Micmac à Morzine, épisode 1 : le maire, l'expert-comptable et le notaire

Un maire-entrepreneur "intéressé" dans les commandes publiques de sa ville, déclaré inéligible par les magistrats, un expert-comptable-1er adjoint aux finances qui attribue des subventions à des structures clientes de son cabinet, et un notaire-conseillé municipal responsable de l'urbanisme dont son office notarial est en charge de la majorité des contrats de la commune. La chambre régionale des comptes, dans un rapport au vitriol, met en cause particulièrement ces trois responsables de la commune de Morzine. Chronique des dérives d'une petite commune française.

À Morzine, tout ne semble pas tourner rond. C'est en tout cas ce qui ressort du rapport de la chambre régionale des comptes Auvergne Rhône-Alpes. Dans ce document, les magistrats épinglent la gestion de la ville. Ils mettent surtout en cause trois personnages clefs. Description.

  • Acte 1 : le maire-entrepreneur "intéressé"

Le premier à rythmer cette histoire est le maire, Gérard Berger. L'édile est à la tête de la commune depuis décembre 2010. Il prend ce siège suite à la tentative de suicide de son prédécesseur, Jean-Louis Battendier. Cet ingénieur de formation a été réélu lors des dernières élections municipales. Sans grande opposition, car, dans le cadre d'une commune de moins de 3 000 habitants, le code électoral n'impose pas la constitution d'une liste d'opposition. Et de toute façon, il a raflé 100 % des suffrages lors de sa réélection en 2014.

L'homme est également entrepreneur. Parmi ses activités professionnelles, il était administrateur (depuis 2003) et actionnaire de la société anonyme Téléphérique du Pléney, une entreprise qui enregistrait un chiffre d'affaires de 13 millions d'euros en 2015.

Spécialisée dans les remontées mécaniques, la société s'est vue attribuée depuis 1999 pour une durée de 25 ans, l'exploitation des domaines skiables de Pléney et de Nyon pour le compte de Morzine, grâce à une délégation de services publics.

Ce mélange des fonctions n'est semble-t-il pas au goût de la Chambre, qui note :

"Le maire siège à son conseil d'administration (de la SA, NDLR) à titre personnel, et donc a priori pour y défendre des intérêts individuels, la commune ne pouvant être ni représentée dans une société anonyme, ni actionnaire."

Conflit d'intérêts

De ce constat, les magistrats dénoncent une situation de "conflits d'intérêts concernant le maire".

Si la situation du maire - actionnaire de son entreprise, à laquelle il confie des contrats municipaux de la commune qu'il dirige - peut apparaître a minima maladroite, la chambre dénonce dans un deuxième temps le caractère "intéressé du maire". En d'autres termes, il aurait joué de ses positions de décideur public pour assurer ce contrat à son entreprise :

"Il ressort par ailleurs des délibérations du conseil municipal que le maire actuel est intervenu de manière déterminante dans les négociations qui ont eu lieu entre la commune et la SA Téléphérique du Pléney.

Il signe par ailleurs les actes d'acquisition ou de cession entre la commune et la société. Enfin, il négocie et signe, pour le compte de la commune, les avenants aux contrats de DSP avec ladite société, les conventions de financements, ou les protocoles de cession de créances."

Alors que Gérard Berger aurait dû, au minimum, être déporté de chaque conseil municipal dans lequel il était question de la SA Téléphérique du Pléney, le maire n'a quitté que deux fois le conseil à cette occasion.

Le maire avait semble-t-il "mandat" pour faire cela. En effet, par une délibération du 11 avril 2008, le conseil municipal de Morzine a donné délégation au maire au titre des emprunts, des lignes de trésorerie et des marchés publics. Mais, jusqu'en 2011, aucun montant - minimum ou maximum - n'avait été défini, ce qui "n'est pas régulier" relève la chambre.

En clair, le maire pouvait faire ce que bon lui semble, et dans les proportions financières qu'il souhaitait. Cependant, en 2014, des seuils ont été installés, "mais à des niveaux toujours élevés (un million pour les lignes de trésoreries et toute procédure de commande publique)", relèvent les magistrats.

"Informations insuffisantes"

Si la marge de manœuvre du maire était déjà importante grâce à la délibération de 2008, Gérard Berger manquait également à une autre obligation qu'impose le code général des collectivités territoriales (CGCT) : l'obligation dans le cadre d'exercice de délégation, un "retour explicite de l'ordonnateur (le maire, NDLR) au conseil municipal".

