L'entrepreneuriat sauvera-t-il la culture ?

La baisse des subventions publiques, la vision conservatrice du ministère de la Culture et le désir d’indépendance des artistes ont engendré une nouvelle garde d’acteurs culturels. Ils défendent un modèle basé sur l’entrepreneuriat, afin de faire vivre leur vision de la culture. Une démarche créatrice d’activités et d’emplois, poussée par la transition numérique, alors que la France cherche des nouveaux relais de croissance.
"Le système qui a permis de mailler de façon extraordinaire le territoire, et ainsi de faire de la France une exception culturelle, a des limites. Le soutien inconditionnel aux grandes institutions en est une."

Sous la majestueuse nef de la halle 104, nouveau haut lieu de la culture parisienne, se trame un drôle de cirque. Entre jeunes danseurs de hip-hop, œuvres contemporaines signées Ai Weiwei et badauds du quartier venus divertir leur bambin, un jeune entrepreneur installe son numéro. Sous les vitraux colorés du site, Patrick Obadia détache son sac à dos en carton. Puis le déplie. Se dévoile peu à peu un instrument de musique : une batterie prend place face à un public médusé. Les premiers curieux viennent taper de la basse et de la percussion. Ils sont rapidement séduits par cet ovni musical à l'acoustique professionnelle.

Comme Patrick Obadia, une trentaine d'entrepreneurs ont été sélectionnés à la 104Factory pour la pertinence de leur projet. L'espace, situé au cœur de cet établissement public, permet à ces jeunes femmes et hommes de développer économiquement leur projet culturel. L'image de "l'artiste troubadour" s'efface, laissant place à une génération qui rêve de bousculer les codes de la culture. Cette nouvelle garde parle business model, financement participatif, levées de fonds, tout en inscrivant ses initiatives dans un dessein collectif : "Cette batterie en kit vise à démocratiser la pratique de la musique. Accessible pour 120 euros et facilement transportable, elle est à la portée de nombreuses personnes", explique le créateur, la trentaine, pull à capuche et barbe de trois jours. En deux ans de fonctionnement, l'incubateur 104Factory a soutenu la création de 26 entreprises, générant 70 emplois pour un chiffre d'affaires cumulé de quatre millions d'euros.

Lever les freins à l'entrepreneuriat culturel

Aujourd'hui en pleine croissance, l'entrepreneuriat culturel vise à appliquer les méthodes classiques de l'entrepreneuriat au marché très spécifique de la culture. La notion a été relevée pour la première fois en 1982 sous la plume du sociologue Paul Dimaggio. Il cherchait à expliquer la façon dont a émergé la culture savante à Boston. Trente ans plus tard, l'entrepreneuriat culturel est devenu une préoccupation politique. Pour preuve, après le gouvernement hollandais en 2011, le ministère de la Culture et de la Communication (MCC) français s'intéresse à son tour à la question. En 2014, la rue de Valois commande un rapport sur le "Développement de l'entrepreneuriat dans le secteur culturel en France".

Rédigé par Steven Hearn, pionnier dans ce domaine - il est à la tête d'une holding d'une quinzaine d'entreprises de l'industrie créative et culturelle -, ce document avait pour but d'"ouvrir le débat". Et avant tout, d'identifier les freins à cette économie, jugée pourtant comme un levier de croissance potentiel dans une France malade. Avec 4 % du PIB en 2013, soit 83,6 milliards d'euros (étude EY, octobre 2015) et un million d'emplois créés, le poids de l'économie de la culture et de la création n'est plus à démontrer. Il devrait se renforcer avec l'émergence des nouvelles technologies et des nouveaux usages.

"L'un des premiers obstacles constatés, c'est la difficulté à faire reconnaître des modèles économiques de la culture", souligne Steven Hearn. Ce quadragénaire aux faux airs de Tintin distille son expertise, tout en gardant un œil sur la mise en place de la soirée Redbull Academy, qu'il accueille dans le théâtre parisien qu'il dirige, la Gaîté lyrique. Un événement "symbolisant la jonction entre entreprise et culture".

