique et idéologique - projet d'un chemin idéal qui serve la dignité humaine, d'une voie entre marxisme et libéralisme. « Lorsqu'on lit l'enseignement social, on est frappé par cette recherche éternelle d'une troisième voie » s'étonne d'ailleurs le pasteur Guy Bottinelli. L'analyse de ces tergiversations divise les observateurs. Traduisent-elles la « modernité » de l'Eglise qui suit l'évolution des sociétés et de leurs problèmes? Ou trahissent-elles sa résignation et son opportunisme, un aveu d'impuissance? Bernard Laurent est très critique. « Le système de valeurs de l'Eglise porte de moins en moins. Rome tente de retrouver une place et une crédibilité au risque d'être moins percutant. L'Eglise se croit omniprésente puisqu'elle considère que l'homme ne peut faire vivre la Cité sans faire référence à Dieu. Dans une visée hégémonique, elle s'érige en institution repère et s'estime légitime pour intervenir partout. Or elle éprouve beaucoup de difficultés à se positionner dans ce monde qui bouge. Les chrétiens s'embourbent à vouloir moraliser une économie de marché parfaitement amorale ». Christian Baboin-Jaubert concède que l'Eglise est peut-être dépassée par les événements. « Mais elle ne l'est pas moins que les systèmes économiques ou les Etats; nous vivons une mutation telle que toutes les structures sont aujourd'hui dépassées ». Inévitablement, le débat qui déchire les lecteurs de l'enseignement social se déporte dans le champ politique. Et, grossièrement manichéen, tronçonne. « L'Eglise est de droite, car elle fait confiance aux hommes et cantonne l'Etat dans un rôle nécessaire mais subsidiaire. Etre de gauche, c'est faire confiance à l'Etat plutôt qu'aux individus : tout le contraire de l'enseignement social. L'homme de gauche contrôle à priori, celui de droite à postériori » martèle François Jusot, directeur des affaires publiques du syndicat Métallurgie. Les chrétiens qui se revendiquent « de gauche » argumentent à partir des textes de l'Evangile qui tous portent sur la défense des plus démunis, la solidarité, l'équité, des fondamentaux bafoués par le libéralisme. René Valette avance quant à lui une définition malicieuse. « A gauche, on est attentif aux risques qui pèsent sur les plus faibles. A droite, on est attentif à la nécessité de récompenser les plus Performants ». Alors, l'Evangile et l'enseignement social de l'Eglise sont-ils des textes de « droite » ou de « gauche » ? A chacun son jugement...



Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.