Mais, Gérard Berger s'est en tenu, selon la Chambre "à des présentations succinctes", justifiant ces retours sommaires par "des décisions prises par le maire en vertu de la délégation consentie par le conseil municipal". En d'autres termes, il est possible de résumer ainsi l'action du maire : "Vous m'avez confié mandat et délégation, je n'ai pas de compte à rendre."

Les magistrats estiment que les informations fournies au membre du conseil municipal sont "donc apparues insuffisantes". Pour enfoncer le clou, les juges rappellent quelques lignes plus hauts la jurisprudence en vigueur, soulignant qu'une "évocation excessivement succincte doit être considérée comme un refus d'informer le conseil".

En outre, la Chambre épingle la gestion des domaines skiables, estimant que les "concessions conclues entre la commune et ses délégataires restent lacunaires".

Un maire... inéligible !

Pouvoirs élargis sans cadre précis, absence d'information au conseil municipal dans le cadre de la DSP concédée à son entreprise. Si ces données sont déjà épinglées par les magistrats, il y a encore plus sensible, d'un point de vue démocratique. Le maire Gérard Berger, au conseil municipal depuis 2008 et réélu en 2014, est tout simplement inéligible.

En effet, l'article L. 231-6 du code électoral "prévoit l'inéligibilité des entrepreneurs de services municipaux", et en l'occurrence, des entrepreneurs privés liés par contrat avec les communes qu'ils souhaitent, par ailleurs, administrer.

Dans la pratique, à Morzine, Gérard Berger était administrateur de la société SA Téléphérique du Pléney lors de son élection au conseil municipal en 2008, ainsi que lors de son élection en mars 2014.

La chambre est sans appel :

"L'ordonnateur actuel n'était donc pas éligible lorsqu'il s'est présenté à ces élections.

En réponse au rapport d'observation, Gérard Berger a informé la chambre de sa décision de démissionner de son mandat d'administrateur de la SA. L'a-t-il fait ? Contacté à plusieurs reprises, Gérard Berger n'a pas répondu à nos sollicitations. Mais certaines personnes avancent une démission fin décembre 2015.

Selon nos informations actuelles, aucune procédure d'annulation de l'élection n'a été intentée. Cela aurait pu être le cas, notamment par un membre du conseil municipal. Question d'intérêt partagé ?

  • Acte 2 : l'expert-comptable

L'interrogation est plausible. Ce qui nous amène au deuxième personnage de cette histoire : l'expert-comptable et commissaire aux comptes, premier adjoint en charge des finances, Lucien Rastello. Par coïncidence, l'un de ses clients est l'entreprise SA Téléphérique du Pléney, dont le maire est administrateur et actionnaire.

En se positionnant sur les deux maillons de la chaine de contrôle, l'expert-comptable semble occuper une position peu confortable d'un point de vue déontologique.

Problème d'indépendance

En effet, en sa qualité de premier adjoint, il participe au contrôle du délégataire de service public, c'est-à-dire au contrôle de l'activité de la SA Pléney, qui pour rappel, exploite les domaines skiables de Nyon et du Pléney. Pour ce contrôle, l'élu s'appuie sur un rapport annuel portant sur les conditions d'exercice de la délégation et des comptes financiers, qui est produit et certifié par... lui-même en sa qualité d'expert-comptable en charge de cette affaire.

La chambre expose le problème d'indépendance de cette situation comme suit :

"Le premier adjoint a pris part aux séances du conseil municipal relatives aux rapports d'activités présentés par le délégataire, alors même que lesdits rapports comportent, notamment les états financiers qu'il certifie personnellement en qualité de commissaire aux comptes de l'exploitant".

Contacté par Acteurs de l'économie - La Tribune, l'élu n'a pas donné suite à nos sollicitations.

Cependant, dans le rapport, Lucien Rastello estime que cette organisation a été mise en place dans l'intérêt de la collectivité et non dans son intérêt personnel. Il souligne que les subventions aux structures concernées n'ont pas été augmentées en cours de mandat et que sa société d'expertise-comptable ne dégage pas un bénéfice significatif de ces prestations.

Subventions

L'expert-comptable a semble-t-il une autre spécialité : l'attribution de subventions à des structures cliente de son cabinet.