"Les entrepreneurs dans ce secteur subissent une discrimination. Ils sont obligés de minorer leur caractère culturel et d'hypertrophier celui social ou technologique afin d'être considérés comme des porteurs de projets d'entreprise."

 Il appelle ainsi à une reconnaissance du caractère entrepreneurial du domaine culturel, tout en exhortant les acteurs à se prendre en main.

Huit recommandations ont été proposées au terme de son rapport. Certaines ont été mises en place, sous l'égide du ministère. En tant que "facilitateur et non pas acteur", le MCC a développé le Forum entreprendre dans la culture, dont la deuxième édition s'est déroulée du 24 au 27 mai, et dont une nouvelle déclinaison régionale se tiendra à Lyon les 21 et 22 novembre 2016. Quant au volet financement, il avance, avec la création d'un fonds d'investissement permettant de soutenir l'activité de ces entreprises.

Entrepreneuriat culturel

"Pour redonner du souffle à la politique culturelle, il faut de l'imagination. Et cette créativité, elle ne se trouve pas dans l'administration" , souligne un fin connaisseur de la politique culturelle française. Comme au 104, un incubateur de startups culturelles où foisonnent les initiatives. Crédits : Popyatwork

Avantages du hors-système

Qui aurait pu imaginer, il y a 40 ans, au pays de Malraux et des Grands travaux de Mitterrand, qu'une partie de la culture s'exprimerait à travers des structures privées ?

"La crise économique, entraînant des coupes budgétaires dans les subventions culturelles, a poussé les acteurs du secteur à adopter une posture entrepreneuriale, détaille Géraldine Dallaire, doctorante à HEC Montréal et à l'École doctorale sciences de gestion de Grenoble sur cette thématique. Elle permet une diversité des financements et à la fois une authenticité et une innovation de l'œuvre artistique. Mais cela pose une vraie question : la culture est-elle toujours une affaire publique ?"

Vincent Carry, enfant de la scène techno lyonnaise et charismatique patron de l'association lyonnaise Arty Farty, est un observateur privilégié de cette évolution :

"Depuis 20 ans, la politique développée par le ministère de la Culture, par son modèle de financement, ferme la porte aux projets innovants, entrants, expérimentaux. Il est de facto dans la nécrose : ce modèle préfère soutenir les grandes institutions, les grandes scènes nationales. Ainsi, les solutions sont mécaniquement en dehors de ce système. Cela s'appelle l'entrepreneuriat culturel."

À 45 ans, Vincent Carry est un acteur incontournable de la scène culturelle lyonnaise. Il a aussi l'oreille du sénateur-maire de Lyon, Gérard Collomb. L'entité qu'il dirige organise, depuis 15 ans, le festival Nuits Sonores. Cinq jours durant lesquels la cité rhodanienne tremble sous les basses des plus grands DJs du monde. En parallèle, la structure s'interroge sur le devenir de la culture. Depuis cinq ans, elle organise conjointement à la grande messe techno, le forum European Lab. Un événement qui vise à rapprocher le monde politique, entrepreneurial et culturel afin d'imaginer la culture européenne de demain. Et l'effervescence fonctionne : l'édition 2016, au musée des Confluences de Lyon, a accueilli plus de 5 000 professionnels.

Ce foisonnement d'idées semble un peu moins évident au sein du ministère de la Culture, même si les derniers mois ont montré une inflexion. Certains fonctionnaires prônent pourtant un réel dynamisme :

"Il y a toujours eu une ouverture vers des formes de cultures plus discrètes. Et de façon générale, l'entrepreneuriat culturel est une problématique qui est au cœur de nos préoccupations depuis de nombreuses années", assure Ludovic Zekian, sous-directeur du développement de l'économie culturelle à la direction générale des médias et des industries culturelles du MCC.