D'un côté, en tant que premier adjoint en charge des finances, il donne son avis sur les montants des subventions, participe au vote, et contrôle l'utilisation des deniers publics fournis aux structures. De l'autre, sa "société réalise des prestations au bénéfice de diverses associations financées par la commune. Par exemple, il effectue lui-même la mission d'expertise-comptable pour l'office de tourisme de Morzine.

Par ailleurs, un de ses quatre adjoints est en charge de l'expertise-comptable de l'office de tourisme d'Avoriaz et du Hockey club. Ces trois structures perçoivent chaque année 2,4 millions d'euros de subventions.

Lire aussi : Micmac à Morzine, épisode 2 : une drôle de gestion des ressources humaines

L'élu estime que dans le cadre du club sportif, "ce rapprochement permettait d'assurer la surveillance de l'association au nom de la commune", association qui connaissait des difficultés financières.

La chambre note sobrement que ce rapprochement entre "mandat électif et activité professionnelle est par nature porteur de risques". Cependant, la charge peut être plus virulente si on se réfère à l'article 5 du code de déontologie des professionnels de l'expertise comptable :

"Les professionnels de l'expertise comptable doivent s'attacher à ne jamais se placer dans une situation qui puisse diminuer leur libre arbitre ou faire obstacle à l'accomplissement de tous leurs devoirs (...), à ne jamais se trouver en situation de conflits d'intérêts".

Au vu des circonstances, cet article n'est, semble-t-il, pas appliqué par M. Rastello.

  • Acte 3 : le notaire

Un troisième personnage est directement mis en cause dans le rapport de la chambre régionale des comptes. Il s'agit d'un conseiller municipal et membre de la commission de l'urbanisme, mais également notaire. Cet homme est associé à un office notarial, la SCP Jacquier-La Grange-Bodinier-Muffat à Saint-Jean-d'Aulps.

Cette société civile professionnelle se voit confier la "quasi-totalité des transactions" de la ville de Morzine. Par exemple, la chambre relève que pour l'année 2011, 39 actes concernant la commune sur 49 ont été rédigés par cette structure. Pour 2012, 26 sur 31.

Ces décisions municipales font peu de place aux débats. En effet, l'assemblée se contente de suivre les recommandations de la commission urbanisme, dont est membre le notaire.

"La chambre (...) a constaté que les avis de ladite commission étaient souvent entérinés par l'assemblée délibérante sans que les comptes rendus des conseils municipaux ne comportent la mention de réels débats."

"Des risques"

Même si l'élu quitte systématiquement le conseil municipal lorsque l'assemblée délibère sur des affaires concernant l'office notarial, la chambre estime que "l'élu en question concourt donc de façon déterminante à la préparation des décisions municipales dont il établira les actes en tant que notaire".

La chambre ajoute :

"Le cumul des deux situations de notaire et d'élu (...) est susceptible de faire courir un risque aux actes et à l'élu concerné dans le mesure où ce dernier, détenteur d'un mandat électif, se retrouver exercer une influence non contestée dans des dossiers pour lesquels, il sera intéressé et rémunéré en tant que notaire associé".

Par ailleurs, les magistrats soulignent que la "récurrence et le nombre des transactions réalisées permettraient de solliciter d'autres offices notariaux nombreux dans le secteur".

À noter que le code des marchés publics n'est pas applicable aux actes des notaires lorsque ces derniers interviennent en tant qu'officiers publics.

  • En bonus : le rôle étrange du conjoint d'une conseillère municipale

"Il n'est pas possible de s'assurer que les règles déontologiques concernant [une] élue ont été respectées", s'alarme la Chambre régionale. En cause ? Des attributions, sur le mandat précédent, de marchés publics au conjoint de cette élue, membre de la commission d'appel d'offres, "soit au titre de la SARL qu'il préside, soit au titre de l'activité libérale qu'il exerce en parallèle".

En outre, la chambre note qu'en dehors de ces procédures formalisées, le "conjoint en question a bénéficié de paiements effectués au nom de la commune pour diverses prestations. Le montant de ces prestations aurait justifié à lui seul le recours à une publicité (...) et à une mise en concurrence adaptée".

[Micmac à Morzine] Épisode 2 : une drôle de gestion des ressources humaines

[Micmac à Morzine] Épisode 3 : la nébuleuse des marchés publics

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