Lire aussi : Bouillon de culture entrepreneuriale

Cette vision volontariste du ministère est remise en cause par un fin connaisseur de la culture française, ancien conseiller ministériel et actuel directeur d'une grande scène nationale. Il pointe le manque de vision stratégique des ministres successifs :

"Le système qui a permis de mailler de façon extraordinaire le territoire, et ainsi de faire de la France une exception culturelle, a des limites. Le soutien inconditionnel aux grandes institutions en est une. Quelles que soient les qualités des directeurs en place, ils sont souvent à leur poste depuis longtemps. Ils ne se remettent pas assez en cause, n'intègrent pas assez de nouveaux horizons. Pour redonner du souffle à la politique culturelle, il faut de l'imagination. Et cette créativité, elle ne se trouve pas dans l'administration."

Vincent Carry

Depuis 20 ans, la politique du ministère de la Culture ferme la porte aux projets innovants", déplore Vincent Carry.

De la startup à l'artiste isolé

La jeune garde d'artistes, d'acteurs associatifs et de dirigeants de structures trouve son salut dans le développement économique propre, mais reste soutenue par la puissance publique locale. Plusieurs modèles peuvent exister : celui des "incubateurs de startups culturelles", comme le 104Factory aidé par la Ville de Paris, ou la résidence Creatis d'entrepreneurs culturels, à la Gaité lyrique, épaulée par Scintillo, une holding proche d'un fonds d'investissement. Mais ces structures ont des limites : elles accueillent principalement des projets à fort potentiel et souvent tournés vers la "nouvelle économie". Des entreprises comme celle lyonnaise qui a développé Chronoscène, application mobile de réservation de spectacle à la dernière minute.

Pourtant, le secteur culturel représente plus de 157 000 sociétés, dont 60 % sont portées par un artiste isolé qui mène une activité artistique "classique" (Comptes nationaux, Base 2000, Insee, 2010). C'est pour cette population que le 100, établissement culturel solidaire, a été développé. Elle peut ici trouver une oreille attentive. Situé dans le 12e arrondissement de Paris, cet espace industriel de 1 800 m2 est un écosystème à lui tout seul : atelier d'artistes pour diverses activités, lieu de résidence, espace administratif, Fablab, ce grand bâtiment offre également un centre de formation à l'entrepreneuriat culturel. Frédéric de Beauvoir, le directeur du lieu explique :

"L'œuvre ne suffit plus à l'artiste pour vivre. Ce capital symbolique qu'elle constitue doit être consolidé par une diversification, afin de créer une activité économique pérenne."

Pour l'artiste, il s'agit non plus de vivre uniquement de son œuvre, mais aussi de ce qu'il construit autour. L'objectif est de diversifier les sources de revenus pour assurer un niveau de vie suffisant. "Nous accompagnons un plasticien/dessinateur, illustre Frédéric de Beauvoir. Il travaille à Madagascar avec des enfants. Puis, lorsqu'il rentre à Paris, il vend ses productions. Il a donc un double emploi : celui d'artiste et celui équivalent à un travailleur d'organisation à but non lucratif. Il doit en prendre conscience puis valoriser cette deuxième expérience en proposant des conférences", estime le patron du 100. "Le business de la culture nous permet de retrouver, puis de conserver notre indépendance artistique", clame Frédéric de Beauvoir, qui se revendique pourtant libertaire de gauche.

Un entrepreneuriat culturel à plusieurs vitesses ?

Ces différentes formes d'entrepreneuriat culturel - de l'artiste isolé aux grandes industries, en passant par les startups -, peuvent-elles cohabiter et coexister ? "Il existe des interactions entre ces différentes échelles d'entrepreneurs », assure encore Frédéric de Beauvoir. Steven Hearn estime de son côté qu'il est essentiel de renforcer les entreprises de tailles moyennes. Comprendre : à terme, les startups qui atteindront une taille critique.

"Pour le moment, il existe deux grands pôles : les TPE et les grands groupes de l'industrie culturelle. Or, des entreprises de tailles intermédiaires permettraient d'accompagner les petites dans leur développement, et d'être assez fortes pour se dresser contre les majors. Germerait ainsi un modèle de la culture moins dévoyé, moins orienté sur la marchandisation de l'art", détaille Steven Hearn.

C'est aussi pour lutter contre la mainmise des géants mondiaux de l'industrie culturelle et créative, mais aussi pour "renforcer les phénomènes de découvertes culturelles, avec de nouvelles approches innovantes" que Cédric Claquin a co-créé 1D Lab. Laboratoire territorial d'innovation culturelle basé à Saint-Etienne, l'entité aspire à fédérer la filière de l'industrie musicale et "remettre les artistes au cœur du système de rémunération".

Entrepreneuriat culturel

"Les artistes constituent encore la base de la culture. Cette population est sans doute celle qui a le plus l'habitude de prendre des risques" , souligne Steven Hearn. Crédits : Popyatwork

Elle développe une gouvernance collective innovante en épousant depuis 2014, le statut de société coopérative d'intérêt collectif. Au total, 38 structures se fédèrent dans cet écosystème, où se mêlent organisations professionnelles, collectivités publiques, entreprises privées, laboratoire de recherche, structures de financements et bibliothèques. L'organisation offre des solutions innovantes comme 1D Touch : une plateforme mondiale de streaming basée sur un modèle BtoBtoC. Elle fonde aussi un nouveau modèle de rémunération "équitable et transparent", la contribution créative territoriale, qui semble porter ses fruits : en 2016, la coopérative devrait rémunérer le titre de l'artiste 10 centimes d'euros, contre en moyenne 0,003 centime pour les mastodontes comme Spotify. Un système qui permet l'essor des groupes émergents et l'innovation culturelle.

La culture comme vecteur d'innovation

L'innovation constitue l'un des points forts sur lequel peut capitaliser le secteur. "La culture est porteuse d'innovation, mais pas uniquement au sens technologique du terme. Elle favorise des innovations sociales, de services, d'usages", explique Philippe Tilly, conseiller financement au ministère de la Culture. Pourquoi ? "Les artistes constituent encore la base de la culture. Cette population est sans doute celle qui a le plus l'habitude de prendre des risques", affirme Steven Hearn. Et c'est bien connu, la prise de risque est le ferment de l'entrepreneuriat et de l'innovation.

Ce terreau favorable aux nouveaux usages attire l'attention des grandes entreprises. Ces dernières sont parfois en manque d'agilité, alors que les startups culturelles n'agissent pas en silo isolé. Elles fonctionnent en transversalité avec de nombreux secteurs : "Nous sommes des défricheurs de tendance. Nous décodons les processus de création. C'est notre métier", affirme Vincent Carry. Cette nouvelle relation entreprise-artiste permet de nouvelles solutions de financement pour la culture, à l'instar du studio Bright. Ce dernier imagine notamment des projets au croisement de l'art et de la communication corporate. Une stratégie qui donne la possibilité aux artistes spécialisés dans les arts numériques de financer leur œuvre et d'être rémunérés pour leur travail. L'entreprise, de son côté, remet l'art au sein de sa structure, et procède à une veille sur les nouvelles technologies numériques qu'elle pourrait ensuite utiliser dans son business.

"En observant notre évolution, elles organisent leur survie, assure Steven Hearn. Scruter nos actions leur permet d'identifier les signaux faibles qui pourraient constituer, demain, de nouveaux marchés." Preuve à valeur d'exemple, le festival Nuits Sonores proposait, dès le début des années 2000, un système de chambres partagées. Quelques années plus tard naissait la licorne américaine Airbnb. Et si le mariage entre culture et sphère économique permettait à la France de créer le géant de demain ?

                                                                              Maxime Hanssen

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Commentaire 1
à écrit le 21/11/2016 à 10:12
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Oui mais le problème est que l'artiste le plus crédible est forcément détaché de toutes tutelles or que ce soit le public ou le privé, chacun cherche à s'approprier la création et l'innovation pour son compte. Mais l'innovation et la création dis...

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